Pensées diverses I – Fragment n° 6 / 37 – Papier original : RO 141 r° / v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 90 p. 331 à 333  / C2 : p. 282 à 284

Éditions de Port-Royal :

       Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 279-280  / 1678 n° 17 et 20 p. 274-276

       Un § a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chapitre XXV - Faiblesse de l’homme : 1678 n° 10 p. 191

Éditions savantes : Faugère II, 374, XLI ; I, 209, C ; I, 223, CL ; I, 205, LXXXII ; I, 187, XXVII ; I, 235, CLXXXV ; I, 216, CXXV ; I, 291, LXX / Havet XXV.194, VI.12, III.10, VI.1, VI.1 bis, XXIV.92, VI.48 note / Brunschvicg 579, 407, 531, 99, 380, 120, 370, 938  / Tourneur p. 70 et 69-3 / Le Guern 473 / Lafuma 536 à 543  (série XXIII) / Sellier 458 et 459

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Sommaire

 

Bibliographie

Analyse des textes de RO 141 : Dieu et les apôtres, prévoyant que les semences...

Analyse des textes barrés verticalement (RO 141 v°) : Nature diversifie et imite ...

 

 

Éclaircissements

 

 

Nature diversifie et imite. Artifice imite et diversifie.

 

Laf. 698, Sel. 577. Nature s’imite. La nature s’imite. Une graine jetée en bonne terre produit. Un principe jeté dans un bon esprit produit. Les nombres imitent l’espace qui sont de nature si différente. Tout est fait et conduit par un même maître. La racine, les branches, les fruits, les principes, les conséquences.

Artifice : adresse, industrie de faire les choses avec beaucoup de subtilité, de précaution (Furetière). Mais le mot s’entend sans doute ici, par opposition à nature, de tout ce que l’homme produit par art et par industrie.

Sur le procédé rhétorique de la réversion, voir Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 614 sq. Procédé rhétorique de la réversion.

 

Hasard donne les pensées, le hasard les ôte : point d’art pour conserver ni pour acquérir.

Pensée échappée, je la voulais écrire. J’écris au lieu qu’elle m’est échappée.

 

Laf. 656, Sel. 540. En écrivant ma pensée elle m’échappe quelquefois ; mais cela me fait souvenir de ma faiblesse que j’oublie à toute heure, ce qui m’instruit autant que ma pensée oubliée, car je ne tiens qu’à connaître mon néant.

Point d’art pour conserver : cette maxime fait allusion à l’art de la mémoire, tel qu’il se pratiquait dans l’Antiquité grecque et romaine, et à la Renaissance. La mémoire artificielle, fondée sur des lieux et des images qui permettent d’évoquer à volonté, de classer et d’engranger des pensées, est à la base de la rhétorique. Sur les auteurs que Pascal a pu lire sur ce sujet, voir Yates Frances, L’art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975. Sur les méthodes de Ramus, voir p. 250 sq. Sur Robert Fludd, voir p. 344 sq. Un dernier chapitre est consacré à l’art de la mémoire en rapport avec le développement de la méthode scientifique aux XVIe et XVIIe siècles, notamment sur le mouvement qui consiste à se dégager de l’hermétisme de la Renaissance pour former de nouvelles règles de formation et de mémorisation des pensées : p. 395. Voir p. 400 sq., sur l’idée que se fait Descartes d’un tel art de la mémoire. Lorsque Pascal affirme qu’il n’y a point d’art pour conserver ni pour acquérir, il réagit, comme l’a fait le P. Mersenne, contre certaines spéculations hermétiques de Fludd.

Shiokawa Tetsuya, “La pensée”, in Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, p. 33, sur la pensée qui échappe. La pensée dont il est ici question est d’abord une bonne idée, qui me vient à l’esprit, mais elle est aussi une bonne formule verbale, qui incite à la noter sur le papier. Cette première pensée, une fois oubliée, suscite ou rappelle une autre pensée, portant sur ma faiblesse ou mon néant. L’expérience de la perte ou de l’échec de la pensée prend la forme d’une pensée comme activité autoréférentielle.

Belin Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002, p. 226.

Papasogli Benedetta, La mémoire du cœur au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2008, p. 223 sq., « Pascal et les voies négatives de la mémoire ». La mémoire est un sentiment : p. 225. Chez Pascal, la mémoire existentielle occupe peu de place, parce qu’il n’y a pas de temps pour la mémoire, en raison de la brièveté de la vie sur la terre : p. 226-227. Il n’y a pas d’art de la mémoire : voir Laf. 542, Sel. 459, « hasard donne les pensées, et hasard les ôte ; point d’art pour conserver ni pour acquérir ». Pourtant les lettres de Pascal à ses proches parlent sans cesse de souvenir : p. 231. Se souvenir n’est pas une opération intellectuelle ou un pur événement affectif ; cela touche à la volonté, c’est une action morale : p. 231. Mémoire de la lettre et mémoire de l’esprit : p. 23. La première est judaïque et ne forme qu’un corps inanimé, la seconde est comme un esprit vivifiant : p. 23. La mémoire veille sur des vérités acquises, mais les vérités profondes sont gravées dans le cœur : dans la Lettre sur la mort de son père, Pascal appelle ses sœurs non à se remémorer la figure de leur père, mais à la faire revivre devant Dieu en elles, OC II, p. 851-863. C’est le sens du Mémorial : témoignage d’un événement et actualisation pérenne de la grâce liée à cet événement : p. 233. La foi comme mémoire : p. 237 sq. Mémoire individuelle, mémoire collective : p. 239 sq. Mémoire et espérance : p. 243 sq.

Parmentier Bérengère, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000, p. 104 sq. Celui-là même qui écrit n’est pas maître des pensées qui le traversent.

Ces commentaires doivent être complétés par l’étude que Philippe Sellier consacre à la memoria dans son édition des Pensées, opuscules et lettres qu’il a publiée en 2011 avec L. Plazenet, p. 84 sq. Pascal subvertit selon lui les ambitions traditionnelles relatives à la memoria. La tradition rhétorique soulignait l’importance du choix des textes à faire apprendre aux enfants. En disciple de Montaigne, Pascal est convaincu que dans sa faiblesse, l’homme a besoin d’armer sa pensée de citations qui marquent la mémoire. Il lui faut s’appuyer sur la machine : en s’astreignant à la répétition de textes comme ceux d’Épictète et de Montaigne, s’ajoute à leur force intrinsèque pour mieux s’inscrire dans la mémoire.

Laf. 745, Sel. 618. La manière d’écrire d’Epictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie est la plus d’usage qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie, comme quand on parlera de la commune erreur qui est parmi le monde que la lune est cause de tout, on ne manquera jamais de dire que Salomon de Tultie dit que lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose il est bon qu’il y ait une erreur commune, etc.

La réflexion de Pascal sur la pensée qui échappe est donc l’envers d’une recherche rhétorique destinée au contraire à forger des méthodes pour ne pas oublier les idées.

Pour acquérir : Pascal semble faire ici allusion à ce que la rhétorique appelé l’inventio. Voir Mesnard Jean, “L’invention chez Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 371-386.

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Le déchiffrement des lignes qui suivent par la plupart des éditeurs est très conjectural, et conduit à des interprétations à peu près incompréhensibles. Nous proposons donc des remarques accompagnées d’expresses réserves.

 

Digression.

 

Preuves de Jésus-Christ 1 (Laf. 298, Sel. 329). L’ordre. Contre l’objection que l’Écriture n’a pas d’ordre. Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien qui est par principe et démonstration. Le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour ; cela serait ridicule. Jésus-Christ, Saint Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit, car ils voulaient échauffer, non instruire. Saint Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours.

 

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Tour menu, cela sied.

 

La lecture tour menu, qui est très douteuse, a peut-être été suggérée par opposition avec la digression, qui est un tour d’expression.

 

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En voulez-vous de me bien garer les pères, et les...

 

Garer : selon Furetière, verbe actif qui ne se dit qu’avec le pronom personne : Il se faut garer dans cette boutique pour laisser passer cet embarras. Garez-vous de ces taureaux qui viennent.

La lecture courante ajoute un M’ initial qui n’est pas sur le manuscrit.

De même, le point d’interrogation qui est proposé par M. Le Guern après le mot garer est une addition au manuscrit.

Le rapprochement avec la Ve Provinciale, que l’on trouve chez certains éditeurs, paraît difficile à justifier.

 

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Je les ai relevés depuis, car je ne les avais pas...

 

Lecture conjecturale. Cette ligne est de la main de Pascal.

GEF XIV, p. 376, indique que le dernier mot qui figure sur le manuscrit serait su. Faugère « conjecture, avec vraisemblance », selon Brunschvicg, qu’il faut suppléer « suffisamment lus ». GEF XIV transcrit en effet « Je les ai relus depuis, car je ne les avais pas… » La lecture relus (au lieu de relevés) a sans doute suggéré cette hypothèse.