Pensées diverses I – Fragment n° 36 / 37 – Papier original : RO 130-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 102 p. 345-345 v°  / C2 : p. 299-299 v°

Éditions savantes : Faugère II, 327, XXXI / Havet XXV.99 / Brunschvicg 656  / Tourneur p. 82-4 / Le Guern 503 / Lafuma 590 (série XXIII) / Sellier 489

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

 

BELIN Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002.

DE LUBAC Henri, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris, Aubier, 1959-1964.

LHERMET Joseph, Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931.

MESNARD Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 426-453.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, Paris, SEDES-CDU, 2e éd., 1993.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Adam forma futuri.

 

Forma peut se traduire par figure. Futuri désigne le Christ, qui doit venir.

Sur la condition d’Adam, avant, pendant et après le péché, voir les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, 3, Rédaction plus élaborée de la partie centrale, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792 sq.

Mesnard Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, p. 426-453. Voir p. 427 : il existe une exégèse typique, fréquente chez saint Paul, qui consiste à considérer certains personnages, certains événements ou certaines institutions de l’histoire juive comme des figures du Christ.

L’idée qu’Adam, qui a commis la faute originelle et qui est l’origine de la corruption de la nature humaine puisse être la figure du Christ sauveur peut paraître étonnante. Pascal n’est pas l’auteur de cette typologie ; il l’a trouvée dans saint Paul.

Saint Paul, Ep. Rom., V, 12-14. « Sed regnavit mors ab Adam usque ad Moysen etiam in eos qui non peccaverunt, in similitudinem praevaricationis Adae, qui est forma futuri » ; le contexte est le suivant : « Car comme le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, ainsi la mort est passée dans tous les hommes, par ce seul homme, en qui tous ont péché. 13. Car le péché a toujours été dans le monde jusqu’à la loi : mais la loi n’étant point encore, le péché n’était pas imputé. 14. Cependant la mort a exercé son règne depuis Adam jusqu’à Moïse, à l’égard de ceux mêmes qui n’ont pas péché par une transgression de la loi de Dieu, comme a fait Adam, qui est la figure du second ».

Pascal en trouve des commentaires dans saint Augustin. Voir Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, p. 434, renvoie au De Genesi contra Manichaeos, I, 23, et au Traité sur saint Jean, XV, 4.

Comme le remarque Lhermet Joseph, Pascal et la Bible, p. 403, Pascal ne développe pas la figuration du Christ par Noé, et il passe rapidement sur Adam.

Pascal pratique dans la formule Adam forma futuri un genre d’interprétation par l’antiphrase, ou l’aetymologia ex contrariis, loi des significations inversées. On en trouve une explication dans De Lubac Henri, Exégèse médiévale, Première partie, II, p. 461, qui cite le principe de saint Grégoire, In I Reg., I, l. 3, c. IV, n. 5 : « quo viliora per litterae sensum, eo per spiritalem significationes utiliora ». De Lubac cite la formule « Adam forma futuri », p. 462, d’après Hervé du Bourg-Dieu, In Rom. P. L. CLXXXI, 664 B., qui l’explique comme suit : « his verbis declarat Apostolus qualiter Adam forma Christi sit a contrario ». Il cite aussi une règle d’Isidore de Séville qui s’applique au cas d’Adam : « et per bonos homines mali et per malos nonnunquam praefigurantur boni ».

On retrouve une idée analogue à l’époque de Pascal : voir Orcibal Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, p. 10, qui cite un manuscrit de Saint-Cyran (Port-Royal, ms. 31, p. 329) : « L’excellence de Dieu est plus relevée et reconnue sous la laideur d’une peinture ».

Les commentaires sur saint Paul de la Bible de Port-Royal sur le texte de saint Paul permettent d’éclaircir cet apparent paradoxe.

Commentaire du verset 12. « On compare ici l’entrée du péché dans le monde par un seul homme, avec l’entrée de la mort par le péché dans tous les hommes ; il semble néanmoins que le dessein de l’Apôtre ait été de comparer le premier homme avec le second, Adam avec Jésus-Christ ; et de faire remarquer d’un côté le mal qu’Adam a fait en donnant le mort, et de l’autre le bien que Jésus-Christ a fait en rendant la vie ; mais le sens demeure suspendu et imparfait ; et le second membre de la comparaison n’est rendu qu’au verset 18 où saint Paul reprend la comparaison tout entière : ainsi il faut lire en parenthèse ce qui se trouve entre ces deux versets 12 et 18 ».

Les versets 18 et 19 vont comme suit : « Igitur sicut per unius delictum in omnes homines in condemnationem : sic et per unius justitiam in omnes homines in justificationem vitae. 19. Sicut enim per inobedientiam unius hominis, peccatores constituti sunt multi : ita et per unius obeditionem, justi constituentur multi ». Tr. : « Comme donc c’est par le péché d’un seul que tous les hommes sont tombés dans la condamnation, ainsi c’est par la justice d’un seul que tous les hommes reçoivent la justification par la vie. 19. Car comme plusieurs sont devenus pécheurs par la désobéissance d’un seul, ainsi plusieurs seront rendus justes par l’obéissance d’un seul ».

Le commentaire se poursuit ainsi :

« [...] Comme le péché est entré. Il parle du péché comme d’une personne, et comme d’un ennemi qui entre par violence dans quelque place où il met tout à feu et à sang.

Est entré dans le monde par un homme. Le sens de ces paroles n’est pas que le premier péché qui s’est fait dans le monde ait été commis par un homme, puisque le diable est la premier qui s’y est précipité, et celui qui a porté les hommes à s’y abandonner ; puisque d’ailleurs le péché de la femme a précédé celui de l’homme. Mais l’Apôtre veut dire que c’est par un homme, c’est-à-dire par Adam, que le péché s’est emparé de la nature humaine, et qu’il a corrompu tous les hommes ; le péché de cet homme étant passé par une espèce de contagion, sur tous ceux qui sont descendus de lui selon la voie ordinaire : de même que la corruption et le vice d’une racine d’arbre se communique à tous les fruits qui en sont produits.

Par un homme : non que la femme n’ait en sa manière contribué à la propagation du péché ; mais l’Apôtre l’attribue à l’homme comme au chef, et comme à celui qui est le premier principe de cette propagation. »

Adam est en ce sens forma futuri, dans la mesure où le Christ s’incarnant s’est aussi fait homme.

« [...] Dans tous les hommes : ce qui n’empêche pas, selon quelques-uns, qu’on ne puisse croire que Dieu préservera de la mort peu de personnes qui resteront encore en vie au jour de la résurrection, comme saint Paul semble l’insinuer.

Par cet homme, ou de cet homme dans lequel, c’est-à-dire dans la nature corrompue duquel tous les hommes de tous les siècles qui sont nés et qui naîtront selon la voie ordinaire, ont péché, ont réellement contracté et continueront de père en fils de contracter le péché originel, à mesure que par la génération ils participeront à cette nature corrompue. Ce qu’on doit entendre selon le sens et les explications que le concile de Trente donne à ces paroles de l’Apôtre [Sess. 5]. »

Commentaire du verset 14 : « [...] Qui est la figure du second, du second Adam qui est Jésus-Christ, que Dieu avait résolu de toute éternité d’envoyer aux hommes pour être leur réparateur, et qu’il leur promit immédiatement après la chute d’Adam ; afin que comme un homme avait été l’auteur de leur ruine et de leur damnation, un autre homme fût la cause de leur salut et de leur réparation. Cette figure consiste particulièrement, selon le sens de l’Apôtre, en ce qu’Adam est le chef naturel de tous les hommes pécheurs, comme Jésus-Christ est le chef spirituel et surnaturel de tous les fidèles ; et en ce qu’Adam en qualité de pécheur a communiqué son péché à tous ses descendants par la voie de la génération, comme Jésus-Christ souverainement juste communique sa grâce à tous les fidèles par l’application des mérites de sa Passion ».

Cette idée se trouve implicitement à la base de plusieurs fragments des Pensées.

Fondement 3 (Laf. 226, Sel. 258). Toute la foi consiste en Jésus-Christ et en Adam et toute la morale en la concupiscence et en la grâce.

Preuves par discours II (Laf. 431, Sel. 683). Nous ne concevons ni l’état glorieux d’Adam, ni la nature de son péché, ni la transmission qui s’en est faite en nous. Ce sont choses qui se sont passées dans l’état d’une nature toute différente de la nôtre et qui passent l’état de notre capacité présente. Tout cela nous serait inutile à savoir pour en sortir ; et tout ce qu’il nous importe de connaître est que nous sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu, mais rachetés par Jésus‑Christ ; et c’est de quoi nous avons des preuves admirables sur la terre.

Pensée n° 6F (Laf. 919, Sel. 749). Le Mystère de Jésus. […] Jésus est dans un jardin non de délices comme le premier Adam où il se perdit et tout le genre humain, mais dans un de supplices où il s’est sauvé et tout le genre humain.

GEF, XIV, Pensées, III, p. 94, note que le texte de saint Paul est invoqué par les préadamites. Voir Laf. 575, Sel. 478.

 

Les six jours pour former [l’]un, les six âges pour former l’autre. Les six jours que Moïse représente pour la formation d’Adam ne sont que la peinture des six âges pour former Jésus-Christ et l’Église.

 

Belin Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, p. 356 sq. Pascal ne s’arrête pas sur le dégradé de l’hexaméron biblique ; il va directement à Adam forma futuri : c’est moins Adam qui annonce le Christ que le Christ qui explique Adam. C’est le passé qui s’enracine dans l’avenir et non l’inverse.

Six jours que Moïse représente pour la formation d’Adam : Moïse, selon la tradition, est l’auteur du Pentateuque, dont le premier livre est la Genèse.

Sur la doctrine des six âges, voir le commentaire du fragment Perpétuité 5 (Laf. 283, Sel. 315) : Les six âges, les six pères des six âges, les six merveilles à l’entrée des six âges, les six orients à l’entrée des six âges. Cette doctrine est résumée dans le tableau ci-dessous.

 

Exposant

Âges

Pères

Merveille

Orient

Occident

1

D’Adam à Noé

(Infantia)

Adam

La création de la lumière

 

La naissance des hommes à la lumière

Le déluge

2

 

 

De Noé à Abraham

(Pueritia)

Noé

La création du firmament

La sainteté de Noé

La confusion des langues à la tour de Babel

3

 

 

D’Abraham à David

(Adolescentia)

Abraham

La séparation par Dieu de la terre et des eaux

La foi d’Abraham

La perversité du peuple et de Saül

 

4

De David à la déportation de Babylone

(Juventus)

David

La création des étoiles

La grandeur de David

Les péchés des successeurs de David, dont la conséquence est l’exil à Babylone

5

De l’exil purificateur à la

naissance du Sauveur

(Aetas media)

Le peuple juif déporté

La création des animaux

La purification des cœurs qui s’opéra au cours de la déportation

L’endurcissement des Juifs, qui n’ont pas reconnu le Messie

6

Du premier avènement, humble, de Jésus-Christ au second, l’Épiphanie triomphale (Senectus)

 

Jésus-Christ

L’insufflation par Dieu d’une âme vivante dans le corps d’Adam

La prédication évangélique

La fin du monde

7

 

Temps du repos sans fin dans la béatitude divine

 

 

 

 

 

Sur ce sujet, voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, 162 sq.

Saint Augustin n’a pas donné à la succession des âges de la vie d’homme une portée dynamique : il ne voit pas dans l’histoire un progrès organique de l’humanité, mais une décrépitude du monde. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 434 : « l’évêque africain est si éloigné de concevoir un progrès humain qu’il voit dans le sixième âge, en dépit de la venue du Christ qui rend la jeunesse aux élus, le temps de la vieillesse et de la décrépitude du monde ».

Ce n’est pas plus chez Pascal que chez saint Augustin que cette division a un sens positivement chronologique. Pascal opte pour une division qui exprime de façon prophétique le processus d’ensemble de l’œuvre de Dieu, sans chercher pour autant à établir une chronologie méticuleuse.

Pascal a bien eu l’idée de la comparaison dynamique de l’histoire de l’humanité avec la carrière de l’homme ; mais c’est dans un ouvrage d’une inspiration toute différente, la Préface au traité du vide, et uniquement en l’appliquant au progrès scientifique, dans lequel il admet un accroissement organique continuel : « toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ». En revanche, il évite de comparer la vie de l’homme de son contexte religieux avec l’évolution spirituelle et religieuse de l’humanité.

L’ensemble repose sur la correspondance entre l’œuvre créatrice et l’œuvre rédemptrice de Dieu. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 163. Le péché d’Adam, qui perturbe la première œuvre, introduit une cassure dans le temps à laquelle répond la cassure inverse de la venue du Christ. Le temps prend alors un caractère dramatique, il devient essentiel à l’accomplissement de la destinée humaine. Les six âges sont embrassés par trois événements majeurs, la création, la rédemption et la venue glorieuse du Christ, qui se rapportent à trois aspects de l’œuvre de Dieu : la nature, la grâce, la gloire.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 432 sq. Renvoi à Saint Augustin, De Genesi contra manichaeos, I, 23, n. 40 ; In Joh. Tr. 15, 4, n. 8-9 (notes 47 et 48). Voir aussi Cité de Dieu, XXII, Œuvres, Bibliothèque augustinienne, 37, p. 842, n. 2.

Ferreyrolles, “L’influence de la conception augustinienne de l’histoire”, XVIIe siècle, n° 135, p. 220. Différentes versions des chronologistes. Raisons de la décadence de cette doctrine chez les historiens : p. 222.

Pensées, éd. Havet, 1866, p. 218-219. Havet s’attriste que Pascal ait cru bon de s’arrêter à de telles spéculations.

 

Si Adam n’eût point péché et que Jésus-Christ ne fût point venu, il n’y eût eu qu’une seule alliance, qu’un seul âge des hommes, et la Création eût été représentée comme faite en un seul temps.

 

Mesnard Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, p. 442. Alors que dans son exégèse figurative de l’histoire, Pascal ne met jamais en doute la réalité des événements de l’histoire juive, dans le présent fragment, il paraît ne pas accorder de valeur historique au récit des 6 jours de la création. C’est une interprétation originale, mais « beaucoup de théologiens n’admettaient pas tous la réalité historique des six jours de la Création ».

Bongo Pietro, Numerorum mysteria ex abditis plurimarum disciplinarum fontibus hausta, Bergame, 1585 ; il y a eu des éditions à Paris en 1618 : Opus maximarum rerum doctrina et copia refertum. In quo mirus imprimis, idemque perpetuus arithmeticae Pythagoricae cum divinae paginae numeris consensus multiplici ratione probatur, Postrema hac editione ab auctore ipso… auctum, 1618. Voir p. 24 sq. (éd. de 1591). Référence à Saint Augustin, De Genesi, I, ch. 15 ; Cité de Dieu, II, c. 9. Augustin rapporte les six jours non pas à la succession du temps, mais à l’ordre naturel des œuvres, ou à l’ordre des six œuvres de la Révélation. Référence à Hugues de Saint-Victor, De fidei sacramentis, l. I, par. 5, c. 4. Bongo cite les textes des auteurs qui pensent que Dieu a créé le monde tout à la fois, d’un seul coup : p. 25. Mais rien ne témoigne que Pascal ait pu prendre au sérieux ses développements souvent fantaisistes sur les nombres.

Le présent fragment implique-t-il que Pascal ne prend pas pour vérité historique le récit de la création en six jours ? Ne voit-il dans les six jours de la Genèse qu’un artifice littéraire ? Le passage implique seulement que si, par la persistance d’Adam dans le bien, le péché originel n’avait pas eu lieu, sa nature n’aurait pas subi de corruption, il n’y aurait pas eu de rupture avec Dieu, Dieu n’aurait pas eu à refaire alliance avec l’homme, et de cette continuité spirituelle se serait reflétée dans la structure du récit de la Genèse, l’unité se substituant à la discontinuité des six âges. Une différente suite des événements aurait entraîné une présentation littéraire différente de la Genèse, ce qui n’implique pas que Pascal en récuse la signification historique. Ce récit des six jours n’est à ses yeux qu’une figure des âges précédant la venue du Christ. Il symbolise les étapes qui jalonnent la réalisation du plan salvifique de Dieu pendant les âges qui ont précédé la venue du Christ, et présente les jours de la création comme des symboles des étapes de la Rédemption. Cependant, cela revient à traiter le texte de l’Ancien Testament strictement comme « un chiffre », c’est-à-dire pour sa valeur symbolique et figurative, en ce qu’il n’a qu’une fonction de représentation des réalités spirituelles. Voir Loi figurative 31 (Laf. 276, Sel. 307) : Le vieux Testament est un chiffre.