Pensées diverses I – Fragment n° 6 / 37 – Papier original : RO 141 r° / v°
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 90 p. 331 à 333 / C2 : p. 282 à 284
Éditions de Port-Royal :
Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 279-280 / 1678 n° 17 et 20 p. 274-276
Un § a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chapitre XXV - Faiblesse de l’homme : 1678 n° 10 p. 191
Éditions savantes : Faugère II, 374, XLI ; I, 209, C ; I, 223, CL ; I, 205, LXXXII ; I, 187, XXVII ; I, 235, CLXXXV ; I, 216, CXXV ; I, 291, LXX / Havet XXV.194, VI.12, III.10, VI.1, VI.1 bis, XXIV.92, VI.48 note / Brunschvicg 579, 407, 531, 99, 380, 120, 370, 938 / Tourneur p. 70 et 69-3 / Le Guern 473 / Lafuma 536 à 543 (série XXIII) / Sellier 458 et 459
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Sommaire
Analyse des textes de RO 141 : Dieu et les apôtres, prévoyant que les semences... Analyse des textes barrés verticalement (RO 141 v°) : Nature diversifie et imite ...
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✧ Éclaircissements
Dieu, et les apôtres, prévoyant que les semences d’orgueil feraient naître les hérésies et ne voulant pas leur donner occasion de naître par des termes propres, a mis dans l’Écriture, et les prières de l’Église, des mots et des semences contraires pour produire leurs fruits dans le temps.
De même qu’il donne dans la morale la charité qui produit des fruits contre la concupiscence.
L’idée est que Dieu et ses apôtres ont prévu les effets néfastes pour l’Église de l’orgueil qui résulte du péché originel, et des hérésies qui en découlent. Les apôtres est une addition qui complète Dieu. GEF XIV, p. 24-25, suggère que l’addition a été faite pour correspondre aux dernières lignes du paragraphe, l’Écriture étant de Dieu, et les prières des apôtres.
Les semences d’orgueil : les semences insinuées dans la nature de l’homme par le péché originel, qui est essentiellement un péché d’orgueil.
Sur l’hérésie, voir la fiche thématique sur ce terme. Voir Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, p. 297-298. L’hérésie, une forme particulière du schisme, qui est la séparation du corps de l’Église ; l’hérésie consiste en une séparation, mais par une erreur doctrinale grave et opiniâtre. On appelle hérésiarque l’initiateur d’une hérésie. Le schisme se distingue de l’hérésie en ce qu’il consiste en une séparation de l’Église, pour une raison qui ne relève pas nécessairement de la doctrine. On trouvera des explications très claires dans Bartmann Bernard, Précis de théologie catholique, I, p. 61-63. L’hérésie est par nature l’expression d’une forme d’obstination dans l’erreur, qui découle de l’orgueil. Voir Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, art. Hérésie, Schisme, p. 688-691. Un croyant peut tomber dans l’erreur mais cette erreur ne devient une hérésie que lorsqu’elle est reconnue comme telle par l’Église et que le croyant y persiste alors qu’il sait qu’elle ne correspond pas à ce que soutient la communauté dans son ensemble. Cette persistance en est un élément essentiel.
Cependant le paradoxe de l’existence des hérésies, c’est que, suivant le principe tout sert, même le péché, etiam peccata, elles aussi ont leur utilité : voir saint Augustin, Cité de Dieu, XV, p. 181, qui cite I Cor. XI, 19, « il faut qu’il y ait des hérésies ». Voir livre XVIII, p. 667 : l’hérésie est utile aux catholiques, d’une part en exerçant leur sagesse, d’autre part en exerçant leur patience, enfin en exerçant leur bienveillance : p. 667. Mais cela n’est possible que parce que la vérité catholique dispose de trois sortes d’appuis : tout d’abord la Révélation et la liturgie de l’Église, selon l’adage lex orandi, lex credendi. En second lieu la Tradition (les Pères, les conciles œcuméniques). Et les miracles, lorsque la Révélation et la Tradition laissent naître des controverses. Voir sur ce point Sellier Philippe, “Pascal et l’histoire de l’Église dans la campagne des Provinciales (1656-1658)”, in Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 328.
De même qu’il donne dans la morale la charité qui produit des fruits contre la concupiscence : faut-il voir dans cette formule une allusion au fait que la charité se trouve en l’homme pour s’opposer à la tentation de céder aux maximes et aux décisions des casuistes corrompus, que Pascal estime inspirées par la concupiscence ?
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Quand la malignité a la raison de son côté, elle devient fière et étale la raison en tout son lustre.
Malignité : mauvaise qualité de quelque chose qui cause du mal. Le terme s’entend des choses naturelles (la malignité de l’air, la malignité d’une humeur) comme dans les morales.
Il est difficile de proposer une interprétation indiscutable de cette maxime, faute d’élément permettant de savoir à qui exactement pensait Pascal. Peut-être faut-il renvoyer en l’occurrence aux contestations sur la grâce et au cas des molinistes. Dans le Traité de la prédestination, 2, § 22, OC III, éd. J. Mesnard, p. 786, Pascal indique que l’opinion des molinistes « flatte le sens commun » que les calvinistes blessent. Ce serait cette apparence de raison qui expliquerait l’arrogance avec laquelle les molinistes exposent leur doctrine, dans les controverses sur la grâce. Mais il ne s’agit en l’occurrence que d’une hypothèse.
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Quand l’austérité ou le choix sévère n’a pas réussi au vrai bien et qu’il faut revenir à suivre la nature, elle devient fière par ce retour.
Cette maxime présente l’intérêt de montrer que Pascal n’est pas, comme on le lit souvent, partisan sans discernement d’une morale austère. Primo, Pascal admet que cette austérité ne conduit pas nécessairement au vrai bien. Secundo, loin d’en tirer la conclusion que l’austérité contredit parfois la nature, et d’en faire matière à une véritable humilité, ses partisans trouvent matière à s’enorgueillir d’avoir su comprendre la nécessité d’y renoncer.
On trouve une forme d’argument analogue dans le fragment Laf. 655, Sel. 539. Les discours d’humilité sont matière d’orgueil aux gens glorieux et d’humilité aux humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme sont matière d’affirmation aux affirmatifs. Peu parlent de l’humilité humblement, peu de la chasteté chastement, peu du pyrrhonisme en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété et nous cachons et nous déguisons à nous-mêmes.
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Celui qui sait la volonté de son maître sera battu de plus de coups
à cause du pouvoir qu’il a par la connaissance ;
Les trois phrases qui suivent sont construites sur le même modèle, avec un parallélisme établi par la formule à cause de… L’éditeur doit conserver le saut de ligne qui précède cette expression, qui est certainement voulu par Pascal.
L’usage répété du mot pouvoir renforce le procédé rhétorique du parallélisme entre les énoncés successifs. Voir Susini Laurent, L’écriture de Pascal, p. 584 sq.
Ce mot pouvoir renvoie implicitement aux deux premiers Écrits sur la grâce, la Lettre sur la possibilité des commandements et le Discours sur la possibilité des commandements, ainsi qu’au pouvoir prochain de la première Provinciale. Il faut entendre que le pouvoir des hommes de faire le bien et d’accomplir les commandements de Dieu est accru par la connaissance que l’on a du bien et du mal, par l’état de justice dans lequel on se trouve à un moment donné, et par le secours de la grâce que Dieu accorde à l’homme. Mais de ces pouvoirs que certains hommes ont à tel moment de leur vie, il résulte qu’un progrès dans la justice sera demandé durant leur vie, et qu’un plus grand compte sera demandé lors du jugement. C’est ce qui ressort des textes qui ont inspiré Pascal, qui insistent tous sur le fait qu’il sera demandé aux chrétiens et aux justes plus qu’aux autres, en raison des grâces plus puissantes qu’ils ont reçues.
Luc, XII, 47-48.
« Le serviteur qui aura su la volonté de son maître, et qui néanmoins ne se sera pas tenu prêt, et n’aura pas fait ce qu’il désirait de lui, sera battu rudement. Mais celui qui n’aura pas su la volonté, et qui aura fait des choses dignes de châtiment sera moins battu. On redemandera beaucoup à celui à qui on aura beaucoup donné, et on fera rendre un plus grand compte à celui à qui on aura confié plus de choses » ;
cité in saint Augustin, De gratia et libero arbitrio, 3, n. 5, éd. Bibliothèque augustinienne, 24, p. 101 :
« Ainsi, ceux qui connaissent les commandements divins perdent l’excuse que les hommes ont l’habitude d’invoquer, celle de l’ignorance. Mais même ceux qui ignorent la loi de Dieu ne seront pas sans châtiment : Tous ceux qui auront péché sans loi, périront aussi sans loi ; tous ceux qui auront péché avec la loi, seront jugés par la loi. Il ne me semble pas que l’Apôtre se soit exprimé ainsi pour indiquer que ceux qui ignorent la loi en péchant seront plus sévèrement châtiés que ceux qui pèchent en la connaissant. Périr paraît sans doute pire qu’être jugé ; mais on parle ici des païens et des juifs : les uns sont sans loi et les autres ont reçu la loi ; or, qui oserait dire que les juifs qui pèchent avec la loi ne périront pas à cause de leur incrédulité au Christ, bien que l’Apôtre dise seulement qu’ils seront jugés par la loi ? Sans la foi au Christ personne ne peut être sauvé en effet, et par là les juifs seront, pour leur perte, jugés. Car si la condition de ceux qui ignorent la loi de Dieu était pire que celle des hommes qui la connaissent, comment serait vrai ce que le Seigneur dit dans l’Évangile : Le serviteur qui ne sachant pas la volonté de son maître, accomplit des œuvres répréhensibles recevra peu de coups ; mais le serviteur qui accomplit ces œuvres répréhensibles en connaissant la volonté de son maître, recevra au grand nombre de coups. Voilà des paroles qui montrent bien qu’il est plus grave de pécher avec connaissance que dans l’ignorance. Cependant il ne faut pas avoir recours aux ténèbres de l’ignorance pour y chercher une excuse. D’abord autre chose est ne pas avoir su, et autre chose ne pas avoir voulu savoir : car c’est la volonté qui est inculpée en celui dont il est dit : Il n’a pas voulu apprendre à bien faire Mais ce plus, l’ignorance qui n’est pas celle des hommes qui ne veulent pas savoir, mais celle des hommes qui ignorent simplement, cette ignorance-là n’excuse personne : quelqu’un qui n’a pas cru parce qu’il n’a pas du tout entendu ce qu’il devait croire, n’échappe pas au feu éternel, mais peut-être le feu sera-t-il alors moins sévère ».
Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 267. « Pascal établit aussi bien que saint Augustin une hiérarchie entre ceux qui commettent le mal sciemment ou en négligeant de regarder en face la vérité, et ceux qui sont dans une ignorance totale du caractère criminel de leur conduite. C’est précisément parce que l’ignorance ne constitue jamais une excuse complète, mais demeure toujours un mal et une menace de damnation, que les chrétiens les plus justes ne sont jamais assurés d’être dans la justice. »
Le commentaire de Port-Royal sur Luc, XII, 47-48, commence par envisager le cas des pasteurs, dont la charge est « de conduire les autres », et dont la faute « est bien plus grande que celle d’un simple fidèle » « s’ils manquent à la vigilance » que le Christ leur ordonne. Mais l’auteur vient ensuite au fait qu’il est « très vrai de dire en général, et sans rapport aux pasteurs ou aux peuples, que la connaissance de ce que Dieu nous commande augmente toujours notre péché, et par conséquent le sujet de notre punition, lorsque nous ne l’accomplissons pas ». Et plus bas : « Jésus-Christ conclut tout ce qu’il disait des obligations de ceux qui étaient à son service, par ces paroles : Qu’on demanderait beaucoup à celui à qui on aurait beaucoup donné, c’est-à-dire, que ceux qui seraient élevés au-dessus des autres par leur dignité, par leurs richesses, et par les dons différents dont il aurait plu à Dieu de les combler, seraient aussi obligés à une plus grande perfection que ceux qui avaient moins reçu, et que les fautes qu’ils commettraient étant plus grandes, seraient soumises à un jugement plus rigoureux ».
Pascal traite le problème de l’ignorance, contre les molinistes qui soutiennent que « personne ne pèche qu’il n’ait auparavant la connaissance de son infirmité, celle du médecin, le désir de la guérison, et celui de la demander à Dieu », dans la Quatrième Provinciale ; voir l’éd. Cognet, Garnier, 1983, p. 62-71.
Morale chrétienne 11 (Laf. 361, Sel. 393) présente aussi le cas d’un esclave battu par son maître : Es-tu moins esclave pour être aimé et flatté de ton maître, tu as bien du bien, esclave, ton maître te flatte. Il te battra tantôt.
L’insistance avec laquelle Pascal rappelle que la condition du chrétien est plus exigeante que celle des hommes qui ont reçu moins de grâces justifie de l’absence d’arrogance dont l’auteur témoigne à l’égard des incrédules dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) : cette religion nous oblige de les regarder toujours, tant qu’ils seront en cette vie, comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et de croire qu’ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous pouvons au contraire tomber dans l’aveuglement où ils sont.
Qui justus est justificetur adhuc,
à cause du pouvoir qu’il a par la justice.
Qui justus est… : « Qui est juste, soit justifié encore », Apocalypse, XXII, 11. Autrement dit : celui qui est juste, il faut qu’il soit encore plus juste. Texte complet du verset : « Que celui qui fait l’injustice, la fasse encore ; que celui qui est souillé, se souille encore ; que celui qui est juste, se justifie encore ; et que celui qui est saint, se sanctifie encore ».
Cette exigence complète la précédente. Mais Pascal ne conserve que la partie qui marque l’exigence de perfection croissante.
À celui qui a le plus reçu sera le plus grand compte demandé
à cause du pouvoir qu’il a par le secours.
Ce sont des réflexions sur la parabole des talents.
Matthieu, XXV, 14-30.
« Car le Seigneur agit comme un homme qui, devant faire un long voyage hors de son pays, appela ses serviteurs, et leur mit son bien entre les mains. 15. Et ayant donné cinq talents à l’un, deux à l’autre, et un à l’autre, selon la capacité différente de chacun d’eux, il partit aussitôt. 16. Celui donc qui avait reçu cinq talents, s’en alla ; il trafiqua avec cet argent, et il en gagna cinq autres. 17. Celui qui en avait reçu deux, en gagna de même encore deux autres. 18. Mais celui qui n’en avait reçu qu’un alla creuser dans la terre, et y cacha l’argent de son maître. 19. Longtemps après, le maître de ces serviteurs étant revenu, leur fit rendre compte. 20. Et celui qui avait reçu cinq talents vint lui en présenter cinq autres, en lui disant : Seigneur, vous m’aviez mis cinq talents entre les mains, en voici, outre ceux-là, cinq autres que j’ai gagnés. 21. Son maître lui répondit : Ô bon et fidèle serviteur, parce que vous avez été fidèle en peu de chose, je vous établirai sur beaucoup d’autres : entrez dans la joie de votre seigneur. 22. Celui qui avait reçu deux talents vint aussi se présenter à lui, et lui dit : Seigneur, vous m’aviez mis deux talents entre les mains : en voici, outre ceux-là, deux autres que j’ai gagnés. 23. Son maître lui répondit : Ô bon et fidèle serviteur, parce que vous avez été fidèle en peu de chose, je vous établirai sur beaucoup d’autres : entrez dans la joie de votre Seigneur. 24. Celui qui n’avait reçu qu’un talent, vint ensuite, et lui dit : Seigneur, je sais que vous êtes un homme dur, que vous moissonnez où vous n’avez point semé, et que vous recueillez où vous n’avez rien mis ; 25. C’est pourquoi, comme je vous appréhendais, j’ai été cacher votre talent dans la terre : le voici, je vous rends ce qui est à vous. 26. Mais son maître lui répondit : Serviteur méchant et paresseux, vous saviez que je moissonne où je n ai point semé, et que je recueille où je n’ai rien mis : 27. Vous deviez donc mettre mon argent entre les mains des banquiers, afin qu’à mon retour je retirasse avec usure ce qui est à moi. 28. Qu’on lui ôte le talent qu’il a, et qu’on le donne à celui qui a dix talents. 29. Car on donnera à tous ceux qui ont déjà, et ils seront comblés de biens ; mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il semble avoir. 30. Et qu’on jette ce serviteur inutile dans les ténèbres extérieures. C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents. »
On peut aussi, mais de manière moins pertinente, renvoyer à Matthieu, XVIII, 23-35.
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Il y a une différence universelle et essentielle entre les actions de la volonté et toutes les autres.
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La volonté est un des principaux organes de la créance, non qu’elle forme la créance, mais parce que les choses sont vraies ou fausses selon la face par où on les regarde. La volonté qui se plaît à l’une plus qu’à l’autre détourne l’esprit de considérer les qualités de celle qu’elle n’aime pas à voir. Et ainsi l’esprit, marchant d’une pièce avec la volonté, s’arrête à regarder la face qu’elle aime, et ainsi il en juge par ce qu’il y voit.
Voir De l’esprit géométrique, De l’Esprit géométrique, 2, De l’art de persuader, §1-2, OC III, p. 413-414, où Pascal explique comment les principes de plaisir entraînent la créance.
« L’art de persuader a un rapport nécessaire à la manière dont les hommes consentent à ce qu’on leur propose, et aux conditions des choses qu’on veut faire croire.
Personne n’ignore qu’il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme, qui sont ses deux principales puissances, l’entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir qu’aux vérités démontrées ; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l’agrément.
Cette voie est basse, indigne, et étrangère : aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait profession de ne croire et même de n’aimer que ce qu’il sait le mériter.
Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader, car elles sont infiniment au-dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l’âme, et par la manière qu’il lui plaît.
Je sais qu’il a voulu qu’elles entrent du cœur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il les faut connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il les faut aimer pour les connaître, et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences.
En quoi il paraît que Dieu a établi cet ordre surnaturel, et tout contraire à l’ordre qui devait être naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont néanmoins corrompu cet ordre en faisant des choses profanes ce qu’ils devaient faire des choses saintes, parce qu’en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaît. Et de là vient l’éloignement où nous sommes de consentir aux vérités de la religion chrétienne, tout opposée à nos plaisirs. Dites-nous des choses agréables et nous vous écouterons, disaient les Juifs à Moïse ; comme si l’agrément devait régler la créance ! Et c’est pour punir ce désordre par un ordre qui lui est conforme, que Dieu ne verse ses lumières dans les esprits qu’après avoir dompté la rébellion de la volonté par une douceur toute céleste qui le charme et qui l’entraîne. »
Preuves par discours I (Laf. 423, Sel. 680). Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses. Je dis que le cœur aime l’être universel naturellement et soi-même naturellement, selon qu’il s’y adonne, et il se durcit contre l’un ou l’autre à son choix. Vous avez rejeté l’un et conservé l’autre ; est-ce par raison que vous vous aimez ?
De cette description du mécanisme de la créance se tire une stratégie de la persuasion. Voir Laf. 701, Sel. 579. Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela, car il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas être trompé. Et peut-être que cela vient de ce que naturellement l’homme ne peut tout voir, et de ce que naturellement il ne se peut tromper dans le côté qu’il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies.
Voir Laf. 741, Sel. 617, sur les effets de la machine arithmétique et l’existence d’une volonté chez les animaux : La machine d’arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux ; mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu’elle a de la volonté comme les animaux.
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Toutes les bonnes maximes sont dans le monde, on ne manque qu’à les appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu’il ne faille exposer sa vie pour défendre le bien public, et plusieurs le font, mais pour la religion point.
Voir le dossier thématique sur les maximes.
On peut rapprocher ce passage du fragment Laf. 634, Sel. 527. La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs, C’est un excellent couvreur, dit-on, et en parlant des soldats : ils sont bien fous, dit-on, et les autres au contraire : il n’y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. À force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers et mépriser tous les autres on choisit. Car naturellement on aime la vertu et on hait la folie ; ces mots mêmes émeuvent ; on ne pèche qu’en l’application.
La réflexion de Pascal trouve peut-être un écho dans la remarque de Gilbert K. Chesterton, Orthodoxie, Paris, NRF, Gallimard, 1998, p. 44. « Le monde moderne est envahi de vieilles vertus chrétiennes devenues folles ».
Exposer sa vie pour défendre le bien public : Pascal pense sans doute à la condition militaire.
La formule pour la religion point a quelque chose de surprenant. L’exemple des martyrs montre que nombreux sont ceux qui exposent leur vie pour défendre la religion. L’édition de 1670 réagit en remplaçant point par peu. Il est vrai que Pascal a précisé que les bonnes maximes sont dans le monde, ce qui introduit une réserve considérable. Pascal veut sans doute dire que, alors que nul ne doute qu’en général, on doit risquer sa vie pour défendre le bien public, on fait dans le monde une exception à l’égard de la religion, alors qu’il est difficilement contestable qu’elle contribue efficacement au bien public. C’est bien dans l’application d’une règle générale que se situe l’effet.
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Il est nécessaire qu’il y ait de l’inégalité parmi les hommes. Cela est vrai, mais cela étant accordé, voilà la porte ouverte non seulement à la plus haute domination mais à la plus haute tyrannie.
Montaigne, Essais, II, 12, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 593. « Il est malaisé de donner bornes à notre esprit : il est curieux et avide, et n’a point occasion de s’arrêter plutôt à mille pas qu’à cinquante ».
Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). N’y a-t-il point une vérité substantielle, voyant tant de choses vraies qui ne sont point la vérité même ?
Miracles III (Laf. 905, Sel. 450). Pyrrhonisme. Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie. La vérité essentielle n’est point ainsi, elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la détruit et l’anéantit. Rien n’est purement vrai et ainsi rien n’est vrai en l’entendant du pur vrai. On dira qu’il est vrai que l’homicide est mauvais : oui, car nous connaissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon ? La chasteté ? Je dis que non, car le monde finirait. Le mariage ? non, la continence vaut mieux. De ne point tuer ? non, car les désordres seraient horribles, et les méchants tueraient tous les bons. De tuer ? non, car cela détruit la nature. Nous n’avons ni vrai, ni bien que en partie, et mêlé de mal et de faux.
Pascal écrit d’abord que les choses n’enferment pas de bornes, et que l’esprit ne les supporte pas : l’opposition est clairement celle de l’ordre des corps et de l’ordre des esprits. La conclusion est qu’aucun de ces deux ordres ne fixe des limites constantes aux actions des hommes. Elle est conforme à la perspective de la liasse Misère, par exemple, qui insiste sur les impuissances de l’homme.
L’addition Les lois y en veulent mettre (voir plus bas) change la perspective, car elle suppose que les lois, qui relèvent des deux ordres, de l’esprit pour la conception, des corps pour l’application, tentent malgré tout d’imposer des bornes. Pascal se situe alors dans la perspective de Raisons des effets, qui conduit à Grandeur : malgré les impuissances qui affligent la nature de l’homme, il demeure en son cœur une aspiration à l’ordre, qui s’exprime par le fait que les lois veulent imposer des bornes aux actions des hommes. Naturellement, cette aspiration est impuissante et vaine, ce qui conduit au renversement continuel du pour au contre.
On peut se demander si Pascal entend ici le mot tyrannie dans le même sens que dans la liasse Misère.
Misère 7 (Laf. 58, Sel. 92). La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre. Diverses chambres de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux dont chacun règne chez soi, non ailleurs. Et quelquefois ils se rencontrent et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savants, elle n’est maîtresse que des actions extérieures.
Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91). Tyrannie. La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres. Ainsi ces discours sont faux, et tyranniques : je suis beau, donc on doit me craindre, je suis fort donc on doit m’aimer, je suis... Et c’est de même être faux et tyrannique de dire : il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas, il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas.
À première vue, entendre tyrannie au sens ordinaire paraît pouvoir suffire à une interprétation satisfaisante. Mais c’est sans doute appauvrir la pensée de Pascal, qui est que, quand on admet que l’inégalité existe nécessairement parmi les hommes, on lui donne licence de se répandre sans aucune limite. Elle conduit non seulement à la domination, c’est-à-dire à l’instauration d’un pouvoir souverain, mais à la tyrannie, qui est bien un désir de domination universel et hors de son ordre.
Il est nécessaire de relâcher un peu l’esprit, mais cela ouvre la porte aux plus grands débordements.
C’est l’un des rares passages où Pascal fasse allusion à ce qu’on peut appeler le libertinage.
Relâchement : diminution de force, de tension. Se dit figurément en choses morales : le temps a apporté bien du relâchement à la vie monastique ; bien des gens se sont écriés contre le relâchement de quelques nouveaux casuistes (Furetière).
Débordement : Furetière donne pour définition débauche, dissolution en paroles, en actions. Il faut plus probablement entendre ici excès, abus, ou plus exactement dérèglement.
Qu’on en marque les limites. Il n’y a point de bornes dans les choses. Les lois y en veulent mettre et l’esprit ne peut le souffrir.
Il n’y a point de bornes dans les choses : Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 89, indique que Horace dit au contraire Est modus in rebus.
Les lois en veulent mettre est une addition dans l’interligne. Dans la première rédaction, ce sont les bornes que l’esprit ne peut souffrir, dans la seconde, c’est que les lois tentent d’en mettre.
Voir Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94), sur le désordre des lois, qui montre qu’en effet, la raison corrompue ne peut souffrir qu’on lui impose des lois, même naturelles.
Montaigne, Essais, II, 12, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 591. « On a raison de donner à l’esprit humain les barrières les plus contraintes qu’on peut. En l’étude, comme au reste, il lui faut compter et régler ses marches, il lui faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et le garrotte de religion, de lois, de coutumes, de sciences, de préceptes, de peines et récompenses mortelles et immortelles ; encore voit-on que, par sa volubilité et dissolution, il échappe à toutes ces liaisons. »
Montaigne, Essais, II, 12, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 593. « Cette opinion est plausible, et introduite par gens de composition : mais il est malaisé de donner bornes à notre esprit : il est curieux et avide, et n’a point occasion de s’arrêter plus tôt à mille pas qu’à cinquante ».
Charron Pierre, La sagesse, I, 14, éd. Negroni, Paris, Fayard, 1986, p. 141 sq. « C’est pourquoi on a en bonne raison de lui donner des barrières étroites : on le bride et le garrotte de religion, lois, coutumes ; sciences, préceptes, menaces, promesses mortelles et immortelles ; encore voit-on que par sa débauche il franchit, il échappe à tout, tant il est de nature revêche, fier, opiniâtre [...]. Il est bien plus sûr de le mettre en tutelle, et le coucher, que le laisser aller à sa poste [...] ».