Pensées diverses II – Fragment n° 1 / 37 – Papier original : RO 65-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 104 et 105 p. 349 et 349 v° / C2 : p. 303 et 303 v°

Éditions de Port-Royal : Chap. II - Marques de la véritable religion : 1669 et janvier 1670 p. 29 / 1678

n° 15 p. 28

Éditions savantes : Faugère II, 296, XXVII ; II, 17 / Havet XI.11 / Brunschvicg 576 et 450 / Tourneur p. 83-2 / Le Guern 507 / Lafuma 594 et 595 (série XXIV) / Sellier 491

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Bibliographie

 

 

CHÉDOZEAU Bernard,  L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal, Paris, Champion, 2013.

DESCOTES Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 509-520.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Paris, Vrin, 1971.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd. Paris, SEDES-CDU, 1993.

MESNARD Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 414-425.

PALASAN Daniela, L’ennui chez Pascal et l’acédie, Cluj-Napoca, Eikon, 2005.

PASCAL, Pensées, opuscules et lettres, éd. P. Sellier, Garnier, 2011.

SELLIER Philippe, Pascal et l’histoire de l’Église dans la campagne des Provinciales (1656-1658), Port-Royal et la littérature, 2e édition, Paris, Champion, 2010, p. 221-237.

SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008.

 

 

Éclaircissements

 

Parmi les papiers associés dans la reconstitution établie par P. Ernst et complétée par G. Proust, les fragments (Laf. 593, Sel. 493), Prophéties 10 (Laf. 331, Sel. 363) et Dossier de travail (Laf. 385, Sel. 4), sont relatifs à l’histoire prophétique du peuple juif. (Laf. 592, Sel. 492) s’inscrit dans le même ensemble. Les deux textes barrés verticalement sont de même ordre.

Le rapport du fragment (Laf. 822, Sel. 663), relatif à la Chine, se comprend si l’on en considère la partie barrée, qui compare les histoires de la Chine avec celle du peuple juif, dont Moïse rapporte les origines.

Enfin (Laf. 823, Sel. 664) paraît en revanche n’avoir qu’un rapport assez lointain avec l’ensemble. Le cas de l’héritier qui ne peut négliger les titres qu’il a trouvés fait pourtant directement écho à la formule du fragment sur la Chine : Il faut donc voir cela en détail. Il faut mettre papiers sur table.

Cet ensemble de notes présente donc une cohérence d’ensemble que l’on ne trouve pas toujours dans les reconstitutions du manuscrit original.

 

Conduite générale du monde envers l’Église.

 

Conduite remplace le mot ordre. Conduite : action de celui qui conduit. La providence de Dieu a le soin, la conduite de tout l’univers. On dit la conduite d’un État, d’une famille, d’un vaisseau, d’une entreprise, d’un dessein, d’une intrigue, etc. (Furetière). Une conduite est toujours le fait d’une personne. L’ordre n’implique pas l’intervention ni le dessein d’une personne. Il est bien question de la providence de Dieu dans ce texte. Voir sur ce sujet Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 282 sq.

Laf. 776, Sel. 641. L’histoire de l’Église doit proprement être appelée l’histoire de la vérité.

Voir le bel article de Sellier Philippe, Pascal et l’histoire de l’Église dans la campagne des Provinciales (1656-1658), Port-Royal et la littérature, 2e édition, Paris, Champion, 2010, p. 221-237, qui explique les perspectives de Pascal sur l’histoire de l’Église, passée et à venir, en relation avec les prophéties. Pascal n’admet pas que l’histoire de l’Église se présente sous la forme épique et optimiste d’une conquête progressive du monde, comme la compagnie de Jésus incline à le croire : p. 335.

 

Dieu voulant aveugler et éclaircir.

 

Cette expression est une addition (voir la reconstitution de la genèse).

Sur la volonté de Dieu d’éclairer les uns et d’aveugler les autres, voir les fragments suivants et leur commentaire :

Fondement 9 (Laf. 232, Sel. 264). On n’entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu’il a voulu aveugler les uns et éclaircir les autres.

Fondement 12 (Laf. 235, Sel. 267). Jésus-Christ est venu aveugler ceux qui voient clair et donner la vue aux aveugles, guérir les malades, et laisser mourir les sains appeler à pénitence et justifier les pécheurs, et laisser les justes dans leurs péchés, remplir les indigents et laisser les riches vides.

Fondement 13 (Laf. 236, Sel. 268). Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d’obscurité pour les humilier. Il y a assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables.

Prophéties 16 (Laf. 337, Sel. 369). Pour faire qu’en voyant ils ne voient point et qu’en entendant ils n’entendent point rien ne pouvait être mieux fait.

Prophéties 26 (Laf. 347, Sel. 379). Prophétie[s]. [...] Que Dieu les frappera d’aveuglement et qu’ils tâtonneront en plein midi comme les aveugles.

Laf. 781, Sel. 644. Ce n’est pas de cette sorte que l’Ecriture qui connaît mieux les choses qui sont de Dieu en parle. Elle dit au contraire que Dieu est un Dieu caché et que depuis la corruption de la nature il les a laissés dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir que par Jésus-Christ hors duquel toute communication avec Dieu est ôtée.

Laf. 596, Sel. 493. Par ceux qui sont dans le déplaisir de se voir sans foi, on voit que Dieu ne les éclaire pas ; mais les autres, on voit qu’il y a un Dieu qui les aveugle. (Texte barré verticalement).

 

L’événement ayant prouvé la divinité de ces prophéties, le reste doit en être cru. Et par là nous voyons l’ordre du monde en cette sorte.

 

L’événement : l’accomplissement des prophéties. Voir le commentaire de la liasse Prophéties.

Le fragment Prophéties VI (Laf. 489, Sel. 735) contient un titre Prophéties preuve de divinité.

Lods Adolphe, Les prophètes d’Israël, p. 241. Un des thèmes du second Isaïe est que Yahvé seul sait prédire ; témoin l’accomplissement de ses prophéties.

Voir la préface de La Genèse, tr. Sacy, § V. « C’est un principe qui ne peut être contesté, que la prophétie n’appartient qu’à Dieu ». Il a choisi la « prédiction des choses futures comme le caractère de sa divinité ». Voir Chédozeau Bernard, L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal, I, p. 298.

Commentaire de Port-Royal sur Isaïe, XLI, 23-26 (voir ci-dessous) : « Les prédictions véritables sont les marques du vrai Dieu. C’est une preuve indubitable de la divinité, disait autrefois le défenseur de l’Église contre les païens [Tertull. Apol. 20]. Idoneum opinor testimonium divinitatis, veritas divinationis ».

Par là nous voyons l’ordre du monde en cette sorte : Pascal esquisse en deux mots le principe d’un discours sur l’histoire universelle, qui est en effet une histoire prophétique.

 

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Les miracles de la Création et du déluge s’oubliant, Dieu envoya la loi et les miracles de Moïse.

 

L’histoire sainte et l’histoire en général sont pour Pascal scandées par les « grands coups » de Dieu, destinés à révéler sa puissance et à annoncer le Messie. La création et le déluge, qui marquent les commencements, sont rapportés dans le livre de la Genèse.

Ces prodiges s’éloignent au cours des années. Dieu agit en conséquence pour « affermir l’espérance des élus ».

Preuves par discours II (Laf. 435, Sel. 687). La création et le déluge étant passés, et Dieu ne devant plus détruire le monde, non plus que le recréer, ni donner de ces grandes marques de lui, il commença d’établir un peuple sur la terre, formé exprès, qui devait durer jusqu’au peuple que le Messie formerait par son esprit.

Dossier de travail (Laf. 392, Sel. 11). Figures. Dieu voulant se former un peuple saint, qu’il séparerait de toutes les autres nations, qu’il délivrerait de ses ennemis, qu’il mettrait dans un lieu de repos a promis de le faire et a prédit par ses prophètes le temps et la manière de sa venue. Et cependant pour affermir l’espérance de ses élus dans tous les temps il leur en a fait voir l’image, sans les laisser jamais sans des assurances de sa puissance et de sa volonté pour leur salut, car dans la création de l’homme Adam en était le témoin et le dépositaire de la promesse du sauveur qui devait naître de la femme, lorsque les hommes étaient encore si proches de la création qu’ils ne pouvaient avoir oublié leur création et leur chute, lorsque ceux qui avaient vu Adam n’ont plus été au monde, Dieu a envoyé Noé et l’a sauvé et noyé toute la terre par un miracle qui marquait assez et le pouvoir qu’il avait de sauver le monde et la volonté qu’il avait de le faire et de faire naître de la semence de la femme celui qu’il avait promis.

Ce miracle suffisait pour affermir l’espérance des [hommes].

La mémoire du déluge étant encore si fraîche parmi les hommes, lorsque Noé vivait encore, Dieu fit ses promesses à Abraham et lorsque Sem vivait encore, Dieu envoya Moïse, etc.

Une deuxième série de prodiges, la délivrance de l’esclavage du peuple juif en Égypte, le passage de la mer Rouge, et les autres miracles de Moïse sont rapportés dans le livre de l’Exode ; la Loi est exposée dans le Deutéronome et le Lévitique. Voir la liasse Preuves de Moïse.

La création et le déluge sont des prodiges que la tradition héréditaire a rendus proches des Juifs malgré l’écoulement du temps.

Preuves de Moïse 3 (Laf. 292, Sel. 324). Preuves de Moïse. Pourquoi Moïse va-t-il faire la vie des hommes si longue et si peu de générations. Car ce n’est pas la longueur des années mais la multitude des générations qui rendent les choses obscures. Car la vérité ne s’altère que par le changement des hommes. Et cependant il met deux choses les plus mémorables qui se soient jamais imaginées, savoir la Création et le Déluge si proches qu’on y touche.

Preuves de Moïse 6 (Laf. 296, Sel. 327). Sem qui a vu Lamech qui a vu Adam a vu aussi Jacob qui a vu ceux qui ont vu Moïse : donc le déluge et la création sont vrais. Cela conclut entre de certaines gens qui l’entendent bien.

Les Juifs ont effectivement retenu ces prodiges, même s’ils n’ont pas compris qu’ils annonçaient un Messie spirituel.

Loi figurative 19 (Laf. 264, Sel. 295). Les Juifs étaient accoutumés aux grands et éclatants miracles et ainsi ayant eu les grands coups de la mer Rouge et la terre de Canaan comme un abrégé des grandes choses de leur Messie ils en attendaient donc de plus éclatants, dont ceux de Moïse n’étaient que l’échantillon.

 

Les prophètes qui prophétisent des choses particulières.

 

Voir la liasse Figures particulières. Les figures particulières sont des figures qui, contrairement aux grandes prophéties messianiques de l’Ancien Testament n’ont pas pour objet direct d’annoncer l’arrivée du Messie en Jésus-Christ.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd. p. 276 sq. Voir le fragment Laf. 819, Sel. 660, qui développe et explique l’idée de prophéties particulières : elles sont internes à l’Ancien Testament, sans cesser pour autant de se trouver en correspondance avec le Nouveau : Les prophéties mêlées des choses particulières et de celles du Messie afin que les prophéties du Messie ne fussent pas sans preuve et que les prophéties particulières ne fussent pas sans fruit.

Pascal, Pensées, opuscules et lettres, éd. Ph. Sellier, Garnier, 2011, p. 65 sq. Le miracle subsistant des prophéties. Il existe une sorte de relais des prophéties : inconnus, sans crédit, les prophètes ont imposé leur autorité divine grâce aux prophéties ou aux figures particulières : ils ont annoncé tel événement de détail qui s’est réalisé ; ainsi était accréditée leur révélation essentielle, l’annonce des temps messianiques. Les Juifs du temps du Christ auraient donc pu reconnaître en lui le Messie attendu, si leur cœur avait été pur et attentif.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, 2e éd., p. 216-217. L’accomplissement des prophéties particulières, comme celles que Jacob mourant multiplie sur l’avenir de ses enfants, sert par des vérifications visibles à l’œil nu de promesses très concrètes, de preuve à l’authenticité des prophéties à double sens dont elles sont voisines.

Cette conception des figures particulières semble avoir été une idée de Pascal qui a frappé ses amis de Port-Royal. Voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 895, § 28, extrait du Recueil de choses diverses, f° 344 v° ; Lesaulnier Jean, Port-Royal insolite. Édition critique du Recueil de choses diverses, 1992. « M. Pascal remarque une chose : que les prophètes ont prédit de certaines choses qui sont arrivées afin d’autoriser celles qu’ils diraient du Messie. Ainsi il ne faut pas peut-être rapporter tout à Jésus-Christ, comme font quelques-uns ».

 

Et pour préparer un miracle subsistant il prépare des prophéties et l’accomplissement.

 

Sur l’idée de miracle subsistant, voir les commentaires de Laf. 593, Sel. 493.

Pascal définit à plusieurs reprises dans les Pensées les prophéties comme un miracle subsistant. L’évolution de la réflexion de Pascal sur l’argument du miracle subsistant a été étudiée par Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, et par Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles.

Mesnard Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, p. 414-425.

Soumission 14 (Laf. 180, Sel. 211). Jésus-Christ a fait des miracles et les apôtres ensuite. Et les premiers saints en grand nombre, parce que les prophéties n’étant pas encore accomplies, et s’accomplissant par eux, rien ne témoignait que les miracles. Il était prédit que le Messie convertirait les nations. Comment cette prophétie se fût-elle accomplie sans la conversion des nations, et comment les nations se fussent-elles converties au Messie, ne voyant pas ce dernier effet des prophéties qui le prouvent. Avant donc qu’il ait été mort, ressuscité et converti les nations tout n’était pas accompli et ainsi il a fallu des miracles pendant tout ce temps. Maintenant il n’en faut plus contre les Juifs, car les prophéties accomplies sont un miracle subsistant.

 

Mais, les prophéties pouvant être suspectes, il veut les rendre non suspectes, etc.

 

Sur le caractère indubitable du témoignage du peuple juif et le fait que les Juifs sont des témoins irréprochables et incontestables, voir Laf. 592, Sel. 492, et le dossier sur Le peuple juif.

Sur le fait que les prophéties peuvent être contestées, voir Laf. 593, Sel. 493.

 

Si l’on ne se connaît plein de superbe, d’ambition, de concupiscence, de faiblesse, de misère et d’injustice, on est bien aveugle. Et si en le connaissant, on ne désire d’en être délivré, que peut‑on dire d’un homme ?

 

L’incipit en si : voir Mesnard Jean, “L’incipit dans les fragments des Pensées”, Littératures, 29, automne 1993, p. 31. Tournure syntaxique familière à Pascal. La conjonction si introduit une constatation ou une hypothèse, dont la principale tire les conséquences. Le verbe est toujours au présent. Le conditionnel n’apparaît que lorsque la condition est niée. La tournure contribue à mettre l’esprit du lecteur en suspens, à le faire participer à l’enquête.

Sur la forme du dilemme, voir Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 502 sq.

Descotes Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, p. 509-520.

Une énumération presque identique se trouve dans le fragment Pensée n° 15P (Laf. 931, Sel. 759), qui exprime les sentiments d’un chrétien qui connaît ses maux et auquel le Christ a permis d’échapper : J’aime la pauvreté parce qu’il l’a aimée. J’aime les biens parce qu’ils donnent le moyen d’en assister les misérables. Je garde fidélité à tout le monde. Je ne rends point le mal à ceux qui m’en font, mais je leur souhaite une condition pareille à la mienne où l’on ne reçoit pas de mal ni de bien de la part des hommes. J’essaye d’être juste, véritable, sincère et fidèle à tous les hommes et j’ai une tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m’a uni plus étroitement. Et soit que je sois seul ou à la vue des hommes j’ai en toutes mes actions la vue de Dieu, qui les doit juger et à qui je les ai toutes consacrées.

Voilà quels sont mes sentiments. Et je bénis tous les jours de ma vie mon rédempteur qui les a mis en moi et qui d’un homme plein de faiblesse, de misère, de concupiscence, d’orgueil et d’ambition a fait un homme exempt de tous ces maux par la force de sa grâce, à laquelle toute la gloire en est due, n’ayant de moi que la misère et l’erreur.

Ambition : passion déréglée qu’on a pour la gloire et pour la fortune. Il ne s’agit pas ici de cette « honnête, noble et louable ambition qui fait arriver aux honneurs par le chemin de la vertu » (Furetière).

Sur la notion de faiblesse, voir le commentaire de Raisons des effets 15 (Laf. 96, Sel. 130).

Sur la superbe, voir le dossier thématique sur l’orgueil.

Sur la concupiscence, voir les dossiers thématiques sur les deux délectations et la concupiscence.

Si en le connaissant, on ne désire d’en être délivré, que peut-on dire d’un homme ? : toutes les idées mentionnées dans la phrase précédentes sont autant de facteurs de la misère de l’homme. Misère qui consiste à vouloir et ne pouvoir. Mais le cas que Pascal envisage ici n’est pas celui, très banal, de personnes qui ignorent la misère de la nature humaine, et qui par conséquent ne peuvent penser à souhaiter ou tenter d’en sortir. Il s’agit du cas, beaucoup plus étrange et plus grave, d’un homme qui connaîtrait sa misère, sous tous ses aspects, mais qui n’aurait pas le désir d’y échapper ou d’en être délivré. Il ne s’agit donc pas d’une victime du divertissement qui consiste à détourner le regard de la condition faible et mortelle de l’homme, mais d’un cas de lucidité qui n’est pas accompagné du désir d’un remède. Cela définit en un sens le désespoir, au sens où l’entend Pascal, savoir, comme l’écrit De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008, p. 246 sq., l’absence d’espérance qui résulte en l’homme de la considération du caractère irrémédiable de sa misère (et non la tristesse, l’accablement et la frayeur que peut inspirer à l’homme la considération des espaces infinis). Pascal donne sa propre définition du désespoir dans Excellence 5 (Laf. 192, Sel. 225) : La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir. Voir aussi Fausseté 6 (Laf. 208, Sel. 240) : s’ils reconnaissent l’infirmité de la nature ils en ignorent la dignité de sorte qu’ils pouvaient bien éviter la vanité mais c’était en se précipitant dans le désespoir.

Mais dans le cas présent, la connaissance de « l’infirmité » s’accompagne de l’absence de volonté d’en être délivré, résignation que Pascal, dans le même fragment, désigne par les deux termes de « paresse » et de « lâcheté » :

Par paresse, il faut entendre ce que les moralistes nomment acedia. Voir saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, q. LXIII, 2 2ae ; 2-2, q. XXXV, 1 et 2. « Est taedium bene operandi, et tristitia de re spirituali ». Voir Rutebeuf, Œuvres complètes, éd. M. Zink, Livre de poche, 2005, p. 366-367. Accidia : c’est le péché qui a été remplacé plus tard par la paresse dans les listes canoniques des sept péchés capitaux. Elle est essentiellement à l’origine d’ordre psychologique : c’est un sentiment de lassitude et de dégoût devant toute chose, un état dépressif, qui menace surtout les moines. On la définit à l’époque patristique comme melancholia (saint Jérôme), ex confusione mentis nata tristitia, une tristesse née de la confusion de l’esprit (Césaire d’Arles), taedium et anxietas cordis quae infestat anachoretas et vagos in solitudine monachos, un dégoût et une angoisse du cœur qui gagne les anachorètes et les moines qui errent dans les solitudes (Cassien). Guigues le Chartreux en décrit les symptômes : apprehendit te multoties, cum solus in cella es, inertia quaedam, languor spiritus, taedium cordis quoddam et quidem valde grave fastidium sentis in teipso : tu tibi oneris es... Non jam sapit tibi lectio, oratio non dulcessit : l’indolence la langueur, la lassitude du cœur, un immense dégoût : tu es un fardeau pour toi-même...

Palasan Daniela, L’ennui chez Pascal et l’acédie, 2005. Voir surtout p. 191 sq., sur l’acédie pascalienne.

Pascal a-t-il dans l’esprit une personne précise ? Il pense peut-être à Montaigne, dont les Essais témoignent qu’il a connu toutes les formes de la misère de la nature de l’homme, et qui pourtant se laisse aller à la paresse : voir sur ce point l’Entretien avec M. de Sacy. On peut aussi renvoyer au personnage de l’incrédule paresseux du fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), qui de la conscience de sa faiblesse, conclut qu’il doit passer tous les jours de [sa] vie sans songer à chercher ce qui doit [lui] arriver. La question que peut-on dire d’un homme ? répond à l’exclamation c’est un monstre pour moi.

Pascal envisage ici le seul cas qui fasse exception à la règle universelle Tous les hommes recherchent d’être heureux formulée dans le fragment Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181).

 

Que peut‑on donc avoir que de l’estime pour une religion qui connaît si bien les défauts de l’homme, et que du désir pour la vérité d’une religion qui y promet des remèdes si souhaitables ?

 

Une religion qui connaît si bien les défauts de l’homme : c’est ce que Pascal montre dans la liasse A P. R. et dans le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182) en particulier.

Une religion qui y promet des remèdes si souhaitables : Dieu seul est [le] véritable bien de l’homme ; voir Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181).

Connaître les défauts de l’homme et en donner les remèdes sont deux choses que le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182) déclare nettement hors de sa portée : Sera-ce les philosophes, qui nous proposent pour tout bien les biens qui sont en nous ? Est-ce là le vrai bien ? Ont-ils trouvé le remède à nos maux ? Est-ce avoir guéri la présomption de l’homme que de l’avoir mis à l’égal de Dieu ? Ceux qui nous ont égalés aux bêtes et les mahométans, qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien même dans l’éternité, ont-ils apporté le remède à nos concupiscences ? Quelle religion nous enseignera donc à guérir l’orgueil et la concupiscence ? Quelle religion enfin nous enseignera notre bien, nos devoirs, les faiblesses qui nous en détournent, la cause de ces faiblesses, les remèdes qui les peuvent guérir, et le moyen d’obtenir ces remèdes. Toutes les autres religions ne l’ont pu. Voyons ce que fera la sagesse de Dieu. N’attendez point, dit-elle, ô hommes, ni vérité ni consolation des hommes. Je suis celle qui vous ai formés et qui peux seule vous apprendre qui vous êtes.

Sur les constructions parallèles et les effets que Pascal en tire, voir Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 602 sq.

Voir une question analogue posée à propos de Moïse dans le fragment Prophéties 23 (Laf. 344, Sel. 376). Que peut-on avoir sinon de la vénération d’un homme qui prédit clairement des choses qui arrivent et qui déclare son dessein et d’aveugler et d’éclaircir et qui mêle des obscurités parmi des choses claires qui arrivent.

De même dans le fragment Loi figurative 15 (Laf. 260, Sel. 291), à propos des prophètes qui donnent la clé des écritures : Combien doit-on donc estimer ceux qui nous découvrent le chiffre et nous apprennent à connaître le sens caché, et principalement quand les principes qu’ils en prennent sont tout à fait naturels et clairs ? C’est ce qu’a fait Jésus-Christ et les apôtres. Ils ont levé le sceau. Il a rompu le voile et a découvert l’esprit. Ils nous ont appris pour cela que les ennemis de l’homme sont ses passions, que le rédempteur serait spirituel et son règne spirituel, qu’il y aurait deux avènements, l’un de misère pour abaisser l’homme superbe, l’autre de gloire pour élever l’homme humilié, que Jésus-Christ serait Dieu et homme.

Pascal tend ainsi à remplir le programme résumé dans le fragment Ordre 10 (Laf. 12, Sel. 46). Il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison. Vénérable, en donner respect. La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie et puis montrer qu’elle est vraie. Vénérable parce qu’elle a bien connu l’homme.