Preuves par les Juifs VI  – Fragment n° 3 / 15 – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 55 p. 253-253 v° / C2 : p. 469 v°

Éditions savantes : Faugère II, 157, XXVIII / Havet XXIV.6  / Brunschvicg 584 / Le Guern 429 / Lafuma 461 (série XI) / Sellier 700

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Bibliographie

 

 

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993.

MIEL Jan, Pascal and theology, The John Hopkins Press, Baltimore and London, 1969.

PASCAL Blaise, Œuvres complètes, III, éd. J. Mesnard, Notice des Écrits sur la grâce, Paris, Desclée de Brouwer, 1991, p. 592 sq.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Le monde subsiste pour exercer miséricorde et jugement,

 

Dans ce fragment Pascal aborde un problème rarement envisagé, savoir la justification de la subsistance du monde (et non la raison de son existence). Pourquoi le monde subsiste-t-il et perdure-t-il depuis sa création ?

Il s’oppose implicitement à l’idée que le monde subsiste seulement pour chanter la gloire de Dieu. Voir Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690) : Si le monde subsistait pour instruire l’homme de Dieu, sa divinité y reluirait de toutes parts d’une manière incontestable, mais comme il ne subsiste que par Jésus-Christ, et pour Jésus-Christ et pour instruire les hommes et de leur corruption et de leur rédemption tout y éclate des preuves de ces deux vérités.

L’explication qu’il propose ne relève en rien de la métaphysique abstraite, et n’invoque aucun des attributs invoqués classiquement, ni la puissance ni la nécessité de création essentielle à la nature de Dieu.

Pascal envisage la question dans la perspective de la théologie de la grâce et du jugement : en fait, le monde subsiste pour donner à Jésus-Christ le moyen de découvrir aux hommes la vérité sur eux-mêmes. Dieu a besoin du temps pour permettre que l’homme, qui a été corrompu dans les premiers moments du monde, puisse lui donner lieu d’exercer sa justice et sa miséricorde. Le monde est rempli de coupables qui persistent dans le mal, et de saints que Dieu veut sauver lors du jugement dernier. Il faut donc laisser aux hommes le temps de répondre, bien ou mal, à la grâce divine. Le temps dans lequel le monde subsiste est donc, pour Pascal, la durée dans laquelle la grâce réalise le plan salvifique de Dieu.

La subsistance du monde est donc assurée « par Jésus-Christ, et pour Jésus-Christ ». Dans le fragment Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690), Pascal envisage la question de cette subsistance dans la supposition où le monde ne disposerait pas de cet appui : Sans Jésus‑Christ, le monde ne subsisterait pas ; car il faudrait, ou qu’il fût détruit, ou qu’il fût comme un enfer.

Privé de sa raison d’être, il serait voué à la disparition, ou bien, livré à la méchanceté des hommes sans perspective de salut, il ressemblerait à l’enfer. L’ambiance de cet enfer est peinte dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 434, Sel. 686). Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant l’un l’autre avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 319 sq., et p. 328-329, sur la nature du tragique des Pensées, qui se rattache à l’idée de misère.

Grâce au Christ, le monde n’est donc pas un enfer.

Voir plus bas, sur la miséricorde divine.

 

non pas comme si les hommes y étaient sortant des mains de Dieu,

 

L’homme n’est aujourd’hui plus dans le même état qu’avant le péché originel. Si le monde se trouvait dans l’état où étaient les hommes lorsque Dieu les a créés, il serait semblable au paradis terrestre. L’état de nature innocente, c’est-à-dire de l’homme tel que Dieu l’a créé, avant que le péché originel ne le corrompe, est décrit dans les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, III, § 2.

« Dieu a créé le premier homme, et en lui toute la nature humaine.

Il l’a créé juste, sain, fort.

Sans aucune concupiscence.

Avec le libre arbitre également flexible au bien et au mal.

Désirant sa béatitude, et ne pouvant pas ne pas la désirer.

3. Dieu n’a pu créer aucun des hommes avec la volonté absolue de les damner.

Dieu n’a pas créé les hommes avec la volonté absolue de les sauver.

Dieu a créé les hommes dans la volonté conditionnelle de les sauver tous généralement s’ils observaient ses préceptes.

Sinon, de disposer d’eux comme maître, c’est-à-dire de les damner ou de leur faire miséricorde suivant son bon plaisir.

4. L’homme innocent et sortant des mains de Dieu ne pouvait, quoique fort et sain et juste, observer les commandements sans grâce de Dieu.

Dieu ne pouvait avec justice imposer des préceptes à Adam et aux hommes innocents sans leur donner la grâce nécessaire pour les accomplir.

Si les hommes en leur création n’avaient eu une grâce suffisante et nécessaire pour accomplir les préceptes, ils n’auraient point péché en les transgressant.

5. Dieu donna à Adam une grâce suffisante, c’est-à-dire outre laquelle aucune autre n’était nécessaire pour accomplir les préceptes et demeurer dans la justice. Par le moyen de laquelle il pouvait persévérer ou ne persévérer pas, suivant son bon plaisir.

De sorte que son libre arbitre pouvait, comme maître de cette grâce suffisante, la rendre vaine ou efficace, suivant son bon plaisir.

Dieu laissa et permit au libre arbitre d’Adam le bon ou le mauvais usage de cette grâce.

6. Si Adam, par le moyen de cette grâce, eût persévéré, il eût mérité la gloire, c’est-à-dire d’être éternellement confirmé en grâce sans péril de pécher jamais : comme les bons Anges l’ont mérité par le mérite d’une grâce pareille.

Et chacun de ses descendants fût né dans la justice, et avec une grâce suffisante pareille à la sienne, par laquelle il eût pu ou persévérer, ou non, suivant son bon plaisir, et mériter, ou non, la gloire éternelle, comme Adam. »

Dans cet état, il n’y aurait pas besoin que Dieu exerce sa miséricorde, mais seulement sa justice, récompensant les hommes selon leurs mérites.

 

mais comme des ennemis de Dieu auxquels il donne par grâce

 

Ennemis de Dieu : entendre que la concupiscence rend les hommes contraires à Dieu. Par suite, les passions sont les ennemis du chrétien :

Loi figurative 24 (Laf. 269, Sel. 300). Il y en a qui voient bien qu’il n’y a pas d’autre ennemi de l’homme que la concupiscence qui les détourne de Dieu, et non pas des (ennemis), ni d’autre bien que Dieu, et non pas une terre grasse. Ceux qui croient que le bien de l’homme est en sa chair et le mal en ce qui le détourne des plaisirs des sens, qu’ils s’en soûlent et qu’ils y meurent. Mais ceux qui cherchent Dieu de tout leur cœur, qui n’ont de déplaisir que d’être privés de sa vue, qui n’ont de désir que pour le posséder et d’ennemis que ceux qui les en détournent, qui s’affligent de se voir environnés et dominés de tels ennemis, qu’ils se consolent, je leur annonce une heureuse nouvelle ; il y a un libérateur pour eux ; je le leur ferai voir ; je leur montrerai qu’il y a un Dieu pour eux ; je ne le ferai pas voir aux autres. Je ferai voir qu’un Messie a été promis pour délivrer des ennemis, et qu’il en est venu un pour délivrer des iniquités, mais non des ennemis.

Par grâce : c’est-à-dire gratuitement, par le seul motif de sa miséricorde, et sans que cette miséricorde soit causée par aucun mérite de la part de l’homme. Comme le péché a refusé, par le péché originel, de subsister dans la condition heureuse qui était la sienne à sa création, selon le Traité de la prédestination, 3, § 12, « tous les hommes étant dans cette masse corrompue également dignes de la mort éternelle et de la colère de Dieu, Dieu pouvait avec justice les abandonner tous sans miséricorde à la damnation ». Cependant, par l’effet de sa pure bonté, toute gratuite, il a accordé à l’homme de pouvoir échapper à cette condition misérable : « néanmoins il plaît à Dieu de choisir, élire et discerner de cette masse également corrompue, et où il ne voyait que de mauvais mérites, un nombre d’hommes de tout sexe, âges, conditions, complexions, de tous les pays, de tous les temps, et enfin de toutes sortes. »

Aussi, selon le Traité de la prédestination, 3, § 12, « Dieu a discerné ses élus d’avec les autres par des raisons inconnues aux hommes et aux anges et par une pure miséricorde sans aucun mérite [...]. Dieu, par une volonté absolue et irrévocable, a voulu sauver ses élus, par une bonté purement gratuite, et qu’il a abandonné les autres à leurs mauvais désirs où il pouvait avec justice abandonner tous les hommes. »

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 268 sq. Miséricorde de Dieu et discernement : Dieu discerne dans la masse ceux qu’il veut sauver, par une miséricorde toute gratuite.

Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, p. 186 sq. Unité éminente de la miséricorde et de la justice : p. 186 sq. La miséricorde n’est pas en Dieu une émotion, mais une action de sa volonté qui se confond avec sa justice en une unité supérieure (alors qu’en l’homme la miséricorde supprime la justice dans la mesure où elle renonce à une sanction légitime). S’affliger sur la misère d’autrui ne convient pas à la nature de Dieu, mais agir pour que cette misère disparaisse lui convient au plus haut degré. Le Christ, comme sauveur des pécheurs, est le représentant de la miséricorde infinie de Dieu à l’égard des misères morales des hommes.

Dans son commentaire du chapitre III de la Genèse, Sacy, s’inspirant de saint Augustin, insiste sur le fait que la bonté de Dieu, apparente dans le rachat du péché, est d’autant plus grande qu’elle a paru avec un souverain pouvoir.

François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, II, IV, Œuvres, Pléiade, p. 422-423. Raisons de la miséricorde de Dieu envers les hommes, plus grande qu’envers les anges.

Voir Preuves par discours III (Laf. 438, Sel. 690). Que si la miséricorde de Dieu est si grande qu’il nous instruit salutairement, même lorsque il se cache, quelle lumière n’en devons‑nous pas attendre lorsqu’il se découvre ?

La miséricorde et le jugement de Dieu sont évoqués conjointement dans le fragment Laf. 774, Sel. 638. Comme les deux sources de nos péchés sont l’orgueil et la paresse, Dieu nous a découvert deux qualités en lui pour les guérir, sa miséricorde et sa justice. Le propre de la justice est d’abattre l’orgueil, quelque saintes que soient les œuvres, et non intres in judicium, etc., et le propre de la miséricorde est de combattre la paresse en invitant aux bonnes œuvres selon ce passage : La miséricorde de Dieu invite à pénitence, et cet autre des Ninivites : faisons pénitence pour voir si par aventure il aura pitié de nous. Et ainsi tant s’en faut que la miséricorde autorise le relâchement que c’est au contraire la qualité qui le combat formellement. De sorte qu’au lieu de dire : s’il n’y avait point en Dieu de miséricorde il faudrait faire toutes sortes d’efforts pour la vertu ; il faut dire au contraire, que c’est parce qu’il y a en Dieu de la miséricorde qu’il faut faire toutes sortes d’efforts.

 

assez de lumière pour revenir s’ils le veulent chercher et le suivre,

 

Brunschvicg, GEF XIV, p. 27, signale le caractère elliptique de la phrase : assez de lumière pour qu’ils reviennent…, mais aussi assez de lumière pour qu’ils soient punis. L’ellipse ne nuit pas à la clarté.

Voir le dossier thématique sur la recherche de Dieu.

Voir le dossier sur le Deus absconditus. Dieu se cache pour que l’homme le cherche et le suive. Si Dieu se découvrait toujours, la foi ne serait pas nécessaire, ni même possible.

Fondement 19 (Sel. 274). Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire.

Preuves par discours III (Laf. 438, Sel. 690). Que si la miséricorde de Dieu est si grande qu’il nous instruit salutairement, même lorsque il se cache, quelle lumière n’en devons‑nous pas attendre lorsqu’il se découvre ?

S'ils le veulent chercher : cette clause renvoie implicitement aux Écrits sur la grâce, et particulièrement à la Lettre sur la possibilité des commandements, qui vise à montrer que la grâce efficace de Dieu cause non pas seulement le faire, c’est-à-dire la recherche elle-même, mais aussi le vouloir, c’est-à-dire la volonté de chercher. La deuxième rédaction du Traité de la prédestination, 2, Début du Traité, rédaction élaborée, OC III, éd. J. Mesnard, p. 781-782, précise que la volonté de Dieu est toujours « la maîtresse, la dominante, la source, le principe et la cause » de celle de l’homme. Celle qui est « dominante et maîtresse de l'autre » doit être « considérée comme unique en quelque sorte : non pas qu'elle le soit, mais parce qu'elle enferme le concours de la volonté suivante ». Quant à la volonté suivante, elle « est telle qu'on peut dire en un sens que l'action provient d'elle, puisqu'elle y concourt, et en un sens qu'elle n'en provient pas, parce qu'elle n'en est pas l'origine » ; mais elle n’est pas nulle et inefficace pour autant (ce qui distingue l’augustinisme du calvinisme).

GEF XIV, p. 27-28, voit dans ce passage « le dogme fondamental du jansénisme, opposé aux théologies pélagiennes ». Sur ce problème, autour duquel tourne la controverse entre augustiniens et molinistes, voir : 

Miel Jan, Pascal and theology, p. 64 sq.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 229 sq.

 

mais pour les punir s’ils refusent de le chercher ou de le suivre.

 

Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, 2, § 16, OC III, éd. J. Mesnard, p. 784.

« Et tous ceux à qui cette grâce n’est pas donnée, ou n’est pas donnée jusqu’à la fin, demeurent tellement chatouillés et charmés par leur concupiscence, qu’ils aiment mieux infailliblement pécher que ne pécher pas, par cette raison qu’ils y trouvent plus de satisfaction ;

Et ainsi, mourant en leurs péchés, méritent la mort éternelle, puisqu’ils ont choisi le mal par leur propre et libre volonté.

17. De sorte que les hommes sont sauvés ou damnés, suivant qu’il a plu à Dieu de les choisir pour leur donner cette grâce dans la masse corrompue des hommes, dans laquelle il pouvait avec justice les abandonner tous.

Tous les hommes étant également coupables de leur part, lorsque Dieu les a discernés. »