Pensées diverses I – Fragment n° 26 / 37 – Papier original : RO 142-9

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 100 p. 341  / C2 : p. 293 v°

Éditions savantes : Faugère II, 373, XXXVIII / Havet XXV.192 / Brunschvicg 567  / Tourneur p. 80-2 / Le Guern 493 / Lafuma 576 (série XXIII) / Sellier 479

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Bibliographie

 

 

Voir la bibliographie de la liasse Contrariétés.

Voir le dossier thématique Schisme, hérésie.

 

ALEXANDRESCU Vlad, Le paradoxe chez Blaise Pascal, Berne-Berlin-Francfort, Peter Lang, 1997.

CARRAUD Vincent, Pascal et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1992.

GOLDMANN Lucien, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955.

LEDUC-FAYETTE Denise, “La catégorie pascalienne de l’hérésie”, in XVIIe siècle : Mersenne, Descartes, Pascal, Spinoza, Leibniz, Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 23, avril-juin 1995, p. 211-228.

MESNARD Jean, “Discontinuité, contrariété, répétition : un modèle de l’écriture pascalienne”, in L’intelligence du passé. Les faits, l’écriture et le sens, Publications de l’Université de Tours, 1988, p. 409-427.

MICHON Hélène, L’ordre du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2007.

PAVLOVITS Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007.

PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009.

 

 

Éclaircissements

 

Les deux raisons contraires.

 

Voir la présentation de la liasse Contrariétés.

Michon Hélène, L’ordre du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2007, p. 250 sq. Notion de contrariété chez Pascal.

Carraud Vincent, Pascal et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 141 sq. Le concept de contrariété.

Voir les remarques de Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009, p. 180 sq. Le chapitre XXI, Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l’homme à l’égard de la vérité, du bonheur et de plusieurs autres choses, réunit le propos des liasses VIII, IX et X ; dans l’ensemble de quatorze pages qui en forme la première partie, les éditeurs ont suivi un plan fidèlement conforme au titre : contradiction de l’homme à l’égard de la vérité, puis à l’égard du bonheur.

 

Il faut commencer par là,

 

Commencer par là : c’est en effet ce que pense faire Pascal lorsqu’il prépare son Traité de la prédestination. Il y a des vérités contraires, et dès qu’on ne les maintient pas ensemble, on tombe dans l’une des deux hérésies, pélagienne ou calviniste.

C’est aussi de cette manière qu’il procède dans les dossiers classés des Pensées, en affirmant d’abord la misère, puis la grandeur de l’homme, avant d’en venir à la conciliation des contraires par la Révélation.

Miracles III (Laf. 905, Sel. 450). Pyrrhonisme. Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie. La vérité essentielle n’est point ainsi, elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la déshonore et l’anéantit. Rien n’est purement vrai et ainsi rien n’est vrai en l’entendant du pur vrai. On dira qu’il est vrai que l’homicide est mauvais : oui, car nous connaissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon ? La chasteté ? Je dis que non, car le monde finirait. Le mariage ? non, la continence vaut mieux. De ne point tuer ? non, car les désordres seraient horribles, et les méchants tueraient tous les bons. De tuer ? non, car cela détruit la nature. Nous n’avons ni vrai, ni bien que en partie, et mêlé de mal et de faux.

C’est un paradoxe, car en bonne logique, il y a impossibilité de la coexistence des contraires en un même sujet.

Aristote, Organon, V, Topiques, éd. Tricot, Vrin, p. 77. « Id non est quo posito contraria reperiuntur in eodem subjecto ». Voir p. 71 sq. : Si un des contraires appartient au sujet, l’autre ne lui appartient pas ; si l’un n’appartient pas au sujet, l’autre lui appartient. Double usage de ce lieu pour la confirmation et pour la réfutation : p. 72. Il est impossible que les contraires appartiennent en même temps au même sujet : p. 77. S’il s’agit de montrer que les contraires appartiennent au même sujet, voir Aristote, Topiques, Organon V, éd. Tricot, p. 65 sq.

C’est dans ces termes que Pascal pose le problème de l’homme dans le fragment A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182) : Tant de contradictions se trouveraient-elles dans un sujet simple ? Les contrariétés de l’homme, telles que Pascal les présente, sont des attributs de sa nature qui sont des attributs principaux et essentiels, en ce qu’ils expriment chacun entièrement et chacun à lui seul toute son essence. Autrement dit, pour les philosophes, pour Montaigne par exemple, la vanité (ou sa version tragique, la misère) définissent complètement la nature de l’homme ; et de même pour les stoïciens, la grandeur ou la dignité définissent entièrement la nature humaine. Il y a contrariété dans la mesure où ces attributs sont incompatibles entre eux, la grandeur excluant la misère et vice versa.

Pavlovits Tamás, Le rationalisme de Pascal, p. 201 sq. Les contrariétés et leur accord.

 

sans cela on n’entend rien et tout est hérétique.

 

Le principe paraît être lié à l’apologie que Pascal prépare ; il faut affirmer la grandeur de l’homme, mais ne pas oublier sa misère, mais aussi, lorsque l’on affirme la misère, ne pas oublier la grandeur.

Mais ce fragment ne paraît pas pouvoir concerner directement à l’apologie : la contrariété n’est pas celle des philosophes, entre lesquels il ne peut pas y avoir d’hérésie à proprement parler, mais celle des théologiens ; il s’agit sans doute des opinions contraires sur la grâce et la prédestination, telles qu’elles sont exposées dans les Écrits sur la grâce.

Voir le Traité de la prédestination, 3, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792 sq. Les hérésies des restes des Pélagiens et des calvinistes sont contraires, point par point comme le montre la disposition que Pascal donne à l’exposé de leur doctrine respective. Les deux états de la nature humaine paraissent contraires, mais ce n’est qu’une apparence : saint Augustin discerne deux états successifs de la nature humaine, « et a deux sentiments convenables à ces deux états », ce qui neutralise la contradiction et permet de ne nier aucune des parties contraires.

Preuves par discours III (Laf. 443, Sel. 690). Tous errent d’autant plus dangereusement qu’ils suivent chacun une vérité ; leur faute n’est pas de suivre une fausseté, mais de ne pas suivre une autre vérité.

Cela est vrai sur le pape, dans l’ecclésiologie :

Laf. 604, Sel. 501. Église, pape. Unité - Multitude. En considérant l’Église comme unité le pape qui en est le chef est comme tout ; en la considérant comme multitude le pape n’en est qu’une partie. Les Pères l’ont considérée tantôt en une manière, tantôt en l’autre. Et ainsi ont parlé diversement du pape. [...] Mais en établissant une de ces deux vérités ils n’ont pas exclu l’autre.

On trouve des exemples concrets dans le fragment Laf. 733, Sel. 614. L’Église a toujours été combattue par des erreurs contraires. Mais peut-être jamais en même temps comme à présent, et si elle en souffre plus à cause de la multiplicité d’erreurs, elle en reçoit cet avantage qu’ils se détruisent.

Elle se plaint des deux, mais bien plus des calvinistes à cause du schisme.

 Il est certain que plusieurs des deux contraires sont trompés. Il faut les désabuser.

La foi embrasse plusieurs vérités qui semblent se contredire, temps de rire de pleurer, etc. responde ne respondeas etc.

La source en est l’union des deux natures en Jésus-Christ.

[...] Il y a donc un grand nombre de vérités, et de foi et de morale qui semblent répugnantes et qui subsistent toutes dans un ordre admirable. 

La source de toutes les hérésies, est l’exclusion de quelques-unes de ces vérités

Et la source de toutes les objections que nous font les hérétiques est l’ignorance de quelques-unes de nos vérités

Et d’ordinaire il arrive que ne pouvant concevoir le rapport de deux vérités opposées et croyant que l’aveu de l’une enferme l’exclusion de l’autre, ils s’attachent à l’une, ils excluent l’autre et pensent que nous, au contraire. Or l’exclusion est la cause de leur hérésie ; et l’ignorance que nous tenons l’autre, cause leurs objections.

Second exemple : sur le sujet du saint Sacrement nous croyons que la substance du pain étant changée et transsubstantiée en celle du corps de N. S. Jésus-Christ y est présent réellement : voilà une des vérités. Une autre est que ce sacrement est aussi une figure de celui de la croix, et de la gloire, et une commémoration des deux. Voilà la foi catholique qui comprend ces deux vérités qui semblent opposées.

L’hérésie d’aujourd’hui ne concevant pas que ce sacrement contient tout ensemble et la présence de Jésus-Christ, et sa figure, et qu’il soit sacrifice, et commémoration de sacrifice, croit qu’on ne peut admettre l’une de ces vérités sans exclure l’autre, pour cette raison.

Ils s’attachent à ce point seul que ce sacrement est figuratif, et en cela ils ne sont pas hérétiques. Ils pensent que nous excluons cette vérité. Et de là vient qu’ils nous font tant d’objections sur les passages des pères qui le disent. Enfin ils nient la présence et en cela ils sont hérétiques.

Leduc-Fayette Denise, “La catégorie pascalienne de l’hérésie”, in XVIIe siècle : Mersenne, Descartes, Pascal, Spinoza, Leibniz, Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 23, avril-juin 1995, p. 211-228.

On revient ainsi à la problématique de l’apologie de Pascal : voir Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). La religion chrétienne consiste en deux points ; il importe également aux hommes de les connaître et il est également dangereux de les ignorer ; et il est également de la miséricorde de Dieu d’avoir donné des marques des deux. Et cependant ils prennent sujet de conclure qu’un de ces points n’est pas, de ce qui leur devrait faire conclure l’autre. [...] Elle enseigne donc ensemble aux hommes ces deux vérités : et qu’il y a un Dieu, dont les hommes sont capables, et qu’il y a une corruption dans la nature, qui les en rend indignes. Il importe également aux hommes de connaître l’un et l’autre de ces points ; et il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui l’en peut guérir. Une seule de ces connaissances fait, ou la superbe des philosophes, qui ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des athées, qui connaissent leur misère sans Rédempteur.

Cependant, n’oublier ni la vérité ni la vérité contraire n’implique pas, comme le pensait L. Goldmann, que l’on accepte de se tenir pris dans une contradiction sans solution. Le fragment Laf. 733, Sel. 614 s’achève sur une accroche : Pour savoir si un sentiment est d’un père..., qui revient à l’exigence d’unité et de cohérence de pensée formulée dans Loi figurative 15 (Laf. 260, Sel. 291) : Pour savoir si la loi et les sacrifices sont réalité ou figure il faut voir si les prophètes en parlant de ces choses y arrêtaient leur vue et leur pensée, en sorte qu’ils n’y vissent que cette ancienne alliance, ou s’ils y voient quelque autre chose dont elles fussent la peinture.

Pascal indique expressément que, tout en admettant la nécessité de maintenir les contraires, il faut cependant donner la raison qui les accorde.

Loi figurative 13 (Laf. 257, Sel. 289). Contradiction. On ne peut faire une bonne physionomie qu’en accordant toutes nos contrariétés et il ne suffit pas de suivre une suite de qualités accordantes sans accorder les contraires ; pour entendre le sens d’un auteur il faut accorder tous les passages contraires. Ainsi pour entendre l’Ecriture il faut avoir un sens dans lequel tous les passages contraires s’accordent ; il ne suffit pas d’en avoir un qui convienne à plusieurs passages accordants, mais d’en avoir un qui accorde les passages même contraires. Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent ou il n’a point de sens du tout. On ne peut pas dire cela de l’Ecriture et des prophètes : ils avaient assurément trop de bon sens. Il faut donc en chercher un qui accorde toutes les contrariétés.

La même règle subsiste à l’égard des philosophes.

A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). À P.R. Commencement, après avoir expliqué l’incompréhensibilité. Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme et qu’il y a un grand principe de misère. Il faut encore qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés.

La détermination de cette conciliation des contraires n’empêche pas que, dans le contexte de l’apologie, un certain ordre rhétorique s’impose, conforme aux mouvements de l’âme :

Dossier de travail (Laf. 398, Sel. 17). Les philosophes ne prescrivaient point des sentiments proportionnés aux deux états.

Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure et ce n’est pas l’état de l’homme.

Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure et ce n’est pas l’état de l’homme.

Il faut des mouvements de bassesse, non de nature, mais de pénitence non pour y demeurer mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvements de grandeur non de mérite mais de grâce et après avoir passé par la bassesse.

Les conséquences complexes de ce principe apparaissent dans certains fragments qui paraissent paradoxaux sous la plume de Pascal :

Laf. 786, Sel. 645. S’il y a jamais un temps auquel on doive faire profession des deux contraires c’est quand on reproche qu’on en omet un ; donc les jésuites et les jansénistes ont tort en les celant, mais les jansénistes plus, car les jésuites en ont mieux fait profession des deux.

 

Et même à la fin de chaque vérité il faut ajouter qu’on se souvient de sa vérité opposée.

 

À la fin de chaque vérité : que signifie la fin d’une vérité ? Qu’on en a aperçu toutes les conséquences ? Quand on l’a complètement exposée ?

Sa vérité opposée : la leçon sa s’impose, au lieu de la que donnent plusieurs éditions : il faut entendre la vérité opposée de la vérité dont on a atteint la fin.

Cette maxime est directement liée au principe pédagogique que Pascal formule dans le fragment Laf. 701, Sel. 579. Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe il faut observer par quel côté il envisage la chose car elle est vraie ordinairement de ce côté-là et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela car il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas être trompé, et peut-être que cela vient de ce que naturellement l’homme ne peut tout voir, et de ce que naturellement il ne se peut tromper dans le côté qu’il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies.