Preuves par les Juifs VI  – Fragment n° 10 / 15 – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 61’ p. 256 / C2 : p. 471 v°-473

Éditions savantes : Faugère II, 19 ; II, 158, XXXII / Havet XXIV.10  / Michaut 929 et 930 / Brunschvicg 574 et 500 / Le Guern 437 et 438 / Lafuma 472 et 473 (série XI) / Sellier 709 et 710

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Bibliographie

 

 

CHÉDOZEAU Bernard, Port-Royal et la Bible. Un siècle d’or de la Bible en France (1650-1708), Paris, Nolin, 2007.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Grandeur.

 

Ce titre ne semble pas renvoyer à la liasse Grandeur. Le mot s’applique, selon la première phrase, à la religion et non à l’homme. Il faut entendre l’adjectif au sens de qui a la prééminence sur le reste (voir Furetière) : la recherche de la vraie religion est l’une des choses qui sont les plus importantes à l’homme.

 

 La religion est une chose si grande qu’il est injuste que ceux qui ne voudraient pas prendre la peine de la chercher, si elle est obscure, en soient privés.  

 

Le problème est d’un genre assez proche de celui de Preuves par les Juifs VI (Laf. 467, Sel. 704) : Après la corruption dire, il est juste que tous ceux qui sont en cet état le connaissent, et ceux qui s’y plaisent, et ceux qui s’y déplaisent, mais il n’est pas juste que tous voient la rédemption.

Il s’agit bien de savoir si la conduite de Dieu dans la manière dont il se révèle ou se cache à ceux qui ne croit pas est juste ou non.

On peut se demander de quelle manière les éditeurs ont abouti à remplacer injuste par juste. C’est le cas de Havet, XXIV, 10, de Lafuma et de Sellier, qui donnent juste sans commentaire. Cette correction s’entend aisément : on ne comprendrait pas comment Pascal pourrait dire qu’il n’est pas juste que ceux qui refusent de chercher soient privés de la religion ; il exprime en plusieurs endroit l’idée contraire, qui découle du reste directement des principes augustiniens. Voir sur ce point les Écrits sur la grâce, III, Traité de la prédestination, 2, OC III, éd. J. Mesnard, p. 781 sq., qui montre en quel sens, comme causes secondes, les hommes sont responsables de leur salut. Par conséquent, il ne peut qu’être juste que les incrédules paresseux, subissant l’effet de leur propre paresse, soient privés de la connaissance de la vraie religion. Voir aussi Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 521 sq.

Le défaut de cette correction est qu’elle contredit expressément la leçon des Copies.

M. Le Guern, qui donne injuste, conformément à la Copie, explique, Œuvres complètes, Pléiade, II, p. 1470, que la correction en juste ne s’impose pas si on voit dans ce texte une esquisse de dialogue entre le libertin et l’apologiste. Dans cette hypothèse, la leçon injuste se comprend. On peut en effet interpréter la première phrase comme une objection de l’incrédule. La religion est une chose très importante pour l’homme ; si elle est obscure, il devient injuste que ceux qui ne veulent pas la chercher en soient privés. Il est injuste en effet de rendre une chose nécessaire inaccessible à ceux qui en ont besoin en lui ajoutant de l’obscurité : ce sont ceux qui refusent de chercher dans le noir qui ont raison.

La seconde phrase est la réponse prise des principes du christianisme : Pascal répond que l’objection proposée ne porte pas.

On part du principe, que Pascal prête à l’adversaire : la religion est obscure. C’est une idée que Pascal ne peut pas récuser, puisque c’est un de ses propres principes (voir le dossier thématique sur le Dieu caché). Dans ces conditions, on peut comprendre que certains esprits refusent de la chercher. Mais la religion est une chose si grande qu’elle touche à notre tout : voir Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) : Il ne s’agit pas ici de l’intérêt léger de quelque personne étrangère, pour en user de cette façon ; il s’agit de nous-mêmes, et de notre tout. Par conséquent il est juste que tout homme la connaisse, et injuste qu’elle demeure cachée même à ceux qui ne la cherchent pas.

Voir le dossier thématique Recherche de Dieu.

 

De quoi se plaint‑on donc si elle est telle qu’on la puisse trouver en la cherchant ?

 

L’incise si elle est obscure n’est pas entre virgules dans la copie. Entendre : si l’on part du principe que la religion est obscure (ce qu’elle est effectivement).

La réponse de Pascal repose sur deux principes, 1. Que la religion est obscure, 2. Que son importance est si vitale que les hommes doivent pouvoir la connaître. Selon Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), que l’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est ; et par conséquent la paresse dans la recherche est injustifiable : Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu’en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet. De sorte que notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d’où dépend toute notre conduite.

Or il est possible de trouver la vraie religion, à condition de la chercher. La condition de l’homme n’est donc pas injuste, à condition qu’ils acceptent de se mettre en recherche.

Le dialogue de ce fragment est conforme à la règle que Pascal pose dans le fragment Laf. 669, Sel. 548. Il faut, en tout dialogue et discours, qu’on puisse dire [à] ceux qui s’en offensent : De quoi vous plaignez‑vous ?

 

L’intelligence des mots de bien et de mal.

 

Note difficile à expliquer, en raison de son caractère elliptique.

Plusieurs éditeurs (Brunschvicg, Lafuma, Le Guern) renvoient au passage de la Genèse, III, 4-5, où le serpent tente Adam et Ève par la perspective de la connaissance du bien et du mal : « Dixit autem serpens ad mulierem [...] eritis sicut dii, scientes bonum et malum ». Cette formule revient dans la Pensée n° 8H-19T (recto) (Laf. 919, Sel. 751) : Eritis sicut dii scientes bonum et malum ; tout le monde fait le Dieu en jugeant : cela est bon ou mauvais et s’affligeant ou se réjouissant trop des événements.

On peut cependant rapprocher ce texte de quelques autres passages pascaliens, par exemple du fragment Laf. 634, Sel. 527. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs, C’est un excellent couvreur, dit-on, et en parlant des soldats : ils sont bien fous, dit-on, et les autres au contraire : il n’y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. À force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers et mépriser tous les autres on choisit. Car naturellement on aime la vertu et on hait la folie ; ces mots mêmes émeuvent ; on ne pèche qu’en l’application. L’intelligence des mots de bien et de mal ne pose aucun problème : chacun approuve le bien et hait le mal. Mais les disputes commencent lorsque l’on cherche à déterminer ce qui, concrètement, est bien ou mal.

Miracles III (Laf. 905, Sel. 450). Pyrrhonisme. Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie. La vérité essentielle n'est point ainsi, elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la détruit et l'anéantit. Rien n'est purement vrai et ainsi rien n'est vrai en l'entendant du pur vrai. On dira qu'il est vrai que l'homicide est mauvais : oui, car nous connaissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon ? La chasteté ? Je dis que non, car le monde finirait. Le mariage ? non, la continence vaut mieux. De ne point tuer ? non, car les désordres seraient horribles, et les méchants tueraient tous les bons. De tuer ? non, car cela détruit la nature. Nous n'avons ni vrai, ni bien que en partie, et mêlé de mal et de faux.

C’est en un sens tout le problème de la casuistique qui est ici implicitement évoqué : tout le monde s’accorde sur les mots de bien et de mal pris dans leur sens le plus général, mais les casuistes parviennent à brouiller si bien les notions particulières qu’ils parviennent à ôter aux fidèles l’intelligence qu’ils ont naturellement des mots de bien et de mal.