Pensées diverses I – Fragment n° 4 / 37 – Papier original : RO 142-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 88 p. 329  / C2 : p. 280

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 278-279 / 1678 n° 15 p. 274

Éditions savantes : Faugère I, 199, LXIII / Havet V.18 / Brunschvicg 85 / Tourneur p. 69-2 / Le Guern 471 / Lafuma 531 (série XXIII) / Sellier 456

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Bibliographie

 

 

BRAS Gérard et CLÉRO Jean-Pierre, Pascal. Figures de l’imagination, Paris, Presses Universitaires de France, 1994.

DONETZKOFF Denis, Saint-Cyran épistolier. D’une rhétorique savante à l’éloquence du cœur, Thèse, 2002.

FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Champion, Paris, 1995.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986.

MAGNARD Pierre, Le vocabulaire de Pascal, Paris, Ellipses, 2001.

MESNARD Jean, Pascal, coll. Connaissance des lettres, 5e éd., Paris, Hatier, 1967.

ORCIBAL Jean, La Spiritualité de Saint-Cyran avec ses écrits de piété inédits, Les Origines du jansénisme, V, Vrin, Paris, 1962.

 

 

Éclaircissements

 

Ces choses qui nous tiennent le plus, comme de cacher son peu de bien, ce n’est souvent presque rien.

 

Son peu de bien : Pascal a d’abord écrit sa nécessité, expression qu’il a rejetée sans doute parce qu’elle pouvait être équivoque, ou plus simplement parce qu’il pouvait être excessif. Nécessité a ici le sens de besoin, disette, pauvreté, misère : la charité chrétienne nous oblige de soulager ceux qui sont dans la nécessité (Furetière). Or s’il est possible de dissimuler son peu de bien, il ne l’est pas de cacher sa misère ou sa pauvreté.

Cacher son peu de bien : il faut rapprocher cette expression des difficultés que Pascal, après la mort de son père, a rencontrées pour soutenir son train de vie. Voir Mesnard Jean, Pascal, 6e éd., p. 63, sur cette période des difficultés financière due au fait que Pascal, devenu « maître de ses biens » après la mort de son père, et désireux de mener une vie brillante, de rouler carrosse sur le pavé de Paris, connaît presque la gêne. Il est alors contraint de quitter l’hôtel de Touraine et de se contenter de sous-louer une partie de la maison d’un financier, rue Beaubourg. Sur les signes de la précarité de la situation financière de Pascal en 1651, voir OC II, p. 886, l’étude de J. Mesnard sur le bail signé par Pascal pour la maison de la rue de Touraine (11 décembre 1651). C’est l’époque de l’affaire de la dot de Jacqueline : Voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 966 : Pascal est à cette époque soucieux de sa situation matérielle, choses qu’il considérera d’un tout autre œil après sa conversion. Voir dans la Relation de Jacqueline Pascal du 10 juin 1653, OC I, p. 984, le passage où la Mère Angélique rappelle à Jacqueline que son frère n’a pas de quoi vivre selon sa condition : « Vous savez bien que vous avez regardé Dieu en cela, et le bien de cette personne, qui vous doit être plus cher que tout l’or du monde, et que ce n’a pas été par ambition pour le faire grand et lui donner de l’éclat dans le monde. Cela ne lui en donne pas le moyen, puisque avec tout ce que vous lui avez donné, vous voyez qu’il ne lui reste pas encore assez pour vivre comme les autres de sa condition ».

Tenir se dit figurément en choses spirituelles et morales, selon Furetière, des passions et des mouvements de l’âme. Cette affaire lui tient fort au cœur, le passionne fort.

Voir Lalande André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, art. Néant, p. 674 sq. Ce qui n’existe pas, soit absolument, soit relativement à un univers du discours déterminé.

Voir dans De l’Esprit géométrique, § 35, OC III, éd. J. Mesnard, p. 409-410. « Si l’on veut prendre dans les nombres une comparaison qui représente avec justesse ce que nous considérons dans l’étendue, il faut que ce soit le rapport du zéro aux nombres ; car le zéro n’est pas du même genre que les nombres, parce qu’étant multiplié, il ne peut les surpasser : de sorte que c’est un véritable indivisible de nombre, comme l’indivisible est un véritable zéro d’étendue. Et on en trouvera un pareil entre le repos et le mouvement, et entre un instant et le temps ; car toutes ces choses sont hétérogènes à leurs grandeurs, parce qu’étant infiniment multipliées, elles ne peuvent jamais faire que des indivisibles, non plus que ces indivisibles d’étendue, et par la même raison. Et alors on trouvera une correspondance parfaite entre ces choses ; car toutes ces grandeurs sont divisibles à l’infini, sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu’elles tiennent toutes le milieu entre l’infini et le néant. »

Voir aussi L’Esprit géométrique, § 30, OC III, éd. J. Mesnard, p. 406-407, qui explique ce que c’est qu’être le néant de quelque chose : « quoique une maison ne soit pas une ville, elle n’est pas néanmoins un néant de ville ». Le néant est chose relative : il représente en quelque sorte le zéro d’une réalité, ou ce qu’on appellerait l’ensemble vide. Mais il désigne aussi, par extension, ce qui, dans un ordre de réalité, n’a pas de valeur, par comparaison aux autres choses qui appartiennent à cet ordre.

Magnard Pierre, Le vocabulaire de Pascal, p. 39-41. Quoique le mot néant vienne remplacer rien chez Pascal, il ne traduit pas le latin nihil. Néant est plus négatif que rien, mais aussi employé pour désigner un défaut de naissance, une inassignable origine. Le mot est utilisé pour traduire l’inconsistance de l’homme, sa précarité et sa vanité.

Les sentiments qui accompagnent le néant sont ceux qui correspondent à la misère de l’homme. Voir Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 43 sq. Ennui, abandon, dépendance, insuffisance, impuissance, vide, noirceur, tristesse, chagrin, dépit, désespoir.

L’idée est proche de celle qui, dans la Bible, condamne les idoles comme êtres de néant.

Samuel, XII, 21. « Et nolite declinare post vana, qua non proderunt vobis, neque eruent vos, quia vana sunt » ; « Ne vous détournez point de lui, pour suivre des choses vaines, qui ne sont point, et qui ne vous délivreront point, parce qu’elles sont vaines ».

Psaumes, XXXVIII, 6. « Beatus vir cujus est nomen Domini spes ejus : et non respexit in vanitates et insanias falsas » ; « Heureux est l’homme qui a mis son espérance au Seigneur ; et qui n’a point arrêté sa vue des vanités et sur des objets également pleins d’extravagance et de tromperie ».

 

C’est un néant que notre imagination grossit en montagne.

 

Sur l’imagination en général, aussi bien comme puissance trompeuse que comme puissance capable d’aider la raison, voir Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal.

Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78). Imagination.

Pascal décrit souvent l’imagination comme faculté de disproportion, capable de conférer une importance énorme à des futilités, aussi bien qu’à anéantir les choses les plus essentielles. Voir OC II, éd. J. Mesnard, p. 522, Lettre au P. Noël : « L’imagination a cela de propre qu’elle produit avec aussi peu de peine et de temps les plus grandes choses que les petites ».

Laf. 551, Sel. 461. L’imagination grossit les petits objets jusqu’à en remplir notre âme par une estimation fantastique, et par une insolence téméraire elle amoindrit les grandes jusqu’à sa mesure, comme en parlant de Dieu.

C’est ce qui arrive dans le divertissement, qui consiste à se détourner de ce qui est essentiel en s’attachant à des objets qui n’ont par eux-mêmes sans valeur, et dont l’idée est directement associée à celle de néant.

Vanité 23 (Laf. 36, Sel. 70). Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir ? Mais ôtez leur divertissement vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti.

Pascal tient aussi compte d’observations sociales beaucoup plus simples et ponctuelles.

Vanité 19 (Laf. 31, Sel. 65). Les villes par où on passe on ne se soucie pas d’y être estimé. Mais quand on y doit demeurer un peu de temps on s’en soucie. Combien de temps faut-il ? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive.

Mais il n’y a pas là seulement une observation de moraliste ; il est possible aussi d’y voir un écho de l’expérience personnelle de Pascal.

 

Un autre tour d’imagination nous le fait découvrir sans peine.

 

Tour se dit en choses spirituelles et morales, de la manière de dire et de faire les choses (Furetière). Un tour d’esprit est une manière d’envisager les choses et les problèmes. De même, l’imagination peut être forte ou faible, triste ou joyeuse. Pascal en donne des exemples dans le fragment Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78). Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a ses fous et ses sages. Et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et confiance, les autres avec crainte et défiance. Et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous mais elle les rend heureux, à l’envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte.

Cet autre tour de l’imagination, qui permet de se débarrasser de certaines obsessions sans fondement, est étudiée sous ses différents aspects dans le chapitre que lui consacre Gérard Ferreyrolles, Les reines du monde, p. 233 sq. Il est bien représenté dans la maxime par laquelle Pascal résume l’essentiel d’un esprit chrétien : voir la Pensée n° 8H-19T recto (Laf. 919, Sel. 751) : Faire les petites choses comme grandes à cause de la majesté de Jésus-Christ qui les fait en nous et qui vit notre vie, et les grandes comme petites et aisées à cause de sa toute-puissance. Voir sur ce point Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde, p. 286.

Une idée proche se trouve par exemple dans certains écrits de Saint-Cyran. Voir Donetzkoff Denis, Saint-Cyran épistolier. D’une rhétorique savante à l’éloquence du cœur, p. 324, sur la Lettre 242, et p. 556. « Quand je prends garde avec quelque soin à ne faire que pour Dieu tout ce que je fais, et que hors de lui je ne voudrais servir personne, rien ne me semble petit ni difficile. Je crois que toute la grandeur de Dieu est enfermée dans la moindre petite œuvre qu’on fait pour lui, comme toute la bassesse de l’homme, quel qu’il soit, me semble être enfermée dans la plus grande œuvre qu’on fait pour un autre. Une image ne doit point servir une autre image, mais toutes deux doivent seulement servir la vérité qu’elles représentent, qui est Dieu. Car c’est le nom principal que Jésus-Christ se donne dans l’Évangile, qui n’appartient qu’à lui seul. Regardez-le en tout ce que vous ferez, et rien ne sera petit, comme il n’y a rien de grand en ce qu’on fait pour la créature, soit que ce soit un autre ou soi-même. »

Orcibal Jean, La Spiritualité de Saint-Cyran avec ses écrits de piété inédits, Les origines du jansénisme, V, Vrin, Paris, 1962, p. 99. Pour Saint-Cyran, l’exemple de Jean Chrysostome invite à « accomplir toute la justice chrétienne sans discerner si une chose est petite ou grande ». Voir p. 186, Port-Royal, Ms. 31, p. 295-307, § 7 : « celui qui témoigne de la dévotion aux moindres choses de la religion, n’a garde de manquer aux principales, mais il faut que les moindres soient comme le comble et l’accomplissement des principales ». Il faut invoquer Dieu dans les petites et grandes épreuves : p. 267. La piété consiste à s’acquitter des moindres devoirs, « car Dieu les découvre plus ou moins à quelqu’un selon qu’il habite plus ou moins en lui » ; à plus forte raison on doit pénitence pour les “grands péchés”, qui sont « les plus grands devoirs d’un chrétien » : p. 330.