Pensées diverses I – Fragment n° 19 / 37 – Papier original : RO 137-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 96 p. 337 v°  / C2 : p. 289 v°

Éditions de Port-Royal : Chap. XVIII - Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres : 1669 et janvier 1670 p. 140 / 1678 n° 10 p. 139

Éditions savantes : Faugère II, 205, XXVIII / Havet XX.6 / Brunschvicg 575 / Tourneur p. 79-1 / Le Guern 486 / Lafuma 566 (série XXIII) / Sellier 472

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Bibliographie

 

 

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, « La lumière immobile. L’univers biblique d’un catholique sous Louis XIV », in Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal, Paris, Champion, 2008.

 

Sur les clartés et obscurités dans l’Écriture, voir la liasse Loi figurative et les références qui y figurent.

 

 

Éclaircissements

 

Sur la forme du texte, on peut consulter Susini Laurent, L’écriture de Pascal, p. 614. Figures de répétition et brièveté.

 

Tout tourne en bien pour les élus.

 

Sur le manuscrit, le mot bien est tracé un peu au-dessus de la ligne, sans qu’une raison apparente semble le justifier.

Il s’agit d’une quasi citation de saint Paul, Épître aux Romains, VIII, 28. « Or nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qu’il a appelés selon son décret pour être saints ». Commentaire de Port-Royal : « Dans cette disposition si chrétienne que le Saint-Esprit inspire aux saints, de ne demander à Dieu que ce qui est conforme à sa volonté, ce qui doit les combler de consolation, c’est que quelque chose qui leur puisse arriver, tout contribue par un ordre et par une dispensation admirable de la Providence, au bien ; et particulièrement au bien souverain, qui est la salut éternel de ceux qui aiment Dieu, c’est-à-dire de ceux qui sont soumis à sa volonté pour souffrir toutes les afflictions qui leur arrivent en sa considération. Car, comme on l’a remarqué, c’est de ceux-là dont l’Apôtre parle plus particulièrement dans cette épître, quoique ce qu’il dit ici soit généralement vrai de tous les prédestinés ».

Saint Augustin, La cité de Dieu, I, Bibliothèque augustinienne, p. 223. Voir XI, p. 85 : Dieu se sert des volontés mauvaises, du diable même, pour le bien. Voir XII, p. 159, et XIII, p. 403 : Dieu a permis au mal d’exister pour montrer combien la justice du Créateur peut en faire bon usage. Voir XIV, p. 417 : utile aux orgueilleux de tomber en quelque péché évident qui les amène à se déplaire ; XVIII, p. 667 : les hérésies sont utiles parce que tout coopère au bien.

Saint Augustin, De liberio arbitrio libri tres, III, 9, 26, in Œuvres, 6, Dialogues philosophiques, III, Bibliothèque augustinienne, p. 432-433 : « Quapropter si ad miseriam nisi peccando non pervenit anima, etiam peccata nostra necessaria sunt perfectioni universitatis quam condidit Deus » ; « Par conséquent, si l’âme ne tombe dans le malheur qu’en péchant, nos péchés aussi sont nécessaires à la perfection de l’univers que Dieu a créé ». Voir aussi saint Augustin, De doctrina christiana, III, XXIII, 33.

OC III, éd. J. Mesnard, p. 611. La formule expliquée par la théologie de la grâce. Par la chute de ceux qui tombent les élus sont tenus dans la crainte, source de l’humilité.

Orcibal Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, Paris, Vrin, 1962, p. 183-184. « Quand l’homme est des amis de Dieu et des élus de Dieu, tout ce qui lui arrive de mal, d’absence, de privations, de séparation d’amis... lui est meilleur que le contraire, les incrédulités mêmes lui profitent comme à saint Thomas pour ne rien dire des péchés de résistance qu’on lui fait, de l’interruption de ses plus saints ouvrages. Les faveurs sensibles de Dieu gâtent les réprouvés et profitent aux élus, celles que saint Thomas a reçues en particulier l’ont fait aller plus loin que les autres, pour dire ce qu’il avait vu et les particulières faveurs qu’il avait reçues : elles furent plus grandes que celles de ceux qui avaient vu Jésus-Christ sur le Thabor. » Voir p. 191 : « les œuvres morales de certaines personnes et celles de Corneille profitent, puisque les péchés profitent lorsqu’il plaît à Dieu de s’en servir ».

Preuves par discours III (Laf. 446, Sel. 690). S’il n’y avait point d’obscurité, l’homme ne sentirait pas sa corruption ; s’il n’y avait point de lumière, l’homme n’espérerait point de remède. Ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous que Dieu soit caché en partie, et découvert en partie, puisqu’il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu.

 

Jusqu’aux obscurités de l’Écriture, car ils les honorent à cause des clartés divines.

 

Pascal considère ici la question sous un angle restreint, qui est la compréhension des Écritures. Mais on peut élargir l’application de cette maxime. Sur les clartés et obscurités dans l’Écriture, voir la liasse Loi figurative.

Sellier Philippe, “La lumière immobile. L’univers biblique d’un catholique sous Louis XIV”, in Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012, p. 207 sq. Clartés et obscurités dans l’Écriture. Voir aussi Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 382 sq.

Les Préfaces de la Bible de Port-Royal traitent amplement de ce point. Voir Chédozeau Bernard, L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV, La Bible de Port-Royal, Paris, Champion, 2013, 2 vol.

 

Et tout tourne en mal pour les autres jusqu’aux clartés, car ils les blasphèment à cause des obscurités qu’ils n’entendent pas.

 

Blasphème : crime énorme qui se commet contre la divinité par des paroles ou des sentiments qui choquent sa majesté, ou les mystères de la vraie religion. Blasphémer : parler contre Dieu et la religion. Furetière rappelle l’étymologie grecque du mot, qui signifie blesser l’honneur et la réputation. L’opposition est donc exacte avec le verbe honorer, dans les lignes précédentes.

Ils les blasphèment à cause des obscurités qu’ils n’entendent pas : l’ignorance du sens des Écritures fait que les méchants se moquent d’elles, parce qu’ils ne voient pas que leurs contradictions ne sont qu’apparentes, et qu’ils les méprisent parce qu’ils les prennent pour des sottises.

Sur les clartés et obscurités dans l’Écriture, voir la liasse Loi figurative.

Sellier Philippe, “La lumière immobile. L’univers biblique d’un catholique sous Louis XIV”, in Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., p. 207 sq. Clartés et obscurités dans l’Écriture.

Nicole Pierre, Perpétuité de la foi, p. 150. S’il n’y avait pas d’obscurités, il n’y aurait pas d’hérésies. Or il faut qu’il y en ait. Oportet haereses esse. Voir saint Augustin, De doctrina christiana, III, XXIII, 46, Bibliothèque augustinienne, p. 301, qui cite I Cor, XI, 19. Voir le dossier thématique sur l’Hérésie.

Saint Augustin, La cité de Dieu, I, Bibliothèque augustinienne, p. 223. Voir XVIII, p. 667 : les hérésies sont utiles parce que tout coopère au bien.

Pascal prend le principe en un sens sévère : on pourrait entendre que le mal même sert au bout du compte au bien des méchants aussi, en les humiliant ou en leur révélant leur misère : saint Augustin dit bien qu’il peut être utile aux orgueilleux de tomber en quelque péché évident qui les amène à se déplaire. Mais Pascal l’entend apparemment en un sens plus strict : le mal peut servir aux bons, comme leçon ou comme épreuve, mais ne fait qu’enfoncer les réprouvés dans leur méchanceté.

Cette idée est amplement développée dans le fragment Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). Ils blasphèment ce qu’ils ignorent. La religion chrétienne consiste en deux points ; il importe également aux hommes de les connaître et il est également dangereux de les ignorer ; et il est également de la miséricorde de Dieu d’avoir donné des marques des deux. Et cependant ils prennent sujet de conclure qu’un de ces points n’est pas, de ce qui leur devrait faire conclure l’autre. [...] Et sur ce fondement, ils prennent lieu de blasphémer la religion chrétienne, parce qu’ils la connaissent mal. Ils s’imaginent qu’elle consiste simplement en l’adoration d’un Dieu considéré comme grand et puissant et éternel ; ce qui est proprement le déisme, presque aussi éloigné de la religion chrétienne que l’athéisme, qui y est tout à fait contraire. Et de là ils concluent que cette religion n’est pas véritable, parce qu’ils ne voient pas que toutes choses concourent à l’établissement de ce point, que Dieu ne se manifeste pas aux hommes avec toute l’évidence qu’il pourrait faire. Mais qu’ils en concluent ce qu’ils voudront contre le déisme, ils n’en concluront rien contre la religion chrétienne, qui consiste proprement au mystère du Rédempteur, qui unissant en lui les deux natures, humaine et divine, a retiré les hommes de la corruption et du péché pour les réconcilier à Dieu en sa personne divine.

Le présent fragment est en relation avec les idées de Pascal sur l’interprétation, mais aussi avec la morale chrétienne. L’erreur, qui est en un sens purement intellectuelle, qui consiste à ne pas savoir saisir, à travers les contradictions du sens littéral des Écritures, leur sens spirituel, conduit à une attitude morale de mépris et de blasphème qui accroît la culpabilité des ennemis de Dieu. Mais ce n’est qu’un accroissement d’une culpabilité préexistante : car s’ils méconnaissent le sens spirituel des figures, c’est que leur cœur est essentiellement charnel. L’erreur qui conduit au blasphème, n’est purement intellectuelle qu’en apparence, elle s’enracine dans le cœur mauvais.

 

Clair-obscur

 

Pascal précise l’idée dans le fragment Fondement 13 (Laf. 236, Sel. 268) en soulignant que ni la clarté ni l’obscurité ne sont complètes, et que, dans les deux cas, il faut plutôt parler de clair-obscur. Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d’obscurité pour les humilier. Il y a assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables. L’obscurité qui sert aux élus, parce qu’elle leur donne l’humilité, n’est pas complète : ils trouvent dans les Écritures des parties claires qui leur dévoilent la vérité. Quant aux autres, l’obscurité où ils se trouvent n’est pas complète non plus : comme il y a dans les Écritures des contradictions apparentes qui devraient leur donner à réfléchir, leur erreur et leurs blasphèmes sont privés de toute excuse.

Preuves par discours III (Laf. 444, Sel. 690). Il est donc vrai que tout instruit l’homme de sa condition, mais il le faut bien entendre : car il n’est pas vrai que tout découvre Dieu, et il n’est pas vrai que tout cache Dieu. Mais il est vrai tout ensemble qu’il se cache à ceux qui le tentent, et qu’il se découvre à ceux qui le cherchent, parce que les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu et capables de Dieu : indignes par leur corruption, capables par leur première nature.