Pensées diverses I – Fragment n° 7 / 37 – Papier original : RO 115

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 91 p. 333-333 v°  / C2 : p. 284-285

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 265 et 259 / 1678 n° 55, 40 et 41 p. 257-258 et 252

Éditions savantes : Faugère II, 329, XXXVII ; I, 232, CLXXIX ; I, 286, LVIII / Havet XXV.180, XXIV.33, XXIV.23 et 23 bis, Prov. G p. 293 / Brunschvicg 778, 458, 515, 784, 779, 780  / Tourneur p. 72 / Le Guern 474 / Lafuma 544 à 549  (série XXIII) / Sellier 460

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Bibliographie

 

 

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, “Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du monde et la recherche de la permanence dans les Pensées”, in Port-Royal et la littérature. Pascal, 2e éd. Paris, Champion, 2010.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012.

SELLIER Philippe, “La chute et l’ascension”, in Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et moralistes, Fénelon, Paris, Champion, 2003, p. 129-140.

SERRES Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, II, Paris, Presses Universitaires de France, 1968.

 

 

Éclaircissements

 

Omnis Judaeae, regio, et Jerosolymitae universi, et baptizabantur, à cause de toutes les conditions d’hommes qui y venaient.

 

Omnis judaeae regio, et Jerosolymitae universi et baptizabantur : Marc, 1, 5. « Tout le pays de Judée et tous les habitants de Jérusalem se rendaient auprès de lui ; et, confessant leurs péchés, ils se faisaient baptiser par lui dans le fleuve du Jourdain. »

Ce n’est pas le fait du zèle des convertis de Judée qui intéresse ici Pascal, mais le sens qu’il faut attribuer au mot tous (omnis, universi).

Les controverses relatives au jansénisme ont notamment tourné autour du sens dans lequel devait être entendu le terme tous, par exemple dans la proposition le Christ s’est incarné pour sauver tous les hommes. Fallait-il entendre tous les hommes absolument, ou plus étroitement tous les prédestinés ? Pascal a consacré plusieurs passages à ce problème.

À cause de toutes les conditions d’hommes qui y venaient : entendre non que tous les habitants de Jérusalem sans exception venaient, mais seulement des gens de toutes conditions ; universi ne signifie pas littéralement tous, au sens strict de universel. Voir des réflexions du même esprit dans Traité de la prédestination, 3, Rédaction plus élaborée de la partie centrale, OC III, éd. Jean Mesnard, p. 792 sq., § 12 sq. :

« Que Dieu a discerné ses élus d’avec les autres par des raisons inconnues aux hommes et aux anges et par une pure miséricorde sans aucun mérite.

Que les élus de Dieu font une universalité, qui est tantôt appelée monde parce qu’ils sont répandus dans tout le monde, tantôt tous, parce qu’ils font une totalité, tantôt plusieurs, parce qu’ils sont plusieurs entre eux, tantôt peu, parce qu’ils sont peu à proportion de la totalité des délaissés.

Que les délaissés font une totalité qui est appelée monde, tous et plusieurs, et jamais peu. »

Saint Augustin, Enchiridion, 421-422 : tous signifie des hommes de toutes conditions.

Saint Augustin, De correptione et gratia, 14, n. 44.

Arnauld Antoine, Apologie pour les saints Pères, III, 11 : tous ne veut pas dire sans en excepter aucun.

Voir Provinciale I, § 14, éd. Cognet, Paris, Garnier, 1983, p. 9. La grâce n’est pas donnée à tous les hommes.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 272. Interprétation de I Tim., II, 4, « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ». Selon saint Augustin, on peut dire qu’il faut entendre par tous les prédestinés, car tout le genre humain est en eux ; voir De correptione et gratia, 14, n. 44 : « Et quod scriptum est, quod vult omnes homines salvos fieri, nec tamen omnes salvi fiunt, multis quidem modis intellegi potest, ex quibus in aliis opusculis nostris aliquos commemoravimus : sed hic unum dicam. Ita dictum est : Omnes homines vult salvos fieri, ut intellegantur omnes praedestinati ; quia omne genus hominum in eis est. Sicut dictum est Pharisaeis : Decimatis omne olus : ubi non est intellegendum nisi omne quod habebant ; neque enim omne olus quod erat in toto terrarum orbe decimabant. Secundum istum locutionis modum dictum est : Sicut et ego omnibus per omnia placeo. Numquid enim qui hoc dixit, placebat etiam tam multis persecutoribus suis ? Sed placebat omni generi hominum, quod Christi congregabat Ecclesia, sive iam intus positis, sive introducendis in eam ». Ou il faut entendre que Dieu veut que tous les hommes qui sont sauvés soient sauvés, ce qui souligne le lien entre la réalité et le vouloir divin ; on peut encore comprendre tous les hommes par des hommes de toutes conditions, de tout savoir, de tout sexe, de tous âges, voir Enchiridion, 103. Ou encore tous est employé au sens de beaucoup : p. 273. Voir Contra Jul., IV, 8, n. 42 et 44. Au bout du compte, pour Pascal comme pour saint Augustin, Dieu ne veut plus le salut de tous les hommes, mais seulement celui des prédestinés : p. 273.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., 2012, p. 16 sq. La grâce augustinienne n’est pas donnée à tous : p. 78. Jésus est-il mort pour tous les hommes ? Problème posé par l’expression de la Première lettre à Timothée, 2, Dieu veut que tous les hommes soient sauvés. Différentes interprétations du mot tous, chez Augustin et à Port-Royal.

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 247. Comment interpréter les formules selon le contexte : p. 249. Tous synonyme de plusieurs ; ou tous ceux qu’il sauve le sont par sa volonté ; ou toutes sortes d’hommes : p. 250-251.

Bourzeis Amable (Amable de Volvic), Contre l’adversaire du concile de Trente et de saint Augustin, sl, 1650, p. 39. Le fils de Dieu, autant qu’il est en lui, n’est mort que pour le salut des prédestinés. Il ne faut pas dire que le Christ est mort efficacement pour les seuls prédestinés, comme s’il était mort suffisamment pour tous les hommes, quant à l’application de sa mort ; car le concile définit contre les Hincmaristes, que Jésus-Christ n’a pas souffert pour le salut de tous les hommes. Censure par les facultés de Douai et de Louvain de cette proposition d’un jésuite, que Jésus-Christ ne serait pas mort pour tous les hommes, s’il ne leur avait donné à tous des moyens suffisants pour opérer leur salut, opinion contraire au concile de Trente, qui déclare expressément que le mérite de la passion du Christ n’est pas appliqué à tous les hommes : p. 40-41 (2e pagination).

 

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Des pierres peuvent être enfants d’Abraham.

 

Le verbe peuvent est mis en relief par une graphie plus grosse que les autres mots.

Des pierres peuvent être enfants d’Abraham : Matthieu, III, 7-9. « Mais voyant plusieurs des pharisiens et des sadducéens qui venaient à son baptême, il leur dit : Races de vipères, qui vous a appris à fuir la colère qui doit tomber sur vous ? 8. Faites donc de dignes fruits de pénitence. 9. Et ne pensez pas dire en vous-mêmes : Nous avons Abraham pour père ; puisque je vous déclare que Dieu peut faire naître de ces pierres mêmes des enfants à Abraham. » Voir aussi Jean, VIII, 39.

Commentaire de Port-Royal :

« Les Juifs, et surtout les pharisiens, qui étaient les plus superbes d’entre les Juifs, se faisaient un vain honneur d’avoir Abraham pour père, et s’attribuaient en quelque sorte la justice de cet ancien patriarche, à cause qu’ils étaient tous descendus de lui. C’est aussi ce qu’ils répondirent depuis à Jésus-Christ, lorsqu’il les exhortait à devenir ses disciples, et à connaître la vérité qui devait les rendre libres : Nous sommes, lui disaient-ils, de la race d’Abraham, et nous n’avons jamais été esclaves de personne[Jean, 8, 33 etc.]. Et sur ce que Jésus-Christ leur répliqua : Que tous ceux qui commettaient le péché étaient esclaves du péché ; ce qui l’obligea de les presser de plus près, en leur disant : Si vous êtes les enfants d’Abraham, faites donc les œuvres qu’Abraham a faites.

C’est cette fausse présomption des pharisiens et des sadducéens, que saint Jean-Baptiste qui connaissait par la lumière de Dieu le fond de leurs cœurs, combat ici très fortement. Et il ne pouvait les humilier davantage qu’en leur déclarant, comme il fait, que Dieu était tout-puissant pour substituer en leur place des vrais enfants de la foi d’Abraham, en les faisant naître, s’il était besoin, des pierres mêmes qu’ils voyaient devant leurs yeux : qu’ainsi ils devaient appréhender d’être rejetés du nombre de ses enfants, s’ils n’imitaient sa piété et son humble obéissance envers Dieu. Quelques Pères ont expliqué ces paroles comme si saint Jean avait dit que Dieu pouvait faire de dignes enfants d’Abraham des cœurs aussi endurcis que la pierre ; c’est-à-dire des païens mêmes : ce qui marquait en effet la conversion des Gentils. Mais on peut aussi, selon la lettre, entendre par ces paroles, avec saint Jérôme et plusieurs autres interprètes [Hieron. In Matth.], que s’il n’était rien d’impossible à Dieu, et qu’il lui était facile de retrancher toute leur vaine ostentation en créant de ces pierres mêmes qu’ils voyaient, des hommes qui devinssent véritablement les enfants et les héritiers de la foi d’Abraham. »

 

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Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie. Libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi.

 

Voir les dossiers thématiques sur la concupiscence et les deux délectations.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 146-147.

« La convoitise de la chair, la convoitise des yeux, la convoitise de la puissance » : Première épître de Jean, II,  16. « Car tout ce qui est dans le monde est ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie ; ce qui ne vient pas du Père, mais du monde ».

La correspondance est la suivante :

Libido sentiendi : concupiscence de la chair.

Libido sciendi : concupiscence des yeux.

Libido dominandi : orgueil de la vie.

Sur la concupiscence et ses trois formes, voir Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, T3, § 8, OC III, éd. J. Mesnard, p. 793-794. Après le péché d’Adam, « la concupiscence s’est donc élevée dans ses membres et a chatouillé et délecté sa volonté dans le mal, et les ténèbres ont rempli son esprit de telle sorte que sa volonté, auparavant indifférente pour le bien et le mal, sans délectation ni chatouillement ni dans l’un ni dans l’autre, mais suivant, sans aucun appétit prévenant de sa part, ce qu’il connaissait de plus convenable à sa félicité, se trouve maintenant charmée par la concupiscence qui s’est élevée dans ses membres. Et son esprit très fort, très juste, très éclairé, est obscurci et dans l’ignorance. »

 

Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu’ils n’arrosent. Heureux ceux qui étant sur ces fleuves, non pas plongés, non pas entraînés, mais immobilement affermis sur ces fleuves, non pas debout, mais assis, dans une assiette basse et sûre, dont ils ne se relèvent pas avant la lumière, mais après s’y être reposés en paix, tendent la main à celui qui les doit élever pour les faire tenir debout et fermes dans les porches de la sainte Jérusalem où l’orgueil ne pourra plus les combattre et les abattre, et qui cependant pleurent, non pas de voir écouler toutes les choses périssables que ces torrents entraînent, mais dans le souvenir de leur chère patrie de la Jérusalem céleste, dont ils se souviennent sans cesse dans la longueur de leur exil.

 

Terre de malédiction : la formule se trouve dans les Considérations sur les dimanches et les fêtes des mystères, et sur les fêtes de la Vierge et des saints, Pour le dimanche de la Septuagésime, Paris, Savreux, 1671, p. 289 : Adam et Ève ont été « condamnés par un très juste jugement à ne vivre plus que dans une terre de malédiction, qu’ils devaient cultiver par le travail de leurs mains, et à la sueur de leur front ». La formule s’étend chez Pascal à toute la condition humaine. Elle répond à Genèse, III, 17 : « Parce que vous avez écouté la voix de votre femme, et que vous avez mangé du fruit de l’arbre dont je vous avais défendu de manger, la terre sera maudite (maledicta terra dans le texte latin) à cause de ce que vous avez fait, et vous n’en tirerez de quoi vous nourrir qu’avec beaucoup de travail ».

Immobilement ne se trouve ni dans le Dictionnaire de l’Académie, ni dans Furetière, ni chez Richelet. Pascal semble avoir été un des seuls auteurs illustres à user de ce néologisme inspiré du latin immobiliter.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 345. Sur le thème lyrique et mystique de la stabilité en Dieu, en contraste avec le thème tragique de l’instabilité de l’homme sans Dieu. Pascal paraphrase le psaume 136, qui évoque la désolation des Juifs captifs et exilés aux bords des fleuves de Babylone, et la tristesse de la séparation et la nostalgie de leur patrie Jérusalem.

Sur Babylone, voir Pons R., “Les fleuves de Babylone”, L’information littéraire, 1954, p. 154-161.

L’exil d’une grande partie du peuple juif par Nabuchodonosor date du VIe siècle avant Jésus-Christ. Une première déportation, d’environ dix mille personnes, eut lieu après le siège de Jérusalem et la reddition du roi Joachim. Par la suite, Nabuchodonosor dut abattre le roi Sédécias et détruisit Jérusalem (586 avant Jésus-Christ), et une seconde déportation frappa les Hébreux. L’exil dura 70 ans. Le psaume 136 exprime la détresse des exilés et leur regret d’avoir été arrachés à leur patrie. Chez saint Augustin, Babylone est opposée à Jérusalem, notamment dans le commentaire qu’il a consacré au psaume 136 et dans La cité de Dieu. Voir l’Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 133-134, notamment sur la signification symbolique et sacramentelle de Babylone : Babylone représente la cité de l’impie et le royaume du démon ; les membres de la cité de Dieu y vivent parmi ceux qui aiment le monde, en tant que captifs et non comme citoyens ; les moments de repos provisoire leur permettent d’échapper à l’instabilité généralisée de cet exil.

Psaume 136. « Nous nous sommes assis sur le bord des fleuves de Babylone ; et là nous avons pleuré, en nous souvenant de Sion. 2. Nous avons suspendu nos instruments de musique aux saules qui sont au milieu de cette contrée ; 3. Parce que ceux qui nous avaient emmenés captifs, nous demandaient que nous chantassions des cantiques. 4. Ceux qui nous avaient enlevés, nous disaient : Chantez-nous de ces cantiques de joie que vous chantiez dans Sion. 5. Comment chanterons-nous un cantique du Seigneur dans une terre étrangère ? 6. Si je t’oublie, ô Jérusalem, que ma main droite soit mise en oubli. 7. Que ma langue soit attachée à mon gosier, si je ne me souviens point de toi ; 8. si je ne me propose pas Jérusalem comme le principal sujet de ma joie ! 9. Souvenez-vous, Seigneur, des enfants d’Édom, de ce qu’ils ont fait au jour de la ruine de Jérusalem, 10. lorsqu’ils disaient : Exterminez, et abattez jusques à ses fondements. 11. Malheur à toi, fille de Babylone : Heureux celui qui te rendra tous les maux que tu nous as faits ! 12. Heureux celui qui prendra tes petits enfants, et qui les brisera contre la pierre. »

Commentaire de Port-Royal : « Babylone, se prend ici pour tout le pays. L’extrême douleur qu’eurent les Israélites étant emmenés captifs en un pays étranger, les faisait pleurer par le souvenir de Sion, c’est-à-dire, de Jérusalem. On n’entendait plus parmi eux ces chants de joie qu’ils avaient accoutumé de chanter dans leur patrie. Mais déplorant le malheur de leur exil, et s’éloignant autant qu’il pouvaient des barbares qui les avaient enlevés, ils suspendaient aux saules plantés sur le bord des fleuves qui arrosent ce royaume, tous leurs instruments de musique ; c’est-à-dire, qu’ils s’abstenaient de toute musique et de toutes sortes de chants de joie. Leurs ennemis les insultaient en cet état et les raillaient, en les pressant de leur chanter quelques-uns de ces cantiques qu’on entendait auparavant dans Sion ; ce qu’ils refusaient de faire, pour n’exposer pas à la moquerie des ennemis du Dieu d’Israël des airs saints et des cantiques divins. »

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 462, sur le Psaume 136. Saint Augustin a composé un commentaire sur ce psaume, dans lequel, inspiré par les sentiments exprimés par le psalmiste, il exprime sa propre lassitude de cette vie et sa hantise de la Jérusalem céleste. Voir saint Augustin, Enarratio in Psalmum CXXXVI, 3-5, sur le thème « Flumina Babylonis sunt omnia quae hic amantur et transeunt… »  Par opposition à ces fleuves qui coulent et entraînent les hommes, les « citoyens de Jérusalem » ne « se jettent pas dans les fleuves de Babylone, mais ils s’assoient », « humiliés », « sur les fleuves de Babylone ». Dans la « sainte Sion », « tout est stable » et « rien ne tombe ». « Qu’on voie si cette félicité ne s’écoule pas. Mais si l’on voit couler ce qui nous réjouit, c’est un fleuve de Babylone ».

Sellier Philippe, “Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du monde et la recherche de la permanence dans les Pensées”, in Port-Royal et la littérature. Pascal, 2e éd. Paris, Champion, 2010, p. 411-423. « Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du monde et la recherche de la permanence », p. 239 sq. Le Psaume 137 : p. 412. Les fleuves qui embrasent plutôt qu’ils n’arrosent, symboles des passions humaines : p. 413 sq. L’image de l’homme abandonné dans l’île et de la fluidité générale des choses : p. 413.

Pascal a lui-même composé un texte sur le même thème, qui est une abréviation du texte de saint Augustin : Pensée n° 5E (Laf. 918, Sel. 748). Les fleuves de Babylone coulent et tombent, et entraînent. O sainte Sion, où tout est stable et où rien ne tombe. Il faut s’asseoir sur ces fleuves, non sous ou dedans, mais dessus, et non debout mais assis, pour être humble étant assis, et en sûreté étant dessus, mais nous serons debout dans les porches de Jérusalem. Qu’on voie si ce plaisir est stable ou coulant ; s’il passe, c’est un fleuve de Babylone.

Ph. Sellier souligne que le psaume 136 n’est pas le seul qui a inspiré Pascal dans le présent fragment, mais qu’on y trouve aussi la marque du psaume 126. Voir les références de la note 9, p. 463-464.

Le sentiment que ressent l’homme emporté par les fleuves de Babylone est indiqué par le fragment Laf. 757, Sel. 626. L’écoulement. C’est une chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède.

On peut aussi renvoyer aux textes relatifs au divertissement : voir Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Ainsi s’écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles et si on les a surmontés le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte.

Sellier Philippe, “La chute et l’ascension”, in Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et moralistes, Fénelon, Paris, Champion, 2003, p. 129-140. Voir p. 137 sq.

Voir Goyet Thérèse, L’humanisme de Bossuet, II, Paris, Klincksieck, 1965, p. 257 ; voir Œuvres oratoires, IV, p. 538, Panégyrique de saint Sulpice, 17 janvier 1664 : « ces deux cités renommées, dont il est parlé si souvent dans les saintes lettres : Babylone, charnelle et terrestre, Jérusalem, divine et spirituelle ; dont l’une est posée sur les fleuves, c’est-à-dire dans une éternelle agitation. Super aquas multas, dit l’Apocalypse ; ce qui fait dire au Psalmiste : « Assis sur les fleuves de Babylone » ; et l’autre est bâtie sur une montagne, c’est-à-dire dans une consistance immuable ».

Serres Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, II, p. 703-704, rapporte le texte de Pascal à ses réflexions sur la statique, les centres de gravité et le point fixe : « l’espace de Babylone est celui de la chute et de l’entraînement. L’espace de l’exil est celui où l’assiette n’est à chercher que dans l’abaissement indéfini. Devant ces fleuves de savoir, de chair et de domination, il faut pleurer sa patrie, et s’asseoir, s’asseoir, c’est-à-dire trouver l’assiette la plus basse et la plus sûre qui ne soit pas immergée. Dans l’espace naturel, la pesanteur fait loi, la gravité. Au contraire dans l’espace de Sion, dans les porches de Jérusalem, véritable patrie : en ces lieux, il est possible de s’appuyer sur un point fixe, de s’élever en restant ferme. Dans l’espace de Jérusalem, centré autour de Jésus-Christ, nous serons enfin debout et en repos, revenus en notre lieu. » Voir aussi p. 704-707, ce qui touche le transfert de l’espace naturel en espace métaphysique, tel qu’il apparaît dans l’imaginaire pascalien.

 

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Les élus ignoreront leurs vertus, et les réprouvés la grandeur de leurs crimes. Seigneur, quand t’avons‑nous vu avoir faim, soif ? etc.

 

Matthieu, XXV, 34-46. « Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous qui avez été bénis par mon Père ; possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. 35. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais en besoin de logement, et vous m’avez logé ; 36. J’ai été nu, et vous m’avez revêtu ; j’ai été malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous m’êtes venu voir. 37. Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim, et que nous vous avons-nous donné à manger ; ou avoir soif, et que nous vous avons donné à boire ? 38. Quand est-ce que nous vous avons vu sans logement, et que nous vous avons logé ; ou nu, et que nous vous avons revêtu ? 39. Et quand est-ce que nous vous avons vu malade, ou en prison, et que nous vous sommes venus visiter ? 40. Et le roi leur répondra : Je vous dis en vérité qu’autant de fois que vous l’avez fait à l’égard de l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi-même que vous les avez faits. 41. Il dira ensuite à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits ; allez au feu éternel qui avait été préparé pour le diable et pour ses anges. 42. Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; 43. J’ai eu besoin de logement, et vous ne m’avez pas logé ; j’ai été sans habits, et vous ne m’avez pas revêtu ; j’ai été malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité. 44. Alors ils lui répondront aussi : Seigneur, quand est-ce que vous avons vu avoir faim, ou avoir soif, ou sans logement, ou sans habits, ou malade, ou en prison, et que nous avons manqué à vous assister ? 45. Mais il leur répondra : Je vous dis en vérité qu’autant de fois que vous avez manqué à rendre ces assistances à l’un de ces plus petits, vous avez manqué à me les rendre à moi-même. 46. Et alors ceux-ci iront dans le supplice éternel, et les justes à la vie éternelle. ».

Commentaire de Port-Royal : « On peut remarquer deux choses également admirables dans cette réponse des élus. La première est qu’ils oublient en quelque sorte leurs bonnes œuvres par l’attention continuelle où ils sont à l’égard de ce qu’ils doivent à Dieu, et des choses qui leur manquent pour parvenir, comme dit saint Paul, à l’état d’un homme parfait, et à la mesure de l’âge et de la plénitude, selon laquelle Jésus-Christ doit être formé en eux ; car ils ont toujours dans le cœur ces paroles du même Apôtre [Philip. 3, 13] : Je ne pense point encore avoir atteint où je tends. Mais… oubliant ce qui est derrière moi, et m’avançant vers ce qui est devant moi, je cours sans cesse vers le prix qui m’est proposé. La seconde est que ce qu’ils font pour leurs frères, leur paraît toujours peu de chose en comparaison de ce qu’ils doivent à Jésus-Christ ».

 

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Jésus-Christ n’a point voulu du témoignage des démons ni de ceux qui n’avaient pas vocation, mais de Dieu et Jean‑Baptiste.

 

Des démons : Marc, I, 23-25. « Or il se trouva dans leur synagogue un homme possédé de l’esprit impur, et qui s’écria, 24. Disant : Qu’y a-t-il entre Vous et nous, Jésus de Nazareth ? Êtes-vous venu pour nous perdre ? Je sais qui vous êtes : vous êtes le saint de Dieu. 25. Mais Jésus, lui parlant avec menaces, lui dit : Tais-toi, et sors de cet homme. » Le commentaire de la Bible de Port-Royal sur ce passage ne semble pas aller dans le même sens que Pascal : le témoignage du possédé devait « faire d’autant plus d’impression sur l’esprit des Juifs, qu’il ne pouvait être suspect, étant l’effet seul du sentiment qu’il avait de la toute-puissance de celui qu’il était forcé de reconnaître pour le Saint de Dieu ou pour le Fils de Dieu ; ce qui était dans le fond la même chose ». Mais la note suivante ajoute que, selon Tertullien, « Jésus-Christ menaçait les démons, et leur imposait silence, lorsqu’ils déclaraient qui il était ; parce qu’il voulait être reconnu pour le Fils de Dieu par les hommes, et non pas par ces esprits impurs : Proinde enim Christus, ab hominibus, non a spiritibus immundis, volebat se Filium Dei agnosci. Et d’ailleurs, comme il dit encore, celui qui daigna choisir les saints apôtres pour être les dignes prédicateurs de sa divinité, devait bien sans doute rejeter le témoignage de l’esprit menteur. »

Voir aussi Marc, III, 11-12. « Et quand les esprits impurs le voyaient, ils se prosternaient devant lui en criant : 12. Vous êtes le Fils de Dieu ; mais il leur défendait avec de grandes menaces de le découvrir ».

Le commentaire de Port-Royal indique que l’aveu fait par les esprits impurs sur la divinité du Christ était « un aveu forcé, et bien différent de la confession si célèbre que fit saint Pierre ». Jésus « défendit avec de grandes menaces à ces démons de le découvrir », non seulement « parce qu’il ne voulait pas qu’on parlât encore de lui trop ouvertement », mais surtout « parce qu’ils étaient indignes de servir à faire connaître celui qui venait pour les confondre, et pour détruire leur royaume ».

La note renvoie aux explications de Matthieu, VIII, 29.

De Dieu : Jean, V, 36-38. « Moi pour moi, j’ai un témoignage plus grand que celui de Jean ; car les œuvres que mon Père m’a donné pouvoir de faire, les œuvres, dis-je, que je fais rendent témoignage pour moi que c’est mon Père qui m’a envoyé. 37. Et mon Père qui m’a envoyé a rendu lui-même témoignage de moi. Vous n’avez jamais ouï sa voix, ni rien vu qui le représentât, 38. Et sa parole ne demeure point en vous, parce que vous ne croyez point à celui qu’il a envoyé. »

De Jean-Baptiste : Jean, V, 31 sq. « Si je rends témoignage de moi, mon témoignage n’est pas véritable. 32. Il y en a un autre qui rend témoignage de moi, et je sais que le témoignage qu’il rend de moi est véritable. 33. Vous avez envoyé à Jean, et il a rendu témoignage à la vérité. 34. Pour moi, ce n’est pas d’un homme que je reçois le témoignage ; mais je dis ceci afin que vous soyez sauvés. 35. Jean était une lampe ardente et luisante, et vous avez voulu vous réjouir pour un peu de temps à la lueur de sa lumière. »

Pascal oppose sur ce point Jésus-Christ et Mahomet : voir Ordre 1 (Laf. 1, Sel. 37). Les psaumes chantés par toute la terre. Qui rend témoignage de Mahomet ? lui-même. Jésus-Christ veut que son témoignage ne soit rien. La qualité de témoins fait qu’il faut qu’ils soient toujours, et partout, et misérables. Il est seul.

 

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Si on se convertissait Dieu guérirait et pardonnerait.

Ne convertantur et sanem eos. Isaïe. Et dimittantur eis peccata, Marc, 3.

 

Ne convertantur et sanem eos, Isaïe : « Qu’il ne se convertisse et que je ne le guérisse ». Extrait d’Isaïe, VI, 10 : « Aveuglez le cœur de ce peuple, rendez ses oreilles sourdes, et ferme-lui les yeux, de peur que ses yeux ne voient, que ses oreilles n’entendent, que son cœur ne comprenne, et qu’il ne se convertisse à moi, et que je ne le guérisse ». Le texte semble aller contre l’idée de Pascal. Mais il cite Isaïe repris par Matthieu XIII, 15 : « Car le cœur de ce peuple s’est appesanti, et leurs oreilles sont devenues sourdes, et ils ont fermé leurs yeux de peut que leurs yeux ne voient, que leurs oreilles n’entendent, que leur cœur ne comprenne ; et que s’étant convertis, je ne les guérisse ».

La référence à Marc, 3 est inexacte ; il faut renvoyer à Marc, IV, 12. « Ut videntes videant, et non videant ; et audientes audiant, et non intelligant ; nequando convertantur, et dimittantur eis peccata » ; « Afin que voyant, ils voient et ne voient pas, et qu’écoutant ils n’entendent pas, et qu’ils ne viennent point à se convertir, et que leurs péchés ne leur soient point pardonnés ». Pascal entend apparemment le passage en ce sens que si les hommes ne se convertissent pas, leurs péchés ne leur sont pas pardonnés, mais que, la conversion étant donnée, les péchés sont pardonnés.

 

Jésus-Christ n’a jamais condamné sans ouïr.

À Judas : amice, ad quid venisti ?

 

Matthieu XXVI, 49-50. « Et confestim accedens ad Jesum, dixit : Ave Rabbi. Et osculatus est eum. 50. Dixitque illi Jesus : Amice, ad quid venisti ? » ; Judas « s’approcha de Jésus et lui dit : Je vous salue, mon maître. Et il le baisa. 50. Jésus lui répondit : Mon ami, qu’êtes-vous venu faire ici ? ». Matthieu est le seul à rapporter ce détail. Le commentaire de Port-Royal souligne que le mot ami est destiné à faire comprendre le devoir de pardon à l’égard des ennemis.

L’Abrégé de la vie de Jésus-Christ ne mentionne pas ce détail.

 

À celui qui n’avait pas la robe nuptiale, de même.

 

Allusion à la parabole du repas dans Matthieu, XXII, 11 sq. « Le roi entra ensuite  pour voir ceux qui étaient à table, et y ayant aperçu un homme qui n’était point revêtu de la robe nuptiale, 12. Il lui dit : Mon ami, comment êtes-vous entré en ce lieu sans avoir la robe nuptiale ? Et cet homme demeura muet. 13. Alors le roi dit à ses gens : Liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures ; c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents. » Le roi représente figurativement Jésus-Christ, ou Dieu.