Pensées diverses I – Fragment n° 33 / 37 – Papier original : RO 129

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 100 p. 343 à 345  / C2 : p. 295 v° à 299

Éditions de Port-Royal :

    Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 338-340 / 1678 n° 37 et 38 p. 333-335

    Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 280-281 / 1678 n° 22 p. 276-278

Éditions savantes : Faugère I, 255, XXVIII ; I, 256, XXIX ; I, 257, XXXII / Havet VII.24 et 25, VI.15 / Brunschvicg 32 à 34 / Tourneur p. 73 / Le Guern 500 / Lafuma 585 à 587 (série XXIII) / Sellier 486

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Bibliographie

 

 

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TOURNEUR Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes, Melun, Rozelle, 1933.

 

 

Éclaircissements

 

Sur l’identification de l’écriture et l’histoire critique du texte, voir Tourneur Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes. 

 

Datation

 

Mesnard Jean, “Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle”, in La Culture au XVIIe siècle, p. 222-223. La date de ces textes est impossible à fixer avec certitude ; J. Mesnard note qu’il y a de fortes chances pour qu’ils soient antérieurs à la publication de l’Epigrammatum delectus.

 

Pascal poète

 

Sur la question de savoir si Pascal a méprisé la poésie, voir Tourneur Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes, p. 50 sq

Sainte-Beuve, Port-Royal, Livre III, ch. IX, éd. M. Leroy, t. II, Pléiade, p. 118 : « si grand que soit Pascal, il y a mille choses vraies et grandes dans lesquelles, soit à cause de son temps, soit surtout à cause de sa nature [...], il n’entre pas et n’a pas l’idée d’entrer. Énumérons un peu : il ne sent pas la poésie, il la nie ; et la poésie est toute une partie essentielle de l’homme, même de l’homme religieux. Il étudie, il sonde et scrute la nature, il la contemple dans ses abîmes ; il ne la sent guère que pour s’en effrayer. Il n’y voit pas le symbole, le miroir vivant de l’Univers visible (tanquam per speculum), une occasion de parabole perpétuelle, ce que saint François de Sales entendait si bien. « Si la foudre tombait sur les lieux bas, dit Pascal, les poètes et ceux qui ne savent raisonner que sur les choses de cette nature manqueraient de preuves » ; et il ne voit pas assez qu’il y a autre chose que le raisonner, en pareille matière ; qu’il y a l’analogie sentie, l’harmonie devinée, Dieu en un mot (pour parler son langage), Dieu sensible au cœur par la nature ». Une note permet de mieux comprendre la pensée de Sainte-Beuve, qui renvoie à Lamartine comme poète qui a reçu « le don des symboles et paraboles ».

Voir dans le livre de Tourneur, p. 59 sq., le résumé de la pensée de l’abbé Maynard, généralement très hostile à Pascal, sur le sens de la poésie chez Pascal. L’idée de P. Viallet que ses convictions ascétiques ont inspiré à Pascal le « mépris pour un genre frivole qui flatte la concupiscence de l’esprit » est mentionnée p. 70.

On attribue à Pascal deux poésies, que l’on trouve dans OC II, éd. J. Mesnard, p. 310 sq., et p. 1012 sq.

Les idées de Pascal sur la poésie sont résumées dans un passage du Recueil de choses diverses : voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 894, et Lesaulnier Jean, Port-Royal insolite. Édition critique du Recueil de choses diverses, Paris, Klincksieck, 1992, p. 493 : « M. Pascal voulait que toutes les façons de parler en vers fussent françaises et bonnes. Qu’elles soient nobles et soutenues, à la bonne heure ; autrement c’est du galimatias ».

Il ne faut pas oublier que sa sœur Jacqueline a été la poétesse de la famille, avant d’entrer à Port-Royal, et qu’elle a composé des vers même après sa prise de voile. Voir Goyet Thérèse, “Une poétesse de douze ans : Jacqueline Pascal”, in Deux grandes figures d'Auvergne Gilberte et Jacqueline Pascal, actes du Colloque organisé par le CIBP avec la Société des Amis de Port-Royal, Clermont-Ferrand, 9-11 octobre 1981, Chroniques de Port-Royal, nº 31, Paris, Société des Amis de Port-Royal, 1982, p. 127-136.

Voir la belle étude de Gheeraert Tony, Le chant de la grâce. Port-Royal et la poésie d’Arnauld d’Andilly à Racine, Paris, Champion, 2003, p. 508 sq. Typologie des versets poétiques pascaliens : l’anaphorique, le combinatoire ou musical, et l’incantatoire.

 

Pascal est-il un auteur baroque ?

 

Gheeraert Tony, “Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal », Épistémè, n° 9, printemps 2006, p. 285-305.

Sur le débat sur les aspects baroques de l’œuvre de Pascal, on consultera

Marmier Jean, “Les Provinciales, œuvre anti-baroque”, Mélanges Lebègue, Nizet, Paris, 1969, p. 211-216. Bref et utile.

Mesnard Jean, “Baroque, science et religion chez Pascal”, Baroque, 1974, p. 71-83.

Maggioni Sister M. J., The Pensées of Pascal. A study in baroque style, The new Catholic University of America Press, Washington, 1950.

Bjørnstad Hall, Créature sans créateur. Pour une anthropologie baroque dans les Pensées de Pascal, Presses de l’Université Laval, et CIERL, 2010.

Bjørnstad Hall, “The road not to be taken : a benjaminian approach to a pascalian baroque”, in Wetsel David et Canovas Frédéric (dir.), Pascal. New trends in Port-Royal studies. Actes du 33e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, tome 1, Arizona State, Tempe, mai 2000, Tübingen, Narr, 2002, p  157-166.

On trouve chez Pascal des textes qui enferment de nombreux procédés que l’on peut rattacher au baroque, ne serait-ce que dans Disproportion de l’homme, par exemple. Mais il s’agit d’un baroque « maîtrisé », qui joue sur des effets de perspective parfaitement dominés par l’esprit géométrique.

T. Gheeraert écrit que les textes théoriques de Pascal et de « l’ensemble des écrivains port-royalistes, on s’aperçoit qu’ils s’accordent tous pour condamner cette esthétique jugée cérébrale, décadente et faisandée qu’on nomme maniérisme » : voir op. cit., p. 298.

 

Il y a un certain modèle d’agrément et de beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature faible ou forte telle qu’elle est et la chose qui nous plaît.

 

Sur la manière dont Pascal aborde le problème de la vraie et de la fausse beauté, voir Mesnard Jean, “Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle”, in Mesnard Jean, La Culture au XVIIe siècle, p. 221 sq. Sur l’influence mutuelle que Pascal et Nicole ont pu exercer l’un sur l’autre, voir p. 221 sq.

Faible ou forte : Havet, dans son édition de 1866, p. 111, s’interroge sur le sens de cette expression. « Que signifient ces paroles ? S’il s’agit de notre nature à chacun, plus faible chez celui-ci, plus forte chez celui-là, le bon goût ne serait donc pas le même pour tous, et le modèle ne serait pas unique, ce qui semble contraire à la pensée de Pascal. S’agit-il de notre nature en général, de la nature humaine, pourquoi ajouter faible ou forte ? N’est-ce pas que Pascal, qui sait si bien la faiblesse de la nature, pense désormais que telle qu’elle est, faible ou forte, elle est pour nous la mesure du beau ? »

Voir Tourneur Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes, p. 29 sq. Critique des remarques de Havet.

Une explication a été proposée par Lafond Jean, “L'esthétique de Nicole et sa critique par le P. Vavasseur”, in Lire, vivre où mènent les mots, De Rabelais aux formes brèves de la prose, p. 175. Sur l'aspect sous lequel la nature humaine est forte selon Nicole. La nature humaine est un mixte de force et de faiblesse ; la poésie ne peut donc être agréable que si elle s’adapte à cette nature : car notre faiblesse nous rend incapables d'une tension continue, il faut que l’art diversifie les tons. Thèse à laquelle s’oppose le jésuite Vavasseur.

Cette considération rapproche ce passage de la Dissertatio de vera pulchritudine et adumbrata de Nicole (voir l’édition critique et la traduction procurée par Béatrice Guion, Nicole Pierre, La vraie beauté et son fantôme). Voir aussi Mesnard Jean, “Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle”, in La Culture au XVIIe siècle, p. 219 sq. : dans la nature humaine, Nicole voit un mélange de force et de faiblesse, de sorte que la tension permanente lui est insupportable, de même que le relâchement continuel. La variété est nécessaire à l’agrément.

Noter que Pascal ne définit pas la beauté par la ressemblance de l’œuvre avec un modèle tiré de la réalité. Le modèle dont il est question ici n’est pas une ressemblance avec la réalité, mais le produit d’un rapport entre l’objet qui plaît et la nature de l’homme auquel il plaît. Comme le note J. Mesnard, Pascal néglige « tout l’élément objectif, ou interne, tout ce qui tient à la structure de l’objet ou à la relation entre l’œuvre d’art et le réel » : seule compte la relation de l’homme à l’objet qui s’exprime par le rapport d’agrément.

Cette conception de Pascal est loin de recueillir l’assentiment général : voir Lafond Jean, “L'esthétique de Nicole et sa critique par le P. Vavasseur”, in Lire, vivre où mènent les mots, p. 171. Vavasseur s’oppose à l'idée que le beau doit répondre non seulement à la nature de la chose, mais à notre nature (au sens de la nature humaine en général). Vavasseur pense que ce n'est pas parce qu'il s'accorde à notre nature qu'un poème est beau, mais parce qu'il est beau qu'il s'accorde à notre nature, ce qui est communément la position de l'esthétique classique : p. 174.

Le vrai n’en a pas moins sa place dans la pensée esthétique de Pascal. Le fait que seule la vérité est belle est affirmé dans la Logique de Port-Royal. Cependant Pascal ne se contente pas de formules aussi imprécises que celle de Boileau, Épître IX, v. 43-87. « Rien n’est beau que le vrai : le vrai seul est aimable ».

Mais il ne voit pas dans le vrai un caractère de l’imitation artistique, mais un domaine dans lequel doit être puisé ce qui peut être agréable, ou un critère qui permet de sélectionner ce qui est agréable. Voir Laf. 667, Sel. 547. Éloquence. Il faut de l’agréable et du réel, mais il faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai. Ce principe répond d’ailleurs aux règles très précises que Pascal impose dans la XIe Provinciale à l’usage de la raillerie : « parler avec vérité et sincérité », ne rapporter « que les choses qu’il est utile de découvrir, et non pas celles qui ne pourraient que blesser sans apporter aucun fruit », n’employer la raillerie « que contre les erreurs » (Les Provinciales, éd. L. Cognet, Paris, Garnier, 1992, p. 203-205). L’agréable doit donc être soumis au vrai.

 

Notion de modèle

 

La notion de modèle est en général associée à celle de l’imitation ou de la copie d’un objet par l’artiste. Ce n’est pas le cas chez Pascal, qui définit le modèle de manière différente.

Le P. Mersenne distingue bien deux manières de comprendre la beauté, soit qu’on l’envisage comme l’effet de la perfection de l’imitation d’une chose, soit qu’on envisage plutôt l’effet produit par l’œuvre d’art, ou tout objet en général, en rapport avec la manière dont le cœur et l’esprit de l’homme sont faits. Voir Mersenne Marin, Harmonie universelle, Des Chants, éd. C.N.R.S., t. 2, p. 154 sq. « L'on peut juger de la bonté des chants en deux manières, à savoir en considérant le sujet pour lesquels ils ont été composés, ou sans avoir égard au sujet, et en considérant seulement leur seule douceur et leur bonne modulation. Quant à la première, c'est chose assurée que celui-là est le meilleur qui exprime mieux le sujet pour lequel il a été fait... » Descartes avait déjà réfléchi en ce sens. Voir plus bas, Compendium musicae, AT X, p. 91 sq.

Pascal envisage surtout la beauté du point de vue de l’agrément, c’est-à-dire par le rapport avec la manière dont l’homme est fait. L’objet de la poésie (comme des arts tels que la musique, la peinture et l’architecture) est d’agréer ou de plaire. Sur la nature de l’art d’agréer, voir L’esprit géométrique, II, Art de persuader.

Louis Marin a composé une bonne étude à des “Réflexions sur la notion de modèle chez Pascal”, p. 90. Pascal ne se contente pas de reprendre l'idée classique du modèle par imitation : la notion désigne un rapport qui a une valeur normative, sans que cette valeur intervienne dans le fait que le modèle qui est une structure singulière de l'agrément, se retrouve identique dans une collection déterminée d'êtres individuels et les constitue en système d'équivalence parfaite : p. 92. Le rapport singulier entre la nature de l’homme et la qualité de la chose est la structure générale de l'agrément. Cette structure va permettre la comparaison entre des choses de genre différent, dont la similarité sera définie par le modèle. Mais le modèle par lui même n'est pas conscient ; comme il fait partie de l’être de l’homme, celui-ci ne peut être conscient que de la chose qui lui plaît, mais non de ce qui fait que cette chose lui plaît : p. 91. Le modèle dans sa singularité peut être vécu, mais non pensé : p. 94. Mais il lui est toujours possible de faire fonctionner le modèle, par des comparaisons prises dans des domaines autres que la poésie, qui lui permettent pour ainsi dire de tester la valeur d’un poème proposé.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 79-80. Sur la notion de modèle. Voir p. 118 sq. : poésie et éloquence. Nature du modèle de la beauté : la beauté pour Pascal est affaire d’agrément.

Mesnard Jean, “Pascal ou la maîtrise de l’esprit”, Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, p. 1-38. Voir p. 22 sq., sur la notion de modèle.

Mesnard Jean, “Baroque, science et religion chez Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, p. 327-345. Voir p. 337, sur l’idée de modèle et ce qu’elle contient en germe sur les correspondances entre les ordres, et le rapprochement avec la notion de figure.

Nicole Pierre, La vraie beauté et son fantôme, p. 28 sq. Le bon modèle est unique. Notion de modèle et théorie de l’imitation : p. 29.

L’agrément est produit par un rapport (ou une proportion) entre « notre nature [...] telle qu'elle est et la chose qui nous plaît ».

On trouve une esquisse de cette idée dans Descartes, Compendium musicae, AT X, p. 91 sq. L'agrément défini par la proportion du sens et du son. Est agréable le son qui remplit le désir et qui ne blesse pas le sens, ni trop faible, ni trop difficile. « Sensus omnes alicujus delectationis sunt capaces » ; mais « ad hanc delectationem » quaeritur « proportio quaedam objecti cum ipso sensu ». Pour le déplaisir, le « strepitus scloporum » ou la lumière du soleil blessent les oreilles et les yeux ; on ne peut tirer de ce bruit une musique. Suit une règle plus précise : « illud objectum facilius sensu percipitur, in quo minor est differentia partium » ; et « partes totius objecti minus inter se differentes esse dicimus, inter quas est major proportio ». Cette proportion doit être arithmétique, et non géométrique, parce que cela fatigue moins les sens (les différences étant égales et non croissantes). D'où on tire les conclusions sur la structure du son : p. 93. Si les mesures étaient inégales, l'ouïe ne pourrait reconnaître sans peine leurs différences, ut patet experientia. « Inter objecta sensus, illud non animo gratissimum est, quod facillime sensus percipitur, neque etiam quod difficillime ; sed quod non tam facile, ut naturale desiderium, quo sensus feruntur in objecta, plane non impleat, neque etiam tam difficultet, ut sensus fatiget ».

Ce point a déjà été souligné par Pascal sous un autre aspect dans le fragment Laf. 580, Sel. 482. Le goût que l’on a pour la symétrie vient d’une part de ce qu’on voit d’une vue, mais surtout de la figure de l’homme, c’est-à-dire de la station debout et de la disposition des yeux : d’où il arrive qu’on ne veut la symétrie qu’en largeur, non en hauteur, ni profondeur.

 

Notion de rapport

 

L’agrément, qui donne le sentiment de la beauté, est le produit d’un rapport entre notre nature faible ou forte telle qu'elle est et la chose qui nous plaît. En d’autres termes, il existe une proportion qui est commune à la nature de l’homme telle qu’elle est et celle de la chose qui lui plaît. La proportion ou la disproportion qui se trouve entre les mots répond à une proportion ou une disproportion dans la nature individuelle de l’homme.

Le défaut des productions poétiques de mauvaise qualité tient à une disproportion interne, qui est plus visible dans certains sujets que dans d’autres. C’est ce que Pascal illustre plus bas par l’exemple de la jolie damoiselle vêtue de manière extravagante. Dans la suite du texte, Pascal « définit la norme négative de langage comme l’écart le plus grand entre la chose et le mot (« dire de petites choses avec de grands mots »), de même que, dans la femme, par la « distance entre son être et sa parure » (L. Marin, op. cit., p. 102). L. Marin estime que pour Pascal, cet écart ou cette disproportion est le reflet de la disproportion que l’on trouve en l’homme qui s’attache aux petits intérêts et oublie sa destinée surnaturelle. « Ainsi, la fausse poésie – la parure d’une femme, la façade d’une maison – apparaissent à Pascal comme les projections dans des domaines hétérogènes les uns aux autres, d’une situation essentiellement anti-naturelle : la corruption de la nature » : p. 105. De même que l’écart est maximal dans la poésie. A contrario, pour ceux dans le cœur desquels le rapport est juste entre les intérêts du cœur et la gravité de leur condition, leur goût les porte vers une poésie ou une peinture dont on trouve des exemples chez Philippe de Champaigne : p. 105.

Pascal évite donc de considérer tout art comme essentiellement corrompu par nature, comme c’est le cas chez certains contemporains. Voir Malebranche, De la recherche de la vérité, I, 11, IIIe partie, éd. Rodis-Lewis, Pléiade, t. 1, p. 276. Condamnation de tous les styles comme effets de la corruption du cœur par le péché.

 

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Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée, soit maison, chanson, discours, vers, prose, femme, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits, etc.

 

Mesnard Jean, “Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle”, in La Culture au XVIIe siècle, p. 223. Le modèle est indépendant de l’objet qui a servi à le définir, il peut convenir à d’autres objets, et il s’applique aussi bien aux œuvres de l’art qu’aux objets de la nature.

Énumération ouverte dont on trouve de nombreux exemples chez Pascal. Voir par exemple Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181). Depuis un si grand nombre d’années jamais personne, sans la foi, n’est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades de tous pays, de tous les temps, de tous âges, et de toutes conditions. [...] Lui seul est son véritable bien. Et depuis qu’il l’a quitté c’est une chose étrange qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir la place, astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste.

 

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Tout ce qui n’est point fait sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon.

 

Mesnard Jean, “Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle”, in La Culture au XVIIe siècle, p. 223. Selon Pascal le modèle est unique. Comparer avec Nicole Pierre, La vraie beauté et son fantôme, éd. B. Guion, p. 28 sq. : le bon modèle est unique.

Pascal insiste dans les premières liasses des Pensées sur la diversité des goûts, et déjà dans L’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 11, p. 417 : « les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversité, qu’il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi-même dans les divers temps. Un homme a d’autres plaisirs qu’une femme ; un riche et un pauvre en ont de différents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les changent ».

Il ne tombe pas pour autant dans un subjectivisme facile : tous les goûts ne se valent pas, et il existe bel et bien à ses yeux un goût bon (ce qui n’est pas tout à fait la même chose qu’un bon goût). Le raisonnement est ici comparable à celui que Pascal fait sur les lois. Il existe bien, selon lui, des lois naturelles qui expriment la vraie justice ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu (Misère 9 - Laf. 60, Sel. 94), de sorte que la justice est devenue indiscernable dans la jungle des inventions humaines, si bien que l’on trouve toujours des méchants pour contester les lois les plus justes (Raisons des effets 20 - Laf. 103, Sel. 135), il y a toujours des gens dont le goût est assez mauvais pour apprécier les œuvres composées sur un mauvais modèle.

 

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Et comme il y a un rapport parfait entre une chanson et une maison qui sont faites sur ce bon modèle, parce qu’elles ressemblent à ce modèle unique, quoique chacune selon son genre, il y a de même un rapport parfait entre les choses faites sur le mauvais modèle. Ce n’est pas que le mauvais modèle soit unique, car il y en a une infinité, mais chaque mauvais sonnet par exemple, sur quelque faux modèle qu’il soit fait, ressemble parfaitement à une femme vêtue sur ce modèle.

 

La notion de modèle, telle que Pascal la conçoit, paraît assez proche, dans ces lignes, de celle des mathématiques. Une même structure, sans changer elle-même, commande des rapports identiques entre des éléments qui appartiennent à des domaines différents. Lorsque des modèles ne se distinguent entre eux que par la diversité des interprétations concrètes qu’on donne à leurs termes, on dit qu’ils sont isomorphes.

Mesnard Jean, “Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle”, in La Culture au XVIIe siècle, p. 224. Sur la multitude des mauvais modèles. Le mot mauvais laisse peu à peu place à l’adjectif faux, au sens de chargé d’une fausse beauté.

Comparer avec Nicole Pierre, La vraie beauté et son fantôme, éd. B. Guion, p. 28 sq. : si le bon modèle est unique, « le multiple est la marque de la fausseté et du mensonge » : « la vérité est certaine et définie, le mensonge est indéfini et incertain ».

Une femme vêtue sur ce modèle : Pascal pense moins à la femme elle-même qu’à sa parure et à son vêtement. Voir plus bas le portrait de la belle Charite.

Pascal procède ici à une variation des éléments entre lesquels peut se trouver une proportion.

Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde, L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995, p. 219 sq. Le rôle de l’imagination dans la formation du modèle qui permet de juger de la valeur d’une figure.

 

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Rien ne fait mieux entendre combien un faux sonnet est ridicule que d’en considérer la nature et le modèle et de s’imaginer ensuite une femme ou une maison faite sur ce modèle‑là.

 

Ridicule : le mot signifie en premier lieu risible, objet de risée, qui fait rire. Mais chez Pascal, ce caractère est toujours associé à l’idée de vanité, de manque d’efficacité (Grandeur 6 - Laf. 110, Sel. 142 : il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir), et dans le cas d’un homme de manque de mérite réel. Ce qui est ridicule ne mérite pas qu’on le considère ni qu’on le discute (voir Preuves de Jésus-Christ 11 - Laf. 308, Sel. 339) : Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre duquel est la grandeur qu’il venait faire paraître). Sur la vanité comme manque de fondement qui suscite le ridicule, voir Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, ou Thirouin Laurent, “Les premières liasses des Pensées : architecture et signification”, XVIIe Siècle, n° 177, oct.-déc. 1992, n° 4, p. 451-467.

 

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Beauté poétique.

 

Pascal avait, semble-t-il, d'abord dicté le titre Beauté par langage poétique avant de le faire corriger en langage poétique. Puis il a fait remplacer cette expression dans le corps du texte et le titre par Beauté poétique. Voir la transcription diplomatique.

 

Comme on dit beauté poétique, on devrait aussi dire beauté géométrique et beauté médicinale, mais on ne le dit pas, et la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie et qu’il consiste en preuve, et quel est l’objet de la médecine et qu’il consiste en la guérison, mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie.

 

Mesnard Jean, “Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle”, in La Culture au XVIIe siècle, p. 224.

Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, article LVII, éd. Naves, Garnier, p. 174-175 ; éd. O. Ferret et A. McKenna, Garnier, 2010, p. 188-189.

« Comme on dit beauté poétique, on devrait dire aussi beauté géométrique et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point ; et la raison en est qu'on sait bien quel est l'objet de la géométrie, et quel est l'objet de la médecine, mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrément qui est l'objet de la poésie. On ne sait ce que c'est que ce modèle naturel qu'il faut imiter ; et, à faute de cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres : siècle d'or, merveille de nos jours, fatal laurier, bel astre, etc. ; et on appelle ce jargon beauté poétique. Mais qui s'imaginera une femme vêtue sur ce modèle, verra une jolie demoiselle toute couverte de miroirs et de chaînes de laiton.

Cela est très faux : on ne doit pas dire beauté géométrique ni beauté médicinale, parce qu'un théorème et une purgation n'affectent point les sens agréablement, et qu'on ne donne le nom de beauté qu'aux choses qui charment les sens, comme la musique, la peinture, l'éloquence, la poésie, l'architecture régulière, etc.

La raison qu'apporte M. Pascal est tout aussi fausse. On sait très bien en quoi consiste l'objet de la poésie ; il consiste à peindre avec force, netteté, délicatesse et harmonie ; la poésie est l'éloquence harmonieuse. Il fallait que M. Pascal eût bien peu de goût pour dire que fatal laurier, bel astre et autres sottises sont des beautés poétiques ; et il fallait que les éditeurs de ces Pensées fussent des personnes bien peu versées dans les belles-lettres pour imprimer une réflexion si indigne de son illustre auteur ».

Voir la note p. 516 de l’éd. Ferret et McKenna, qui souligne le caractère tout nominal de la définition de la beauté par Voltaire.

Voltaire suit l’édition de Port-Royal. Ce passage repose bien entendu sur un contresens peut-être volontaire. Pascal ne dit pas que fatal laurier et bel astre soient de véritables beautés poétiques : il dit expressément que ce sont des termes bizarres, et un jargon qui passe dans le monde pour beauté poétique.

Tourneur Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes, p. 52 sq. Il cite Voltaire, article Beau du Dictionnaire philosophique, où il est question du ridicule qu’il y aurait à parler d’une belle purge.

 

Beauté médicinale

 

On parle pourtant couramment d'une belle opération. Mais le mot s’entend en un sens différent de l’esthétique : une belle opération est une opération menée par des moyens brillants, rapides et efficaces, et surtout avec succès. On trouve la même signification dans toutes les actions qui demandent de l’ingéniosité, de la dextérité et de l’efficacité : on parle d’un cambriolage ordinaire, mais lorsqu’il est ourdi par Arsène Lupin de telle manière que la victime elle-même prête involontairement la main à son voleur, on peut dire qu’il s’agit d’un beau cambriolage.

 

Beauté géométrique

 

Pensées, éd. Havet, I, p. 110. Un théorème peut être beau, mais non avoir des beautés. La beauté est alors dans l'essence, dans le fond. En poésie, elle est dans l'imagination.

En fait, les mathématiciens eux-mêmes parlent souvent de beauté en mathématiques, parfois même en termes lyriques.

Poincaré Henri, Science et méthode, Paris, Flammarion, 1912, p. 10.

« Je veux parler de cette beauté plus intime qui vient de l’ordre harmonieux des parties et qu’une intelligence pure peut saisir. C’est elle qui donne un corps, un squelette pour ainsi dire aux chatoyantes apparences qui flattent nos sens, et sans ce support, la beauté de ces rêves fugitifs ne serait qu’imparfaite parce qu’elle serait indécise et toujours fuyante. Au contraire, la beauté intellectuelle se suffit à elle-même et c’est pour elle, plus peut-être que pour le bien futur de l’humanité, que le savant se condamne à de longs et pénibles travaux.

C’est donc la recherche de cette beauté spéciale, le sens de l’harmonie du monde, qui nous fait choisir les faits les plus propres à contribuer cette harmonie de même que l’artiste choisit, parmi les traits de son modèle, ceux qui complètent le portrait et lui donnent le caractère et la vie. Et il n’y a pas à craindre que cette préoccupation instinctive et inavouée détourne le savant de la recherche de la vérité. On peut rêver un monde harmonieux, combien le monde réel le laissera loin derrière lui ; les plus grands artistes qui furent jamais, les Grecs, s’étaient construit un ciel ; qu’il est mesquin auprès du vrai ciel, le nôtre ».

D’un point de vue plus technique, on dira qu’une démonstration est d'autant plus belle qu'elle est plus universelle, plus brève, mieux tirée de la substance même du sujet, et moins empruntée à des domaines extérieurs.

Poincaré Henri, Science et méthode, p. 15, sur le souci de l’élégance dans les démonstrations mathématiques :

« Les mathématiciens attachent une grande importance à l’élégance de leurs méthodes et de leurs résultats ; ce n’est pas là du pur dilettantisme. Qu’est-ce qui nous donne en effet dans une solution, dans une démonstration, le sentiment de l’élégance ? C’est l’harmonie des diverses parties, leur heureux balancement ; c’est en un mot tout ce qui y met de l’ordre, tout ce qui leur donne de l’unité, ce qui nous permet par conséquent d’y voir clair et d’en comprendre l’ensemble en même temps que les détails. Mais, précisément, c’est là aussi ce qui lui donne un grand rendement ; en effet, plus nous verrons cet ensemble clairement et d’un seul coup d’œil, mieux nous apercevrons ses analogies avec d’autres objets voisins, plus par conséquent nous aurons de chances de deviner les généralisations possibles. L’élégance peut provenir du sentiment de l’imprévu par la rencontre inattendue d’objets qu’on n’est pas accoutumé à rapprocher ; là encore elle est féconde, puisqu’elle nous dévoile ainsi des parentés jusque là méconnues ; elle est féconde même quand elle ne résulte que du contraste entre la simplicité des moyens et la complexité du problème posé ; elle nous fait réfléchir à la raison de ce contraste et le plus souvent elle nous fait voir que cette raison n’est pas le hasard et qu’elle se trouve dans quelque loi insoupçonnée. En un mot, le sentiment de l’élégance mathématique n’est autre chose que la satisfaction due à je ne sais quelle adaptation entre la solution que l’on vient de découvrir et les besoins de notre esprit, et c’est à cause de cette adaptation même que cette solution peut être pour nous un instrument. Cette satisfaction esthétique est par suite liée à l’économie de pensée. »

Rostand François, Sur la clarté des démonstrations mathématiques, Paris, Vrin, 1962, p. 21 sq. Esthétique des démonstrations mathématiques. L’auteur définit la beauté d’une proposition ou d’une démonstration par les caractères suivants. Elle dépend d’abord de l’opportunité de la proposition : p. 27. La conclusion est plus opportune quand elle est plus intéressante que les prémisses : p. 31. Une conclusion semble opportune si elle est appelée par la preuve, si elle est assez prévisible pour revêtir une sorte de nécessité intrinsèque : p. 32. Contribue à la beauté d’une démonstration le contraste entre la pauvreté des moyens de la preuve et la richesse de ce qui est prouvé : p. 31. Ainsi, une belle démonstration suppose l’exclusion des hypothèses superflues et la réduction des hypothèses à un système minimal et cohérent : p. 34. Enfin, une démonstration paraît d’autant plus belle qu’elle éclaire le pourquoi de conclusion et à la nécessité de son opportunité : p. 46. C’est pour cette raison qu’Arnauld et Descartes déclarent préférer les démonstrations directes, qui rendent compte de la raison de la conclusion à la démonstration apagogique, par l’absurde ou l’impossible, qui met l’esprit devant l’évidence d’un fait sans l’éclairer sur sa cause.

En fait, Pascal est d’accord avec ce point de vue, dans la théorie comme dans la pratique. Dans sa correspondance avec Fermat, il reproche à la méthode des combinaisons qu’emploie son correspondant dans le problème des partis, d’être très compliquée et laborieuse, mais surtout de ne pas être pas véritablement en son lieu pour les partis.

En revanche, dans ses propres traités il recherche une forme de beauté mathématique.

Il se soucie de conserver ce qu’il appelle le propre de chaque chose : l’avantage qu’il trouve à sa méthode des partis sur celle de Fermat est que, comme elle suit de très près la réalité du jeu, elle porte avec elle sa démonstration (ce qui n’est pas le cas des combinaisons) : voir la lettre de Pascal à Fermat du 24 août 1654, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1142.

On trouve aussi chez Pascal un certain classicisme de l’esthétique géométrique : il cherche la sobriété et la rigueur. Il ne donne que le strict nécessaire : dans les Lettres de A. Dettonville, par exemple, il se tient strictement aux propositions nécessaires pour résoudre les problèmes qu’il a posés, et ne cède jamais à la tentation d’écrire un gros traité.

D’autre part, Pascal prend toujours soin de faire reposer ses propres traités sur des fondements très simples et parfaitement clairs. Voir par exemple le début de la Lettre à Carcavy dans les Lettres de A. Dettonville, où un « petit lemme » arithmétique relatif à la somme triangulaire conduit à la méthode générale des centres de gravité, à la théorie des onglets et à la résolution complète des problèmes qu’il a proposés sous l’anonymat.

Il veille aussi à ce que les principes qu’il pose acquièrent une fécondité jusque dans des domaines éloignés. De ce point de vue, le Triangle arithmétique est d’une beauté évidente, dans la mesure où un simple tableau numérique d’une extrême simplicité conduit à des résultats dans des domaines aussi variés que les produits de nombres continus, la sommation des puissances, les combinaisons et les partis.

Il y a enfin dans ses traités une beauté proprement littéraire, qui joue sur les métamorphoses, les effets de surprise, l’aisance avec laquelle on passe d’un domaine à l’autre. Voir sur ce point Descotes Dominique, Blaise Pascal. Littérature et géométrie.

Ce n’est pas seulement dans les textes comme Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339), ou le Mémorial que Pascal use de formes poétiques. On peut retrouver des formes poétiques dans les propositions mathématiques. Certains passages rappellent les comptines dont usaient les mathématiciens de la Renaissance ; voir par exemple l’Usage du triangle arithmétique pour les combinaisons, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1303-1304.

Pascal témoigne d’une grande aisance dans l’emploi des formes classiques de la géométrie : il y est à l’aise non par conformisme, mais parce qu’il en connaît l’efficacité dans l’art de persuader, et il y use les parallélismes et les effets d’échos pour faciliter au lecteur la compréhension des correspondances entre les différents ordres de grandeurs : voir notamment le Potestatum numericarum summa, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1271, et de manière plus frappante encore le Traité des trilignes, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 444 sq., et le Traité des sinus du quart de cercle, p. 478 sq. Le style anaphorique : se trouve surtout dans les énoncés des théorèmes, parce que l’anaphore convient bien pour souligner les parallélismes de relations et les analogies. Elle permet par exemple les effets d’échos, avec le raisonnement par récurrence. Les énoncés proposés sous forme combinatoire ou musicale se combinent souvent avec les anaphoriques.

On trouve aussi chez Pascal des structures qui visent à produire des effets de surprise et de reconnaissance : voir Descotes Dominique, Blaise Pascal. Littérature et géométrie, p. 163 sq.

Il existe aussi des textes mathématiques qui ne plaisent pas, autrement dit qui ne sont pas beaux. La rhétorique géométrique de Pascal s’oppose à celle du jésuite Antoine de Lalouvère, dont la lecture est très pénible, en raison de sa volonté de se tenir strictement dans les limites de l’orthodoxie archimédienne et de ses méthodes très laborieuses.

 

On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter, et, à faute de cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres : siècle d’or, merveille de nos jours, fatals, etc. Et on appelle ce jargon beauté poétique.

 

Voir plus haut. Ce qui rend difficiles les débats sur la beauté, c’est que l’homme ne peut connaître le modèle esthétique qui répond à sa nature, parce que l’homme ne se connaît pas lui-même. Et les hommes inventent un jargon poétique qui se substitue à un véritable langage poétique, de même que, faute de connaître le véritable souverain bien, leur raison corrompue en invente une infinité de postiches. Le parallélisme entre l’esthétique, le droit et la morale est sensible.

Laf. 661, Sel. 544. L’esprit croit naturellement et la volonté aime naturellement de sorte qu’à faute des vrais objets il faut qu’ils s’attachent aux faux.

Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181). [Dieu] seul est son véritable bien. Et depuis qu’il l’a quitté c’est une chose étrange qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir la place, astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste. Et depuis qu’il a perdu le vrai bien tout également peut lui paraître tel jusqu’à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à la nature tout ensemble.

De même, faute de connaître la véritable justice, les hommes établissent une foison de lois qu’ils prennent pour elle.

Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). Certainement s’il la [sc. la justice] connaissait il n’aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les états du monde, et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession les lois fondamentales changent, le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne. [...] Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu.

Enfin, il en va de même pour la vérité, comme en témoigne le fragment Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). N’y a-t-il point une vérité substantielle, voyant tant de choses vraies qui ne sont point la vérité même ?

Adam Antoine, Théophile de Viau et la libre-pensée française en 1620, Genève, Slatkine reprints, 1965, p. 143 sq. Analyse et critique du style poétique de Théophile de Viau : formules hardies, neuves, étonnantes mais contournées, abstraites et au bout du compte incompréhensibles. Conformité de ce style à la poétique de Malherbe : p. 145. Les princes sont toujours des « miracles de l’univers », la reine Marie de Médicis « l’objet divin des âmes et des yeux », le « chef d’œuvre des cieux ». Éloquence continue, qui ennuie : p. 146.

Gheeraert Tony, “Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal”, p. 295-296, voit dans ce passage l’effet de la différence de sensibilité entre un Arnauld d’Andilly, de caractère plutôt baroque, et la génération plus classique des Antoine Arnauld, Pierre Nicole, Claude Lancelot et Pascal.

 

Siècle d'or

 

Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866 : p. 110-111. Références pour siècle d'or dans Malherbe. Havet renvoie aux Stances récitées au ballet de Madame princesse d’Espagne (II, 28).

Gheeraert Tony, “Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal”, p. 295, signale que cette formule se trouve dans les Stances sur diverses vérités chrétiennes (stance 172, De la véritable amitié) composées par Arnauld d’Andilly ; il cite d’autres références dues à Antoine Le Maistre et Gomberville, dans le Recueil de poésies chrétiennes et diverses, P. Le Petit, 1971, t. II, p. 121 et t. I, p. 204.

Tourneur Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes, p. 90.

 

Merveille de nos jours

 

Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 111. L’expression merveille revient souvent, « enchâssée de diverses manières ».

Gheeraert Tony, “Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal”, p. 295, signale que cette tournure ouvre le poème Le lys, composé par Arnauld d’Andilly pour la Guirlande de Julie, recueil collectif destiné à Julie d’Angennes.

Adam Antoine, Théophile de Viau et la libre-pensée française en 1620, Droz, Paris, 1935 ; Genève, Slatkine reprints, 1965, p. 143 sq. Les princes sont toujours des « miracles de l’univers », la reine Marie de Médicis « l’objet divin des âmes et des yeux », le « chef d’œuvre des cieux ». Cette éloquence continue ennuie : p. 146.

Tourneur Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes, Melun, Rozelle, 1933, p. 90.

 

Fatal

 

Port-Royal remplace par fatal laurier, bel astre.

Pensées, éd. Havet, I, p. 110. Pascal raille l'emploi de l'adjectif fatal, mis à la mode par Malherbe, qui avait une grande prédilection pour ce mot. Havet cite l’Ode 4 :

« Puissance, quiconque tu sois

Dont la fatale diligence

Préside à l’empire françois... »

Il cite aussi l’Ode 6, au duc de Bellegarde :

« Tu menais le blond Hyménée,

Qui devait solennellement

De ce fatal accouplement

Célébrer l’heureuse journée ».

Gheeraert Tony, “Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal”, p. 295-296, renvoie aux Stances pour Jésus-Christ d’Arnauld d’Andilly.

 

Mais qui s’imaginera une femme sur ce modèle‑là, qui consiste à dire de petites choses avec de grands mots,

 

Dire de petites choses avec de grands mots : voir Montaigne, Essais, I, LI, De la vanité des paroles, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 324. « Un des rhétoriciens du temps passé disait que son métier était, de choses petites, les faire paraître et trouver grandes. C'est un cordonnier qui sait faire de grands souliers à un petit pied ». Voir Plutarque, Dits des lacédémoniens (Agésilas).

Nicole Pierre, La vraie beauté et son fantôme, éd. Guion, p. 65 sq. Comment il faut accorder les mots aux choses : p. 65 sq. « Les mots s'accordent avec les choses lorsqu'on exprime les grandes choses avec de grands mots, les choses médiocres avec des mots médiocres » : p. 65. Défaut « d'exprimer les choses importantes et relevées avec des termes chétifs et humbles », et inversement : p. 65. « Dans les deux cas en effet, on s'éloigne de l'accord avec la nature, dans lequel [...] réside la beauté » : p. 65.

Le paradoxe est que, dans la pensée n° 8H-19T recto (Laf. 919, Sel. 751), Pascal définit justement la vie du chrétien comme une inversion de la grandeur et de la petitesse des actions : Faire les petites choses comme grandes à cause de la majesté de Jésus-Christ. qui les fait en nous et qui vit notre vie, et les grandes comme petites et aisées à cause de sa toute-puissance.

 

verra une jolie damoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes dont il rira, parce qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des vers.

 

Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde, p. 218 sq. Pascal fait fonctionner le modèle par la comparaison du sonnet avec une femme. Ferreyrolles rappelle opportunément le Triangle arithmétique, et la règle des changements d’énonciation, qui vaut pour la conversion de la beauté poétique en beauté féminine ou architecturale.

Cette idée de la comparaison de l’éloquence avec une femme se trouve sous la plume de divers auteurs, exploitée en des sens différents. M. Le Guern cite la lettre C de Descartes in Lettres de M. Descartes, éd. de Clerselier, 1657. Voir Le Guern Michel, Pascal et Descartes, p. 83-84. Pascal aurait lu le premier volume de la Correspondance de Descartes. Dans ces épîtres..., on lit « de cette heureuse alliance des choses avec le discours, il en résulte des grâces si faciles et si naturelles, qu'elles ne sont pas moins différentes de ces beautés trompeuses et contrefaites, dont le peuple a coutume de se laisser charmer, que le teint et le coloris d'une belle et jeune fille est différent du fard et du vermillon d'une vieille qui fait l'amour ».

D’autres rapprochements sont peut-être plus opportuns.

Fumaroli Marc, L'âge de l'éloquence, p. 288. Comparaison par le P. Caussin, Eloquentiae parallela, de l'ornatus cicéronien à une femme « noble matrone superbement parée pour une cérémonie, étincelante de bijoux » : p. 54. Fumaroli renvoie à Vigenère, Images ou tableaux..., 1578.

Méré, Conversations, IV, éd. Boudhors, p. 61. Comparaison de l'éloquence « qui pense bien et qui s'explique mal » avec une « belle femme mal ajustée, ou dans un habit négligé ». L'éloquence « qui se fait peu considérer du côté de l'esprit », mais « se sert du langage adroitement » ressemble à une femme « médiocrement belle, mais qu'on trouve toujours ajustée et toujours parée, et ce grand soin ne fait pas que l'on en soit charmé ».

Un rapprochement peut être établi avec Sorel Charles, Le berger extravagant, Paris, T. Du Bray, 3 tomes, 1628, Planche 2 par Crispin de Passe, portrait de la belle Charite qui parodie peut-être le portrait d’Astrée. Les métaphores dont Sorel se moque sont peintes sur la figure : « les pupilles sont des soleils, les joues s’ornent de lys et de roses, des mèches de cheveux pendent comme des lignes avec l’hameçon au bout, fourni d’appâts pour attirer la proie et entre autres un plus gros que ses compagnons, qui allait positivement au-dessus de la joue gauche... Voilà mon cœur, s’écria Lysias en le voyant, je le reconnais... »

 

 

Mais ceux qui ne s’y connaîtraient pas l’admireraient en cet équipage et il y a bien des villages où on la prendrait pour la reine. Et c’est pourquoi nous appelons les sonnets faits sur ce modèle‑là les reines de village.

 

Gheeraert Tony, Le chant de la grâce. Port-Royal et la poésie d'Arnauld d'Andilly à Racine, p. 94 sq. Du modèle féminin au modèle poétique : amour-propre et maquillage. Voir p. 403 sq., contre les “reines de village”, une sensibilité nouvelle.

Gheeraert Tony, “Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal”, Épistémè, n° 9, printemps 2006, p. 285-305.

Marin Louis, Études sémiologiques, Paris, Klincksieck, 1972, p. 200-201.

Roy Émile, La vie et les œuvres de Charles Sorel, sieur de Souvigny, Genève, Slatkine, 1970, p. 157 sq., défend l’idée qu’une partie des ornements tels que les miroirs avaient concrètement cours dans les campagnes provinciales. L’auteur pose la question de savoir si le texte de Sorel peut être la source de Pascal.

 

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On ne passe point dans le monde pour se connaître en vers si l’on n’a mis l’enseigne de poète, de mathématicien, etc.

 

Noter que les mathématiciens sont mis ici sur le même rang que les poètes. Une idée analogue se trouve dans la lettre de Pascal à Fermat du 10 août 1660, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 922-923 : « pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l'esprit ; mais en même temps je la connais pour si inutile, que je fais peu de différence entre un homme qui n'est que géomètre et un habile artisan. Aussi je l'appelle le plus beau métier du monde ; mais enfin ce n'est qu'un métier ».

La meilleure scène pour comprendre ce qu’est un homme à enseigne (et le dégoût qu’en ont les honnêtes gens) est celle des Femmes savantes de Molière (III, 2) au cours de laquelle Trissotin présente Vadius au petit cercle de Philaminte.

Trissotin

Voici l'homme qui meurt du désir de vous voir.

En vous le produisant, je ne crains point le blâme

D'avoir admis chez vous un profane, Madame :

Il peut tenir son coin parmi de beaux esprits.

Philaminte

La main qui le présente en dit assez le prix.

Trissotin

Il a des vieux auteurs la pleine intelligence,

Et sait du grec, Madame, autant qu'homme de France.

Philaminte

Du grec, ô Ciel ; du grec ! Il sait du grec, ma sœur !

Bélise

Ah ! ma nièce, du grec !

Armande

Du grec ! quelle douceur !

Philaminte

Quoi ? Monsieur sait du grec ? Ah ! permettez, de grâce,

Que pour l'amour du grec, Monsieur, on vous embrasse.

(Il les baise toutes, jusques à Henriette, qui le refuse.)

Henriette

Excusez-moi, Monsieur, je n'entends pas le grec.

 

Mais les gens universels ne veulent point d’enseigne et ne mettent guère de différence entre le métier de poète et celui de brodeur.

 

Voir le dossier thématique sur l’honnête homme.

Le mot poète a très souvent une connotation méprisante. Voir sur ce point Mongrédien Georges, La vie littéraire au XVIIe Siècle, p. 253 sq.

Vigneul-Marville, Mélanges de littérature et d’histoire, II, Rouen, 1700, p. 203 ; cité in OC I, éd. J. Mesnard, p. 832. « M. Pascal disait de ces auteurs qui, parlant de leurs ouvrages, disent : mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc., qu’ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un chez moi à la bouche. Ils feraient mieux, ajoutait cet excellent homme, de dire : notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc., vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur. Cela me fait ressouvenir d’une vitre que je remarquai un jour dans la chapelle d’un petit village de Bourgogne, sur laquelle un vieillard s’était fait peindre à genoux, et un enfant à côté de lui, aux pieds duquel on lisait en lettres gothiques : « Cette vitre a été donnée par M. Jacques Lubin, greffier et tuteur d’Innocent Lubin, aux dépens toutefois dudit pupille ».

Lettre de Pascal à Fermat du 10 août 1660, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 922-923. « Car pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l'esprit ; mais en même temps je la connais pour si inutile, que je fais peu de différence entre un homme qui n'est que géomètre et un habile artisan. Aussi je l'appelle le plus beau métier du monde ; mais enfin ce n'est qu'un métier ; et j'ai dit souvent qu'elle est bonne pour faire l'essai, mais non pas l'emploi de notre force : de sorte que je ne ferais pas deux pas pour la géométrie, et je m'assure fort que vous êtes fort de mon humeur. »

 

Les gens universels ne sont appelés ni poètes, ni géomètres, etc. Mais ils sont tout cela et juges de tous ceux‑là. On ne les devine point. Ils parleront de ce qu’on parlait quand ils sont entrés.

 

Mesnard Jean, “Universalité de Pascal”, Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 335-356. L’universalité de Pascal n’est pas de type encyclopédique. La réflexion de Pascal sur l’universel : p. 351 sq. L’universalité prônée par Pascal est celle qui permet la communication entre les hommes et réalise la communauté humaine. Cette recherche se heurte à la diversité des spécialités, mais surtout elle est combattue par la tendance de chacun à s’ériger en absolu aux dépens d’autrui : p. 352. Voir p. 353 les prolongements religieux de cette pensée.

GEF II, p. 147. L’honnête homme de la génération de Pascal ; en quoi il diffère de la génération nouvelle.

Laf. 605, Sel. 502. L’homme est plein de besoins. Il n’aime que ceux qui peuvent les remplir tous. C’est un bon mathématicien dira-t-on, mais je n’ai que faire de mathématique ; il me prendrait pour une proposition. C’est un bon guerrier : il me prendrait pour une place assiégée. Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous mes besoins généralement.

Laf. 647, Sel. 532. Honnête homme. Il faut qu’on n’en puisse dire ni il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. Quand en voyant un homme on se souvient de son livre, c’est mauvais signe. Je voudrais qu’on ne s’aperçût d’aucune qualité que par la rencontre et l’occasion d’en user, ne quid nimis, de peur qu’une qualité ne l’emporte et ne fasse baptiser ; qu’on ne songe point qu’il parle bien, sinon quand il s’agit de bien parler, mais qu’on y songe alors.

Verso du fragment Transition 2 (Laf. 195, Sel. 228). Puisqu’on ne peut être universel en sachant tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de tout, car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose. Cette universalité est la plus belle. Si on pouvait avoir les deux encore mieux, mais s’il faut choisir il faut choisir celle-là. Et le monde le sent et le fait, car le monde est un bon juge souvent. (texte barré verticalement)

Mesnard, Pascal et les Roannez, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 257. Pascal passant dans le monde pour un pur savant.

Méré, Discours, éd. Boudhors, p. 50. Dans le monde, « on ne s'arrête guère à regarder qu'une seule chose en un sujet », et « on ne veut pas qu'une même personne se puisse vanter d'avoir tous les avantages ». Cas de César, grand chef de guerre, dont on méconnaît l'éloquence : p. 59. Louanges tempérées : « cet homme, dit-on, a bien de l'esprit, mais il n'est pas savant ; cet autre a beaucoup étudié, mais il ne sait pas le monde... »

Méré, Conversations, I, éd. Boudhors, p. 11. Un honnête homme n'a pas de métier. Qu'il sache une chose, sa manière d'agir fait qu'on ne le remarque pas. Différence entre honnête homme et galant homme : le galant homme est « plus de tout dans la vie ordinaire », et on lui trouve de certains agréments qu'un honnête homme n'a pas toujours. L'honnête homme « s'impresse moins dans le monde », mais a des qualité profondes. On ne peut aimer un galant homme qu'un certain temps, on aime toujours l'honnête homme. La vraie galanterie : p. 18-19.

Méré, Conversations, V, éd. Boudhors, p. 75 sq. Description de l'honnêteté : ne faire mystère de rien ; ne se montrer ni ne se cacher : p. 75. « Son abord n'a pas tant d'éclat que l'on en soit ébloui ni surpris : mais quand on vient à la considérer, on voit qu'elle a tant de grâce en tout ce qui se présente de bien ou de mal, de sérieux ou d'enjoué, qu'on dirait que tout lui est égal pour être agréable » : p. 75. Autres caractères : son intérêt ne l'éblouit pas ; retenue à décider, elle juge bien, p. 76 ; elle ne dépend ni du temps ni du lieu : p. 76-77.

Mesnard Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, p. 357. L’effacement de l’amour propre est purement apparent dans l’honnête homme. Le moi qui se fait centre de tout est couvert par l’honnêteté, et non pas supprimé.

 

On ne s’aperçoit point en eux d’une qualité plutôt que d’une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage, mais alors on s’en souvient. Car il est également de ce caractère qu’on ne dise point d’eux qu’ils parlent bien quand il n’est point question du langage, et qu’on dise d’eux qu’ils parlent bien quand il en est question.

C’est donc une fausse louange qu’on donne à un homme quand on dit de lui lorsqu’il entre qu’il est fort habile en poésie, et c’est une mauvaise marque quand on n’a pas recours à un homme quand il s’agit de juger de quelques vers.

 

Laf. 605, Sel. 502. L’homme est plein de besoins. Il n’aime que ceux qui peuvent les remplir tous. C’est un bon mathématicien dira-t-on, mais je n’ai que faire de mathématique ; il me prendrait pour une proposition. C’est un bon guerrier : il me prendrait pour une place assiégée. Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous mes besoins généralement.

 

Commentaire de Nicole sur ce fragment

 

Nicole Pierre, Traité de la charité et de l’amour propre, in Essais de morale, éd. L. Thirouin, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 393-395. Nicole cite le fragment de Pascal, qu’il commente comme suit :

« Il est impossible de ne pas aimer un homme de cette sorte ; mais pourquoi l’aime-t-on ? C’est qu’il semble qu’il soit fait pour les autres et non pour lui. Il n’incommode point notre amour propre par une affectation importune. Il ne prétend point nous forcer à le louer en faisant voir en lui ce que nous n’y voulons point voir. S’il nous montre ce qu’il y a de bon, ce n’est pas pour lui, c’est pour nous. L’honnêteté nous rendant donc sensibles à ces jugements, et à ces sentiments favorables qu’elle découvre dans l’esprit des autres pour ce procédé, elle s’efforce de les mériter en le suivant.

Mais si l’honnêteté s’éloigne généralement de toute sorte d’affectation, elle fuit encore avec plus de soin celle qui tend à se signaler par des qualités ou des manières qui ne conviennent point à notre état et à notre profession : parce qu’elle sait que l’amour propre des autres hommes, qui en est toujours choqué, ne manque jamais de la tourner en ridicule, et qu’il est bien fier lorsqu’ayant la raison de son côté, il s’en peut servir pour réprimer une vanité mal entendue.

Ainsi selon les règles mêmes de l’honnêteté du monde, c’est un fort méchant caractère, et que tout homme de bon sens doit éviter, que celui d’un ecclésiastique qui affecterait l’air, les mots et les manières de la cour ; qui paraîtrait rempli d’estime pour les bagatelles et les vanités du monde ; qui témoignerait de l’inclination pour la conversation des dames ; qui se piquerait de politesse, de délicatesse et de bel esprit ; qui ferait voir par ses discours ou par ses écrits, qu’il lit ce qu’il ne devrait point lire, qu’il sait ce qu’il ne devrait point savoir, et qu’il aime ce qu’il ne devrait point aimer. Il ne faut pas s’imaginer que le monde, qui est souvent si peu équitable à l’égard de ceux qui ne lui donnent point de prise, soit d’humeur à souffrir ceux qui prétendent se distinguer des autres par des voies qui donnent tant de moyens de les rabaisser. Aussi ne les épargne-t-il pas. Chacun devient spirituel à leurs dépens, et il n’y a personne qui ne fasse mille réflexions sur la disproportion de cet esprit tout profane et tout séculier qu’ils font paraître, avec la sainteté de leur état.

Il n’est pas besoin de prouver que la charité est encore plus éloignée de l’affectation que la simple honnêteté. Car aimant les autres et ne s’aimant point elle-même, elle n’a qu’à suivre ses mouvements naturels pour agir avec une honnêteté parfaite. Elle le fait d’autant mieux, qu’elle le fait plus sincèrement, et qu’il n’y a rien qui se démente en elle, au lieu que cette honnêteté d’amour propre n’est pas d’ordinaire si uniforme. Si elle le réprime en un endroit, il se montre quelquefois par un autre, et laisse ainsi quelque petit dégoût de soi à ceux qui l’observent de bien près. Mais comme cela n’arrive que contre son intention, il en a honte quand il s’en aperçoit, ou plutôt quand il sent que les autres s’en aperçoivent ».

Nicole modifie le texte de Pascal sur un point, lorsqu’il écrit non pas « c’est une mauvaise marque quand on n’a pas recours à un homme quand il s’agit de juger de quelques vers », mais c’est une mauvaise marque quand on n’a recours à lui que lorsqu’il s’agit de juger de quelques vers.

Une note de L. Thirouin indique que le portrait d’ecclésiastique mondain dessiné par Nicole vise le jésuite Dominique Bouhours.