Pensées diverses I – Fragment n° 9 / 37 – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 92 p. 335  / C2 : p. 287

Éditions savantes : Faugère I, 235, CLXXXVI / Havet XXIV.100 / Brunschvicg 76  / Le Guern 476 / Lafuma 553  (série XXIII) / Sellier 462

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Bibliographie

 

 

Le grand nombre des études sur les rapports entre Pascal et Descartes nous interdit de les citer toutes. Les titres que nous indiquons ci-dessous ne constituent qu’une sélection. Voir pour compléter les bibliographies de CARRAUD Vincent, Pascal et la philosophie, et de LE GUERN Michel, Pascal et Descartes.

 

BOUILLIER Francisque, Histoire de la philosophie cartésienne, Troisième édition, Slatkine reprints, Genève, 1970, 2 vol.

CARRAUD Vincent, Pascal et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1992.

CARRAUD Vincent, “Approfondir trop et parler de tout : les Principia philosophiae dans les Pensées (note complémentaire sur « Disproportion de l’homme ») », in La lecture des Principia philosophiae de Descartes, Revue d’histoire des sciences, tome 58-1, janvier-juin 2005, Paris, P. U .F., p. 289-52.

CHEVALLEY Catherine, “Ce que Pascal doit à la physique des Principia”, in La lecture des Principia philosophiae de Descartes, Revue d’histoire des sciences, tome 58-1, janvier-juin 2005, Paris, P. U. F., p. 9-27.

DAGENS Jean, “La sagesse suivant Descartes et suivant Pascal”, Studia catholica, I, 1924-1925, p. 225-240.

GOUHIER Henri, Cartésianisme et augustinisme au XVIIe siècle, Vrin, Paris, 1978.

HAMMOND Nicholas, “Pascal and Descartes inutile et incertain”, Seventeenth Century french Studies, n° 16, 1994, p. 59-63.

LE GUERN Michel, Pascal et Descartes, Paris, Nizet, 1971.

LENOBLE Robert, Mersenne ou la naissance du mécanisme, Paris, Vrin, 1971.

LESAULNIER Jean, Port-Royal insolite, Paris, Klincksieck, 1992.

MARION Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, P. U. F., 1986.

MESNARD Jean, “Science et foi selon Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 346-354.

MESNARD Jean, “Les conversions de Pascal”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Cahiers de Royaumont, n° 1, Paris, Éditions de Minuit, 1956, p. 46-63.

MESNARD Jean, Pascal et les Roannez, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

MOUY Paul, Le développement de la physique cartésienne, 1646-1712, Arno Press, New York, 1981.

ORCIBAL Jean, “Descartes et sa philosophie jugés à l’hôtel de Liancourt”, in Descartes et le cartésianisme hollandais, Paris, P. U. F., 1950, p. 87-106.

RODIS-LEWIS Geneviève, “Pascal devant le doute hyperbolique de Descartes”, Chroniques de Port-Royal,

n° 20-21, 1972, p. 104-115.

SELLIER Philippe, “Pascal et la philosophie : la dérision de la raison”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, Champion, Paris, 1999, p. 223-229.

 

 

Éclaircissements

 

Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences. Descartes.

 

Mesnard Jean, “Science et foi selon Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 346-354.

 

Que pensait-on de Descartes dans le milieu que fréquentait Pascal ?

 

Lenoble Robert, Mersenne ou la naissance du mécanisme, Paris, Vrin, 1971, passim. Le groupe du P. Mersenne n’est pas cartésien ; tout en admettant l’importance de l’œuvre de Descartes, il se trouve souvent en controverse ou en concurrence avec lui, par exemple dans la querelle de maximis et minimis, ou le problème du vide. Roberval surtout lui est violemment hostile.

OC II, éd. J. Mesnard, p. 165 sq., texte de Roberval indiquant quelle opinion on pouvait avoir sur Descartes dans le milieu que fréquentait Pascal jeune.

Orcibal Jean, “Descartes et sa philosophie jugés à l’hôtel de Liancourt”, in Descartes et le cartésianisme hollandais, Paris, P. U. F., 1950, p. 87-106. 

Recueil de choses diverses, BN, nouv. Acq. Fr. ms. 4333, f° 182. « Descartes. [...] M. Pascal l’appelait le Docteur de la raison ». Voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 893 ; Lesaulnier Jean, Port-Royal insolite, Paris, Klincksieck, 1992, p. 411. 

 

Le thème du cartésianisme et de l’anticartésianisme de Pascal

           

L’opposition de Pascal et de Descartes est devenu une sorte de refrain obligé auquel il ne faut pas accorder une importance excessive. Ce thème a été instauré dans son Rapport à l’Académie française sur la nécessité d’une nouvelle édition des Pensées de Pascal de 1842, par Victor Cousin qui, pour exalter la philosophie cartésienne, a présenté Pascal comme une sorte d’Anti-Descartes, en lui attribuant un scepticisme radical à la manière de Montaigne. Le philosophe a ainsi institué une tradition qui persiste aujourd’hui encore, quoique pour des raisons souvent très différentes de celles qui l’ont animé. Il ne faut pas du reste tomber dans l’excès inverse, qui consiste à dire que Pascal est un disciple de Descartes. Est-il possible en effet de considérer comme un disciple une personne qui dirait que son maître est inutile et incertain (Miracles III - Laf. 887, Sel. 445) ?

Les deux positions présentent la même difficulté : considérer que Pascal doit nécessairement être considéré en rapport étroit avec Descartes, et le considérer soit comme disciple, soit comme adversaire résolu. En fait, Pascal lit Descartes comme il lit Montaigne, en admettant certaines de ses thèses, ou certains aspects de son entreprise, en rejetant d’autres qu’il considère comme pure rêverie (c’est le cas notamment en physique), et en se déterminant de manière indépendante de lui sur la plupart des sujets.

 

Les points d’accord de Pascal avec Descartes

 

Voir les indications de Jean Mesnard dans son introduction à l’opuscule De l’esprit géométrique, OC III, p. 378. Affinités entre Pascal et Descartes et limites de ces affinités.

Pascal déclare une certaine admiration à l’égard de Descartes pour sa capacité de construire, à partir d’un principe unique, une philosophie naturelle tout entière. Voir De l’esprit géométrique, II, Art de persuader, § 23, OC III, p. 424, § 23. « Je voudrais demander à des personnes équitables si ce principe : La matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser, et celui-ci : je pense, donc je suis, sont en effet les mêmes dans l’esprit de Descartes et dans l’esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant. En vérité je suis bien éloigné de dire que Descartes n’en soit pas le véritable auteur, quand même il ne l’aurait appris que dans la lecture de ce grand saint ; car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d’une physique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner s’il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu’il l’ait fait, et c’est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent dans ses écrits d’avec le même mot dans les autres qui l’ont dit en passant, qu’un homme plein de vie et de force d’avec un homme mort. »

L’éloge de Descartes est ici précisément dosé : Pascal voit en lui l’auteur d’un principe dont il a tiré « une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielles et spirituelles », et le « principe ferme et soutenu d’une physique entière ». Pascal concède aussi l’originalité de ce principe chez Descartes. Ce dont Pascal fait l’éloge chez Descartes, c’est d’abord l’ordre des pensées et la cohérence du système.

Pascal est aussi d’accord avec Descartes sur les fondements du mécanisme en physique. Voir le Fragment barré écrit au verso de Raisons des effets n° 3 (Laf. 84, Sel. 118) : Descartes. Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement. Car cela est vrai, mais de dire quelles et composer la machine, cela est ridicule. Car cela est inutile et incertain et pénible. Et quand cela serait vrai, nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine.

Sur certains points, comme la nature mécanique des animaux, Pascal a aussi exprimé son accord avec Descartes. Voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 1105, Mémoire de Marguerite Périer sur Pascal et sa famille. « Sur la philosophie de M. Descartes il disait assez ce qu’il pensait. Il était de son sentiment sur l’automate [...] », c’est-à-dire sur la nature mécanique des animaux et la doctrine des animaux machines.

Pascal a aussi adapté certains textes cartésiens, comme le doute hyperbolique des Méditations, dans l’Entretien avec M. de Sacy et le fragment Contrariétés 14. Voir Rodis-Lewis Geneviève, “Pascal devant le doute hyperbolique de Descartes”, Chroniques de Port-Royal, n° 20-21, p. 104-115.

 

La matière ne peut penser

 

Le passage de L’esprit géométrique cité plus haut montre que Pascal reconnaît aussi l’intérêt de la preuve que Descartes a donnée de la distinction entre les substances spirituelle et corporelle.

Voir Descartes, Méditation VI, AT IX, p. 62, éd. Alquié II, p. 488. Mon essence est d’être une chose qui pense, et il y a une distinction réelle entre l’âme et le corps.

Arnauld avait déjà exprimé le même accord dans une lettre à Descartes du 3 juin 1648, Descartes, Correspondance, Adam-Milhaud, VIII, p. 33 sq. Voir la section De l’esprit humain, p. 34, pour la traduction : « ce que vous avez écrit de la distinction qui est entre l’âme et le corps me semble très clair, très évident, et tout divin, et comme il n’y a rien de plus ancien que la vérité, j’ai eu une singulière satisfaction de voir que presque les mêmes choses avaient été autrefois agitées (fort clairement et) fort agréablement par saint Augustin, dans tout le livre dixième de la Trinité, mais principalement au chapitre dixième. »

Pascal intègre cette idée dans le célèbre fragment Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses est qu’elles sont simples en elles-mêmes et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genres, d’âme et de corps. Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même. Il ne nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtrait.

 

Réserves de Pascal à l’égard du rationalisme de Descartes

 

En revanche, Pascal est beaucoup plus réservé sur certaines thèses que Descartes a pensé pouvoir tirer de ses principes.

Recueil de choses diverses, BN, nouv. Acq. Fr. ms. 4333, f° 182. Voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 893 ; Lesaulnier Jean, Port-Royal insolite, p. 411. BN, nouv. Acq. Fr. ms. 4333, f° 182. Cité par Griselle E., Pascal et les Pascalins, Fribourg, p. 61 : « Descartes. Il accorde à l’esprit la connaissance de Dieu par un mode que Dieu donne à la vie. Il croyait que Dieu pouvait nous créer avec des idées contraires à celles que nous avons. M. Pascal l’appelait le Docteur de la raison ». Il faut entendre cette dernière appellation par contraste avec celle que l’on accorde à saint Augustin, d’être le docteur de la grâce.

 

Erreurs de Descartes selon Pascal

 

La restriction exprimée dans De l’esprit géométrique, « sans examiner s’il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu’il l’ait fait » définit exactement la position de Pascal sur Descartes physicien mécaniste et philosophe : il admire la cohérence de son système, mais il estime que ses conclusions et ses théories sont largement erronées.

Le désaccord commence avec les thèses de Descartes sur la création du monde par Dieu. Voir dans le Mémoire sur Pascal et sa famille composé par Marguerite Périer, OC I, éd. J. Mesnard, p. 1105, un propos attribué à Pascal : « Sur la philosophie de M. Descartes il disait assez ce qu’il pensait. Il était de son sentiment sur l’automate, et n’en était point sur sa matière subtile dont il se moquait fort. Mais il ne pouvait souffrir un de ses principes sur la formation de toutes choses et il disait très souvent : « Je ne puis pardonner à Descartes ; il voudrait bien, dans toute sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu, mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement ; après cela il n’a plus que faire de Dieu ». »

Sur Dieu source du mouvement, voir Descartes, Principes, II, 36, AT IX, p. 83 : il n’y a point d’autre cause du mouvement de la matière que Dieu, « qui de sa toute-puissance a créé la matière avec le mouvement et le repos ». On peut aussi renvoyer au Monde, AT XI, p. 38.

Le reproche de Pascal est-il entièrement justifié ? Voir Roger Jacques, “La conception mécaniste de la vie”, in Pour une histoire des sciences à part entière, Paris, Albin Michel, 1995, p. 175. Pour Descartes, il ne suffit pas de dire que Dieu a créé le monde une fois pour toutes ; le monde n’est pas autonome comme Dieu et ne peut pas se conserver tout seul : à chaque instant son existence dépend de la volonté de Dieu par ce que Descartes appelle la création continuée. D’autre part, Dieu conserve constamment la même quantité de mouvement dans le monde.

Pascal, toujours d’après le texte de Marguerite Périer, « se moquait fort » de la matière subtile de Descartes. Ses travaux sur le vide lui ont en effet permis de récuser fermement cette doctrine.

Pascal reproche aussi à Descartes son entêtement dans certaines opinions très contestables. Voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 999 sq. Nicole Pierre, Essais de morale, Lettre LXXXIII, 1723, p. 201. Nicole reproche à un adversaire qui propose des pensées philosophiques sur l’eucharistie de se recommander de l’autorité de Pascal à propos de l’espace : « Feu Monsieur Pascal quand il voulait donner un exemple d’une rêverie qui pouvait être approuvée par entêtement proposait d’ordinaire l’opinion de Descartes sur la matière et sur l’espace. »

 

Défauts de Descartes

 

Miracles III (Laf. 887, Sel. 445). Descartes inutile et incertain.

Fragment barré écrit au dos de Raisons des effets 3 (Laf. 84, Sel. 118). Descartes. Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement. Car cela est vrai, mais de dire quelles et composer la machine, cela est ridicule. Car cela est inutile et incertain et pénible. Et quand cela serait vrai, nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine.

Incertain : parce qu’on ne connaît pas la nature entière et que par conséquent on ne peut pas être sûr que ce soit valable partout et pour tout. Voir Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, ch. I, Paris, Nizet, 1977.

Sur l’inutilité de composer la machine, c’est-à-dire d’entrer dans les détails du mécanisme physiques, voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 85-86. Inutilité pour la recherche religieuse, mais aussi pour la conduite de la vie, et même pour le progrès scientifique. Pour Pascal, le modèle mécanique n’a de valeur qu’à titre d’hypothèse et dans la mesure où il est vérifié par des expériences particulières de portée toujours limitée et dont l’ensemble ne saurait fournir un savoir total : p. 85.

Carraud Vincent, Pascal et la philosophie, p. 217 sq.

Koyré Alexandre, Études galiléennes, p. 135. Sur Descartes et l’inutilité de décomposer la machine.

 

Descartes, grand romancier imaginatif

 

OC I, p. 831. Propos rapporté par Menjot, Opuscules posthumes, 1e partie, Amsterdam, 1697, p. 115 : « Feu M. Pascal appelait la philosophie cartésienne le roman de la nature, semblable à peu près à l’histoire de Don Quichotte. »

Certains amis de Descartes l’avaient encouragé dans la rédaction de l’histoire de son esprit dans des termes cordialement ironiques, mais voisins : voir la Lettre de Balzac à Descartes du 30 mai 1628, sur l’histoire de sa pensée, qu’il attend : « il y aura plaisir… à considérer vos prouesses contre les Géants de l’École » ; AT I, p. 570.

Belaval Yvon, Leibniz critique de Descartes, p. 476. Selon Leibniz, Descartes a fini par un roman de physique. Image suggérée à C. Huygens par Descartes lui-même, lorsque, dans le ch. IV du Traité de la lumière, il expose la formation d’un nouveau monde.

 

La bonne mesure de l’approfondissement des sciences est donnée, selon Pascal, par le principe qu’elle est bonne pour faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force

 

Le problème des limites de l’utilité de la science dépasse naturellement la personne de Descartes. Elles sont déterminées par deux considérations.

D’une part, l’intérêt pratique de ce qu’elles apportent à l’homme : la recherche scientifique ne vaut que dans la mesure où elle est vise au service des hommes. C’est le cas pour la géométrie, qui sert à la formation du raisonnement, comme l’indiquent Pascal dans De l’esprit géométrique, et Pierre Nicole dans la Préface des Nouveaux éléments de géométrie d’Antoine Arnauld. Sont aussi utiles les sciences qui permettent de soulager les hommes de leurs peines : ainsi les travaux d’hydrostatique de Pascal servent à des travaux d’assèchement des marais, la machine arithmétique soulage l’esprit de calculs pénibles ; Pascal est du reste d’accord avec Descartes sur ce point.

Une conception de la science conçue comme utile pour la société est exposée dans un passage de Torricelli, dont De l’esprit géométrique témoigne que Pascal l’a certainement lu : voir Torricelli Evangelista, Opera geometrica, De dimensione parabolae, 1644, II, p. 7. « Sola enim geometria inter liberales disciplinas acriter exacuit ingenium, idoneumque reddit ad civitates adornandas in pace et in bello defendendas : caeteris enim paribus, ingenium quod exercitatum sit in geometrica palestra, peculiare quoddam et virile robur habere solet : praestabitque semper et antecellet, circa studia architecturae, rei bellicae, nautiaeque, etc. » Ce texte a été repris par Pascal dans De l’esprit géométrique, I, § 3, OC III, éd. J. Mesnard, p. 391 : « je n’ai choisi cette science pour y arriver que parce qu’elle seule sait les véritables règles du raisonnement, et, sans s’arrêter aux règles des syllogismes qui sont tellement naturelles qu’on ne peut les ignorer, s’arrête et se fonde sur la véritable méthode de conduire le raisonnement en toutes choses, que presque tout le monde ignore, et qu’il est si avantageux de savoir que nous voyons par expérience qu’entre esprits égaux et toutes choses pareilles, celui qui a de la géométrie l’emporte et en acquiert une vigueur toute nouvelle. »

L’attitude de Pascal à l’égard du légitime approfondissement des sciences est expliqué dans sa lettre à Fermat du 10 août 1660, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 922-923 :

« Monsieur,

Vous êtes le plus galant homme du monde, et je suis assurément un de ceux qui sais le mieux reconnaître ces qualités-là et les admirer infiniment, surtout quand elles sont jointes aux talents qui se trouvent singulièrement en vous : tout cela m’oblige à vous témoigner de ma main ma reconnaissance pour l’offre que vous me faites, quelque peine que j’aie encore d’écrire et de lire moi-même : mais l’honneur que vous me faites m’est si cher, que je ne puis trop me hâter d’y répondre. Je vous dirai donc, monsieur, que, si j’étais en santé, je serais volé à Toulouse, et que je n’aurais pas souffert qu’un homme comme vous eût fait un pas pour un homme comme moi. Je vous dirai aussi que, quoique vous soyez celui de toute l’Europe que je tiens pour le plus grand géomètre, ce ne serait pas cette qualité-là qui m’aurait attiré ; mais que je me figure tant d’esprit et d’honnêteté en votre conversation, que c’est pour cela que je vous rechercherais. Car pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l’esprit ; mais en même temps je la connais pour si inutile, que je fais peu de différence entre un homme qui n’est que géomètre et un habile artisan. Aussi je l’appelle le plus beau métier du monde ; mais enfin ce n’est qu’un métier ; et j’ai dit souvent qu’elle est bonne pour faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force : de sorte que je ne ferais pas deux pas pour la géométrie, et je m’assure fort que vous êtes fort de mon humeur. Mais il y a maintenant ceci de plus en moi, que je suis dans des études si éloignées de cet esprit-là, qu’à peine me souviens-je qu’il y en ait. Je m’y étais mis, il y a un an ou deux, par une raison tout à fait singulière, à laquelle ayant satisfait, je suis au hasard de ne jamais plus y penser, outre que ma santé n’est pas encore assez forte ; car je suis si faible que je ne puis marcher sans bâton, ni me tenir à cheval. Je ne puis même faire que trois ou quatre lieues au plus en carrosse ; c’est ainsi que je suis venu de Paris ici en vingt-deux jours. Les médecins m’ordonnent les eaux de Bourbon pour le mois de septembre, et je suis engagé autant que je puis l’être, depuis deux mois, d’aller de là en Poitou par eau jusqu’à Saumur, pour demeurer jusqu’à Noël avec M. le duc de Roannez, gouverneur de Poitou, qui a pour moi des sentiments que je ne vaux pas. Mais comme je passerai par Orléans en allant à Saumur par la rivière, si ma santé ne me permet pas de passer outre, j’irai de là à Paris. Voilà, monsieur, tout l’état de ma vie présente, dont je suis obligé de vous rendre compte, pour vous assurer de l’impossibilité où je suis de recevoir l’honneur que vous daignez m’offrir, et que je souhaite de tout mon cœur de pouvoir un jour reconnaître, ou en vous, ou en messieurs vos enfants, auxquels je suis tout dévoué ayant une vénération particulière pour ceux qui portent le nom du premier homme du monde. Je suis, etc. Pascal. »

Mais l’excès d’engagement dans les sciences a un autre défaut : il détourne de la recherche spirituelle et religieuse, et substitue à un intérêt primordial un souci de recherche au fond secondaire. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 85-86, sur l’inutilité des sciences pour la recherche religieuse.

Dans les Pensées, on doit renvoyer au jugement de Pascal sur le problème de la révolution copernicienne : voir Commencement 14 (Laf. 164, Sel. 196). Commencement. Cachot. Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic. Mais ceci : Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle.

La science peut en ce sens devenir un divertissement.

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Mais, direz-vous, quel objet a-t-il en tout cela ? celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici, et tant d’autres s’exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils les savent, et ceux-là sont les plus sots de la bande puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance.

Carraud Vincent, “Approfondir trop et parler de tout : les Principia philosophiae dans les Pensées (note complémentaire sur « Disproportion de l’homme »)”, in La lecture des Principia philosophiae de Descartes, Revue d’histoire des sciences, tome 58-1, janvier-juin 2005, Paris, P. U. F., p. 289-52. 

Bouchilloux Hélène, “Pascal dans la Logique de Port-Royal”, Sources et effets de la Logique de Port-Royal, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, t. 84, n° 1, Vrin, Paris, Janvier 2000, p. 41 sq. Voir p. 42-43 sur ce passage. 

 

Ceux qui approfondissent trop les sciences sont soumis à la libido sciendi.

 

La question de l’approfondissement excessif des sciences a cependant une portée plus profonde, qui dépasse la seule personne de Descartes.

Orcibal Jean, La Spiritualité de Saint-Cyran avec ses écrits de piété inédits, Les Origines du jansénisme, V, Vrin, Paris, 1962, p. 109 sq. Il existe une mauvaise science, notamment dans le cas de la connaissance des vérités divines. L’homme qui cherche à pénétrer indiscrètement les secrets de Dieu manifeste un désir de connaissance excessif, mais surtout un orgueil qui tend à l’élever à la même hauteur que Dieu. Voir sur ce point les dossiers thématiques sur la concupiscence et les deux délectations.

Trois concupiscences ont été engendrées par le péché originel, la libido dominandi (volonté de dominer), la libido sentiendi (désir du plaisir), et la libido sciendi, la volonté de savoir ce qui excède les limites normales de la science humaine. Voir sur ce point Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 168 sq. et 249 sq. La libido sciendi, c’est-à-dire la curiosité.

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, La Morale (d’après Arnauld), Paris, Vrin, 1951-1952, p. 159 sq. L’attitude du chrétien par rapport à la science. On peut user de la science de deux manières contraires : l’une consiste à la rechercher pour elle-même ; c’est ce qui a constitué proprement le péché d’Adam, puisque le serpent l’a tenté en lui disant que s’il mangeait du fruit défendu, il aurait une connaissance du bien et du mal égale à celle de Dieu. C’est pourquoi la curiosité fait partie de la corruption de la nature humaine. Un autre usage de la science consiste à la rapporter à Dieu, c’est-à-dire à ne la chercher que dans la mesure où cela peut servir Dieu : p. 160. Sur l’usage de la science par l’amour-propre : p. 160-161.

La Genèse, tr. Sacy, I, commentaire du ch. III. Part de la curiosité dans le péché originel d’Ève : « Lors donc que le démon lui eut dit : Dieu sait qu’aussitôt que vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des dieux, en connaissant le bien et le mal. Elle écouta cette proposition avec joie ? Elle désira de connaître des choses par elle-même sans dépendre de Dieu, quoique cette dépendance soit essentielle à la créature, et elle se plut dans l’amour de sa propre excellence, ce qui n’est autre chose que l’orgueil, dit saint Augustin, qui fut la première plaie dont le démon lui perça le cœur [...]. Après qu’Ève eut formé dans elle-même cet orgueil mortel, qui est la première branche de la concupiscence, la seconde, qui est la curiosité, en sortit aussitôt. Car elle désira avec ardeur d’éprouver si après avoir pris de ce fruit qui lui avait été défendu, elle en tirerait l’avantage que le serpent lui avait promis [...] ».

 

… Ou à la vanité…

 

Pascal se raille des efforts siegfridiens des algébristes lancés dans la résolution de leurs problèmes :

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Mais, direz-vous, quel objet a-t-il en tout cela ? celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici, et tant d’autres s’exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils les savent, et ceux-là sont les plus sots de la bande puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance.

 

Descartes est-il le seul à trop approfondir les sciences ?

 

Pascal pense-t-il à Descartes lorsqu’il se moque des algébristes, qui se donnent grand mal pour traiter par l’analyse abstraite des problèmes que la géométrie permet de résoudre avec moins de peine ? Lorsque, dans le passage du fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168), Pascal se raille de ceux qui suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici, on peut se rappeler que c’était bien l’objet de la Géométrie de montrer qu’il avait su résoudre par sa nouvelle analyse le célèbre problème de Pappus, que ni les anciens ni les modernes n’avaient su résoudre généralement.

Warusfel André, Présentation, in Descartes, Œuvres complètes, TEL, Gallimard, 2009, p. 404 sq. Introduction du problème de Pappus, en vue de la légitimation de la géométrie analytique par l’exposé d’une solution neuve à un problème ancien.

Pascal connaît le problème de Pappus : c’est un problème que ses travaux sur les coniques permettent de résoudre sans passer par les procédés pénibles de l’algèbre. Voir Taton René, “L’œuvre de Pascal en géométrie projective”, in L’œuvre scientifique de Pascal, Paris, P. U. F., 1964, p. 45 sq. Le traité de Pascal De loco solido, examiné par Leibniz, est rédigé de manière à pouvoir être lu indépendamment de l’ouvrage sur les coniques ; il donne la solution du problème à quatre droites de Pappus, précédemment étudié par Descartes et Fermat. La solution de Pascal, fondée sur différentes propriétés de l’hexagramme mystique, ramène le problème aux coniques.

Mais Pascal pouvait aussi penser à d’autres personnes, dont certaines proches de lui, qui étaient capables de tomber dans l’excès dans la recherche scientifique ? Il y a une manière d’approfondir les sciences qui n’a rien à voir avec l’esprit scientifique, mais qui marque un désir secret d’être considéré.

Roberval est un cas de personne trop attaché aux sciences, au point de dire des sottises lorsqu’il sort de son domaine. Mais même lorsqu’il est dans son ordre, il s’est attiré la réputation d’être de ceux qui veulent « s’attribuer ce que d’autres ont déjà produit, et qu’on ne trouve qu’après eux », Lettre à Sluse, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 532-533. Il semble aussi que Pascal ait estimé que Roberval était trop plongé dans les sciences qu’il n’était guère capable d’entrer dans des pensées plus élevées. Voir Baillet Adrien, Vie de M. Descartes, Seconde partie, Paris, Hortemels, Livre VII, ch. XVII, éd. 1691, p. 381. « C’est ce qui acheva de le détacher de M. de Roberval, qui dès l’an 1649 lui avait fait connaître et à M. son Père, combien il était médiocre métaphysicien sur la nature des choses spirituelles, et combien il était important qu’il se tût toute sa vie sur les opinions des libertins et des déistes ». L’excès dans la recherche scientifique est ainsi opposé à l’idéal de l’honnête homme.

Pascal a eu aussi affaire au jésuite Antoine de Lalouvère, qui approfondit trop les sciences pour ce qu’il est capable d’y découvrir proprio marte. Voir OC IV, p. 245, où Pascal reproche au P. Lalouvère de chercher une gloire à l’égard de laquelle son mérite n’est pas proportionné.

Sur la forfanterie de Lalouvère, qui se vante d’avoir découvert la quadrature du cercle, voir Tannery Paul, “Pascal et Lalouvère”, Mémoires de la Société des Sciences physiques et naturelles de Bordeaux, I, 3e série, t. V, 1890, p. 57. Voir dans OC IV, éd. J. Mesnard, la conclusion de la Suite de l’histoire de la roulette du 12 décembre 1658 : « On ne doit pas être surpris de son procédé en cette rencontre, ni de ce qu’il avait entrepris sur les problèmes de Monsieur de Roberval ; car il agit de même en toutes occasions. Et il y a plusieurs années qu’il se vante et qu’il répète souvent qu’il a trouvé la quadrature du cercle, et qu’il la donnera à son premier loisir, résolue en deux manières différentes, et ainsi celle de l’hyperbole. D’où l’on peut juger s’il y a lieu de croire sur sa parole qu’il ait les choses dont il se vante ». L’ambition de paraître savant conduit ainsi à l’imposture.

À quoi il faut ajouter que Pascal lui-même a pu se reprocher d’avoir mis trop de passion dans les sciences, ce qui a provoqué les conversions successives qu’il a vécues. Voir l’étude de J. Mesnard, “Les conversions de Pascal”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Cahiers de Royaumont, n° 1, Paris, Éditions de Minuit, 1956, p. 46-63.

Mesnard Jean, Pascal et les Roannez, p. 383 sq., sur la conversion de Pascal.

Sur les sentiments de Pascal à la veille de sa conversion de 1654, voir la lettre de Jacqueline Pascal à Gilberte du 25 janvier 1655, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 70-71, qui fait état de « l’aversion extrême » qui le détachait « de toutes choses d’une telle manière qu’il ne l’avait jamais été de la sorte », aversion qui affecte aussi son engagement dans les sciences.

Le déroulement du concours de la roulette a certainement aussi entraîné une autre conversion en 1659 ; voir J. Mesnard, “Les conversions de Pascal”, p. 60 sq.

 

Ce que l’homme perd par un excès d’approfondissement des sciences

 

Un fragment des Pensées souligne enfin que l’approfondissement excessif des sciences ne peut satisfaire en l’homme le désir de « communication ».

Laf. 687, Sel. 566. J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en l’ignorant. J’ai pardonné aux autres d’y peu savoir, mais j’ai cru trouver au moins bien des compagnons en l’étude de l’homme et que c’est le vrai étude qui lui est propre. J’ai été trompé. Il y en a encore moins qui l’étudient que la géométrie. Ce n’est que manque de savoir étudier cela qu’on cherche le reste. Mais n’est-ce pas que ce n’est pas encore là la science que l’homme doit avoir, et qu’il lui est meilleur de s’ignorer pour être heureux.

Voir sur ce point Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 107-108.