Pensées diverses I – Fragment n° 32 / 37 – Papier original : RO 130-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 100 p. 343  / C2 : p. 295 v°

Éditions savantes : Faugère I, 258, XXXIV / Havet XXV.25, 25 bis et 118 bis / Brunschvicg 56 et 15 / Tourneur p. 82-1 / Le Guern 499 / Lafuma 583 et 584 (série XXIII) / Sellier 485

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Bibliographie

 

 

COLLET François, Fait inédit de la vie de Pascal. L’auteur des Provinciales et le chevalier de Méré, Paris, Joubert, 1848.

JUNGO Dom M., Le vocabulaire de Pascal étudié dans les fragments pour une apologie. Contribution à l’étude de la langue de Pascal, Bibliothèque du français moderne, D’Artrey, Paris, 1950.

 

 

Éclaircissements

 

Deviner.

La part que je prends à votre déplaisir.

M. le Cardinal ne voulait point être deviné.

 

Quel cardinal ? Havet, Pensées, 1852, p. 364, pense qu’il s’agit de Mazarin, « qui avait beaucoup d’esprit, et qui causait fort bien ».

Dans la même édition et dans celle de 1866, p. 154, Havet indique que F. Collet, dans un texte intitulé Fait inédit de la vie de Pascal, mentionne le passage de Méré cité plus bas, et conclut que Pascal veut « dire qu’il ne faut pas écrire de ces banalités qu’on peut deviner ». Noter que Collet confond le chevalier de Méré avec Georges Brossin, marquis de Méré. Voir sur ce point GEF IX, p. 212.

Méré, Discours, De la conversation, éd. Boudhors, p. 115. Méré considère la première formule comme commune, voire comme une « platitude risible » (Ph. Sellier) ; « tout le monde (la) sait par cœur ». L’éditeur suggère que Pascal a discuté de ces clichés avec Méré.

Voir la lettre de Melle de Scudéry à la marquise de Montausier d’août 1645, in Correspondance choisie, in Rathery et Boutron, Mademoiselle de Scudéry, sa vie et sa correspondance, Genève, Slatkine, 1971, p. 196-197. Lecteur de Corneille, Pascal se rappelle peut-être aussi le vers du Cid, II 9, « Chimène, je prends part à votre déplaisir ».

Déplaisir : chagrin, tristesse que l’on conçoit d’une chose qui choque, qui déplaît ; ce père a eu le déplaisir de voir mourir tous ses enfants avant lui (Furetière).

Mais la pointe de ce fragment n’est peut-être pas là. Pascal paraît plutôt s’intéresser au verbe deviner. La particularité de l’expression M. le Cardinal ne voulait point être deviné est qu’il ne s’agit pas de deviner une pensée, mais de deviner une personne. Le Dictionnaire de l’Académie donne parmi les définitions du verbe deviner : découvrir une chose cachée, mais il ne propose pas l’expression deviner un homme. Furetière fait de même. En revanche, Richelet mentionne, à côté de conjecturer et de découvrir (deviner les malheurs du temps, deviner l’écriture d’une personne), l’expression « on aime à deviner les autres, mais on n’aime point à être deviné ». Ce n’est que plus tard qu’on trouve deviner une personne, pour signifier pénétrer ses secrets.

Une expression comme La part que je prends à votre déplaisir peut être comprise comme une manière de prétendre deviner les sentiments d’autrui, et se trouver ainsi mal reçue. On se trouve alors dans le cas qu’évoque le fragment Laf. 528, Sel. 454. Je me suis mal trouvé de ces compliments : je vous ai bien donné de la peine, je crains de vous ennuyer, je crains que cela soit trop long. Ou on entraîne, ou on irrite.

Cette remarque s’inscrirait alors dans la perspective du fragment Laf. 529, Sel. 454. Qu’il est difficile de proposer une chose au jugement d’un autre sans corrompre son jugement par la manière de la lui proposer. Si on dit : je le trouve beau, je le trouve obscur ou autre chose semblable, on entraîne l’imagination à ce jugement ou on l’irrite au contraire. Il vaut mieux ne rien dire et alors il juge selon ce qu’il est, c’est-à-dire selon ce qu’il est alors, et selon que les autres circonstances dont on n’est pas auteur y auront mis. Mais au moins on n’y aura rien mis, si ce n’est que ce silence n’y fasse aussi son effet, selon le tour et l’interprétation qu’il sera en humeur de lui donner, ou selon qu’il le conjecturera des mouvements et air du visage, ou du ton de voix selon qu’il sera physionomiste, tant il est difficile de ne point démonter un jugement de son assiette naturelle, ou plutôt tant il en a peu de ferme et stable.

 

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J’ai l’esprit plein d’inquiétude. Je suis plein d’inquiétude vaut mieux.

 

Le Dictionnaire de l’Académie donne de l’adjectif inquiet la définition suivante : qui est dans quelque trouble, dans quelque agitation d’esprit, soit par crainte, soit par irrésolution et incertitude. Il se dit aussi des passions et des mouvements de l’âme. Inquiet signifie aussi qui n’est jamais content de l’état où il se trouve, qui désire toujours quelque changement, et qui par l’agitation de son esprit ne saurait demeurer en place. Inquiétude : trouble, agitation d’esprit, inconstance d’humeur, etc., impatience causée par quelque passion, par quelque indisposition. Ces définitions présentent l’intérêt de justifier le jugement de Pascal sur l’expression j’ai l’esprit plein d’inquiétude : elle comporte une redondance et un pléonasme, puisque l’agitation dont il est question est toujours celle de l’esprit. Noter que Furetière propose un sens plus proche du sens actuel : chagrin, ennui, trouble et affliction d’esprit. Mais il s’agit toujours d’une agitation de l’esprit, dont celle du corps est une conséquence.

 

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Éloquence qui persuade par douceur non par empire, en tyran non en roi.

 

On trouve une idée voisine chez Cardan Jérôme, De sapientia, III, Opera, I, p. 535. « Verum persuadendi artem, hominum reginam, non plus aliis studemus mercede data discere, ut liceat quae velimus cum opportuerit persuadere aliis simul ac impetrare ? Est enim eloquentia quaerens tyrannis occulta : unde etiam Ciceronem Romae regnare aiebant illius invidi, et Romulum Arpinatem appellabant, quod Romulus non solum regnasset sed Romam aedificasset, quam ille natam sub se praedicabat carmine satis ineleganti… »

Pascal écrit dans De l’Esprit géométrique, 2, De l’art de persuader, § 1-2, OC III, éd. J. Mesnard, p. 413, que

« l’art de persuader a un rapport nécessaire à la manière dont les hommes consentent à ce qu’on leur propose, et aux conditions des choses qu’on veut faire croire.

§ 2. Personne n’ignore qu’il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme, qui sont ses deux principales puissances, l’entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir qu’aux vérités démontrées ; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l’agrément.

Cette voie est basse, indigne, et étrangère : aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait profession de ne croire et même de n’aimer que ce qu’il sait le mériter. »

La rhétorique de douceur s’adresse à la volonté, qui fait trouver juste ce qu’elle aime.

Laf. 539, Sel. 458. La volonté est un des principaux organes de la créance, non qu’elle forme la créance, mais parce que les choses sont vraies ou fausses selon la face par où on les regarde. La volonté qui se plaît à l’une plus qu’à l’autre détourne l’esprit de considérer les qualités de celle qu’elle n’aime pas à voir, et ainsi l’esprit marchant d’une pièce avec la volonté s’arrête à regarder la face qu’elle aime et ainsi il en juge par ce qu’il y voit.

Une rhétorique qui ne jouerait que sur la douceur seule en vue de plaire aux auditeurs serait tyrannique parce qu’elle donnerait tout à l’art d’agréer ou de plaire, alors que la véritable fonction de cet art de plaire est de soutenir le raisonnement et l’art de convaincre.

Laf. 667, Sel. 547. Éloquence. Il faut de l’agréable et du réel, mais il faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai.

On croit ordinairement que la douceur est une manière de persuader qui ménage l’interlocuteur et évite de lui imposer ce qui risque de l’indisposer. En réalité, Pascal considère que cette manière de procéder est tyrannique, car l’art de plaire employé seul fait trouver vrai ce qui plaît, mais doit d’abord être démontré.

Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91). Tyrannie. La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres. Ainsi ces discours sont faux, et tyranniques : « Je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis fort donc on doit m’aimer. Je suis... » Et c’est de même être faux et tyrannique de dire : « Il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas. Il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas. »

Voir sur ce sujet le dossier thématique Tyrannie.

Pascal n’est pas le seul à avoir évoqué la tyrannie qui se cache sous la douceur : Corneille l’a fait dans Sertorius (1662), dans la scène où Pompée reproche à Sertorius d’asservir agréablement les peuples :

« Et votre empire en est d’autant plus dangereux,

Qu’il rend de vos vertus les peuples amoureux,

Qu’en assujettissant vous avez l’art de plaire,

Qu’on croit n’être en vos fers qu’esclave volontaire,

Et que la liberté trouvera peu de jour

À détruire un pouvoir que fait régner l’amour » (v. 911-916)

Éloquence qui persuade [...] par empire : Empire, selon Furetière, se dit figurément en morale, de la domination, du pouvoir qu’on a sur quelque chose. Mais il s’agit d’une autorité légitime qui appartient à un souverain qui a droit de régner et d’imposer ses lois. Le Dictionnaire de l’Académie donne une idée plus précise en parlant de commandement, d’autorité.