Pensées diverses II – Fragment n° 10 / 37 – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 105 p. 351 v° / C2 : p. 307

Éditions savantes : Faugère I, 326, XIX / Havet XXIV.62 / Brunschvicg 905 / Tourneur p. 86 / Le Guern 514 / Lafuma 923 / Sellier 499

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Éclaircissements

 

Vous voulez que l’Église ne juge ni de l’intérieur parce que cela n’appartient qu’à Dieu, ni de l’extérieur parce que Dieu ne s’arrête qu’à l’intérieur.

 

Le rapprochement de ce fragment avec la Pensée n° 10K (Laf. 923, Sel. 753) permet d’en saisir les intentions. Sur les confessions et absolutions sans marques de regret. Dieu ne regarde que l’intérieur, l’Église ne juge que par l’extérieur. Dieu absout aussitôt qu’il voit la pénitence dans le cœur, l’Église, quand elle la voit dans les œuvres. Dieu fera une Église pure au-dedans, qui confonde par sa sainteté intérieure et toute spirituelle la fausse sainteté des païens, l’impiété intérieure des superbes et des pharisiens. Et l’Église fera une assemblée d’hommes dont les mœurs extérieures soient si pures qu’elles confondent les mœurs des païens. S’il y en a d’hypocrites, mais si bien déguisés qu’elle n’y en reconnaisse pas le venin, elle les souffre. Car, encore qu’ils ne soient pas reçus de Dieu, qu’ils ne peuvent tromper, ils le sont des hommes qu’ils trompent. Et ainsi elle n’est pas déshonorée par leur conduite, qui paraît sainte.

Sur la confession, qui est le sacrement où cette question du jugement de l’intérieur et de l’extérieur se pose avec le plus d’acuité, voir Provinciale X, § 7-8, où Pascal traite le problème à fond, avant d’aborder la question de l’amour de Dieu. Mais la confession n’est qu’un aspect du problème général du rapport de l’Église avec les fidèles.

Le fragment repose sur une distinction effective, celle des domaines intérieur et extérieur, et des autorités qui peuvent légitimement en juger. L’Église, comme institution, ne peut juger du cœur des hommes que par l’extérieur : le confesseur doit se tenir à ce qui apparaît et aux règles juridiques admises. Seul Dieu voit le cœur, et par conséquent peut juger des mobiles des actions humaines.

Le Troisième écrit des curés de Paris dû à Antoine Arnauld (7 mai 1658) cite une formule voisine de saint Thomas d’Aquin, In tertium et quartum Sententiarum Petri Lombardi, IV, Dist. 25, Q. III, ad primum, col. 1, Rome, 1570, p. 149. « L’Église ne juge que selon ce qui paraît à l’extérieur. Ainsi n’étant pas probable qu’un petit présent ait servi de motif à un juge ecclésiastique pour donner une sentence, elle ne juge pas que cet ecclésiastique qui a reçu un petit présent, ait commis une simonie. Mais devant Dieu qui voit le cœur, soit que les présents soient grands ou petits, c’est une simonie s’ils ont servi de motif à ce juge pour donner une sentence : Sed apud Deum qui cor videt, simonia est et in parvis et in magnis rebus, si animus judicis ex eis flectatur ». Voir Divers écrits des curés de Paris, Rouen, Nevers, Amiens, Evreux et Lisieux…, sl, 1762, p. 77.

C’est Dieu seul qui pénètre les intentions secrètes des hommes. L’Église, qui est une institution humaine, commettrait une usurpation si elle se mêlait de pénétrer le cœur des hommes.

Ce principe n’est pas intrinsèquement faux.

Mais Pascal montre que les casuistes en abusent dans la Xe Provinciale, éd. Cognet, p. 175. À l’épistolier qui lui demande s’il croit vraiment

« qu’il soit permis de donner l’absolution indifféremment à tous ceux qui la demandent, sans reconnaître auparavant si Jésus-Christ délie dans le ciel ceux [qu’il délie] sur la terre », le jésuite répond : « Hé quoi, dit le Père, pensez-vous que nous ignorions que le Confesseur doit se rendre juge de la disposition de son pénitent, tant parce qu’il est obligé de ne pas dispenser les sacrements à ceux qui en sont indignes, Jésus-Christ lui ayant ordonné d’être dispensateur fidèle, et de ne pas donner les choses saintes aux chiens ; que parce qu’il est juge, et que c’est le devoir d’un juge de juger justement en déliant ceux qui en sont dignes, et liant ceux qui en sont indignes : et aussi parce qu’il ne doit pas absoudre ceux que Jésus-Christ condamne. De qui sont ces paroles-là, mon Père ? De notre Père Filiutius, répliqua-t-il, to. I. tr. 7. n. 354. Vous me surprenez, lui dis-je ; je les prenais pour être d’un des Pères de l’Église. Mais, mon Père, ce passage doit bien étonner les Confesseurs, et les rendre bien circonspects dans la dispensation de ce sacrement, pour reconnaître si le regret de leurs pénitents est suffisant, et si les promesses qu’ils donnent de ne plus pécher à l’avenir, sont recevables. Cela n’est point du tout embarrassant, dit le Père ; Filiutius n’avait garde de laisser les confesseurs dans cette peine, et c’est pourquoi il leur donne ensuite de ces paroles cette méthode facile pour en sortir. Le confesseur peut aisément se mettre en repos touchant la disposition de son pénitent. Car s’il ne donne pas des signes suffisants de douleur, le Confesseur n’a qu’à lui demander s’il ne déteste pas le péché dans son âme, et s’il répond qu’oui, il est obligé de l’en croire. Et il faut dire la même chose de la résolution pour l’avenir, à moins qu’il y eût quelque obligation de restituer, ou de quitter quelque occasion prochaine. Pour ce passage, mon Père, je vois bien qu’il est de Filiutius. Vous vous trompez, dit le Père, car il a pris tout cela mot à mot de Suarez [...]. Mais, mon Père, ce dernier passage de Filiutius détruit ce qu’il avait établi dans le premier. Car les confesseurs n’auront plus le pouvoir de se rendre juges de la disposition de leurs pénitents, puisqu’ils sont obligés de les en croire sur leur parole, lors même qu’ils ne donnent aucun signe suffisant de douleur. Est-ce qu’il y a tant de certitude dans ces paroles qu’on donne, que ce seul signe soit convaincant ? Je doute, que l’expérience ait fait connaître à vos Pères, que tous ceux qui leur font ces promesses, les tiennent ; et je suis trompé s’ils n’éprouvent souvent le contraire. Cela n’importe, dit le Père, on ne laisse pas d’obliger toujours les confesseurs à les croire. Car le P. Bauny, qui a traité cette question à fond dans sa Somme des péchés [...], conclut, que toutes les fois que ceux qui récidivent souvent sans qu’on y voie aucun amendement, se présentent au Confesseur, et lui disent qu’ils ont regret du passé, et bon dessein pour l’avenir, il les en doit croire sur ce qu’ils le disent, quoiqu’il soit à présumer telles résolutions ne passer pas le bout des lèvres. Et quoiqu’ils se portent ensuite avec plus de liberté et d’excès que jamais dans les mêmes fautes, on peut néanmoins leur donner l’absolution selon mon opinion. »

En d’autres termes, les confesseurs sont obligés de ne pas tenter de vérifier que les pénitents ont réellement de bonnes intentions intérieures, et de ne pas aller vérifier par leur conduite s’ils ont réellement l’intention de faire pénitence.

Le principe que Dieu ne s’arrête qu’à l’intérieur n’est pas non plus faux, dans la mesure où aux yeux de Dieu, ce n’est pas la nature des actions qui les rend bonnes ou mauvaises, mais l’intention qui les produit.

Mais sur ce point aussi, les casuistes abusent d’un principe qui est sain par lui-même. De ce que Dieu ne s’arrête qu’à l’intérieur, c’est-à-dire aux intentions, il ne s’ensuit pas que les confesseurs ne doivent pas prêter attention à la conduite des personnes qu’ils dirigent.

Plusieurs fragments des Pensées traitent de la nécessité de la pénitence extérieure et de l’intérieure.

Comme c’est souvent le cas, la doctrine de l’Église est un milieu entre deux fautes contraires, la superstition et l’orgueil. Voir le fragment Soumission 13 (Laf. 179, Sel. 210).

Pensée n° 24Aa (Laf. 944, Sel. 767). Il faut que l’extérieur soit joint à l’intérieur pour obtenir de Dieu ; c’est-à-dire que l’on se mette à genoux, prie des lèvres, etc., afin que l’homme orgueilleux qui n’a voulu se soumettre à Dieu soit maintenant soumis à la créature. Attendre de cet extérieur le secours est être superstitieux ; ne vouloir pas le joindre à l’intérieur est être superbe.

L’intérieur et l’extérieur ne sont du reste pas complètement séparés : on sait que l’on peut obtenir une forme initiale de croyance en agissant sur la machine : voir Ordre 5 (Laf. 7, Sel. 41).

 

Et ainsi, lui ôtant tout choix des hommes,

 

Entendre que les réponses des jésuites que Pascal vient de résumer empêchent l’Église de reconnaître et de choisir les gens de bien, parce que, quel que soit l’angle sous lequel on considère les hommes, l’Église se voit empêchée de s’y placer.

 

vous retenez dans l’Église les plus débordés et ceux qui la déshonorent si fort que les synagogues des Juifs et les sectes des philosophes les auraient exilés comme indignes et les auraient abhorrés comme impies.

 

Déborder : se dit figurément en morale des passions vicieuses et excessives. Débordé : on appelle une personne débordée, qui est dissolue tant en ses paroles qu’en ses actions (Furetière).

Indigne semble répondre aux sectes des philosophes, en l’occurrence les stoïciens. Impies renvoie en revanche aux Juifs, très stricts sur les cérémonies du culte religieux. Dans la Pensée n° 10K (Laf. 923, Sel. 753) Pascal mentionne les païens superbes (les stoïciens notamment), et les pharisiens.

La casuistique, telle que les jésuites la pratiquent, aboutit à laisser subsister dans l’Église les personnes les plus corrompues. C’est la thèse des Provinciales V à X.