Pensées diverses II – Fragment n° 12 / 37 – Papier original : RO 251-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 105 p. 353-353 v°  / C2 : p. 309

Éditions savantes : Faugère I, 317, I / Havet XXIV.84 / Brunschvicg 871 / Tourneur p. 87 / Le Guern 516 / Lafuma 604 (série XXIV) / Sellier 501

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Bibliographie

 

 

DELUMEAU Jean et COTTRET Monique, Le catholicisme de Luther à Voltaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1971.

GRES-GAYER Jacques M., Le jansénisme en Sorbonne, 1643-1656, Paris Klincksieck, 1996.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, La Morale, II, Exposition de la doctrine (d’après Arnauld), I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923.

MESNARD Jean, “La monarchie de droit divin, concept anticlérical”, in FERREYROLLES Gérard (dir.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, 20-23 septembre 1990, Klincksieck, Paris, 1996, p. 111-138.

SELLIER Philippe, “De la tyrannie”, in FERREYROLLES Gérard (dir.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, 20-23 septembre 1990, Klincksieck, Paris, 1996, p. 365-374 ; Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 399-409.

TÜCHEL H., BOUMAN C. A. et LE BRUN J., Nouvelle histoire de l’Église, III, Réforme et contre-Réforme, III, Paris, Seuil, 1968.

WANEGFFELEN Thierry, Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France, XVe-XVIIe siècles, Presses Universitaires de France, Paris, 1999.

 

 

Éclaircissements

 

Église, pape.

 

Titre d’ensemble du texte, contrairement à Unité / multitude, qui ne concerne que la première note.

 

Unité / multitude.

 

Quoique sur le manuscrit, ces deux mots se trouvent sur la même ligne que la phrase qui suit, il s’agit certainement d’un titre partiel, qui comporte deux mots-clés. Pascal use fréquemment de ce procédé, non seulement dans les Pensées, mais aussi dans des ouvrages comme les Écrits sur la grâce : voir sur ce point le Discours sur la possibilité des commandements, 3, OC III, éd. J. Mesnard, p. 737-745.

Le fragment combine le vocabulaire mathématique et celui du droit ecclésiastique.

Unité et multitude sont des notions arithmétiques qui entrent dans la définition du nombre. Euclide définit l’unité comme ce selon quoi chacune chose existante est dite une (La tautologie n’apparaît pas en grec, qui emploie des deux mots : μονάς et ἔν. Voir sur ce point Les éléments, Livre VII, Définition 1, éd. Vitrac, II, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 247 sq.). En ce sens, l’unité est indivisible, et elle est l’élément qui, par addition, engendre les nombres, eux-mêmes définis comme multitude d’unités (Définition 2).

Mais l’unité peut aussi être envisagée comme celle d’un corps qui comporte plusieurs éléments formant par leur ensemble une individualité. En ce sens, on peut dire qu’une multiplicité forme une unité. C’est en ce sens qu’un nombre entier constitue une unité.

La notion de multitude n’est pas définie non plus. Multitude s’oppose d’abord à unité. Voir Aristote, Métaphysique, I, 1057 a 3 : la multitude est en quelque sorte le genre du nombre, et le nombre en serait une espèce, celle qui est composée à partir d’unités : voir Euclide, Éléments, VII, Définition 2, éd. Vitrac, t. 2, p. 249. Cette notion doit être logiquement antérieure à celle de nombre.

La distinction entre nombre et multitude est ancienne dans la langue ; voir Les éléments, Livre VII, éd. Vitrac, II, p. 249. Chez les présocratiques, le nombre est toujours une multitude déterminée d’unités ; mais avant d’être nombrée, la multitude est indéterminée : multitude désigne toujours une quantité arbitraire, mais finie, de nombre : p. 249-250.

Pascal emploie aussi le mot multitude pour désigner un nombre déterminé, que l’on cherche à déterminer. Le mot apparaît dans le Triangle arithmétique, où il désigne le nombre des cellules d’une base, d’un rang ou d’un triangle (sans tenir compte des nombres qui sont contenus dans les cellules), ou le nombre des combinaisons considéré dans un ensemble (sans considérer le nombre d’éléments qui entrent dans les combinaisons qui composent l’ensemble). Voir Pascal, Triangle arithmétique, I-11, II-12. Dans les écrits sur la roulette, il sert à désigner le nombre des éléments pris en compte dans une somme, sans envisager la nature de ces éléments (c’est-à-dire, lorsqu’il s’agit de poids, dans une somme triangulaire).

Le mot apparaît dès le début du Combinationes, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1232, ce qui n’a rien d’étonnant, parce qu’une combinaison est par elle-même définie comme une multitudo. Pascal ajoute l’idée de multitude de combinaisons, dans le Lemma 4, OC II, p. 1234-1235. Et dans l’impression en français du Triangle arithmétique, le mot apparaît dans les Conséquences douzième, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1294, seizième, p. 1295, et l’Avertissement qui la suit, p. 1297, l’Avertissement qui suit la Conséquence dix-septième, p. 1297 et celui qui suit la Conséquence huitième, p. 1297.

Dans les Pensées, il désigne un nombre indéterminé, mais susceptible d’être assez important : Soumission 10 (Laf. 176, Sel. 207) : Ceux qui n’aiment pas la vérité prennent le prétexte de la contestation et de la multitude de ceux qui la nient, et ainsi leur erreur ne vient que de ce qu’ils n’aiment pas la vérité ou la charité. Et ainsi ils ne s’en sont pas excusés.

Le mot multitude peut désigner une pluralité dont il n’est pas possible de faire le compte, parce qu’il est susceptible de se poursuivre indéfiniment, voire à l’infini. Dans les écrits sur la roulette, Pascal précise le sens qu’il donne à ce terme à la fin de la Lettre à Carcavy : « je me servirai souvent de cette expression, une multitude indéfinie, ou un nombre indéfini de grandeurs, ou de parties, etc., par où je n’entends autre chose, sinon une multitude ou un nombre plus grand qu’aucun nombre donné » (OC IV, éd. J. Mesnard, p. 440). On parle ainsi de la multitude des lignes (ordonnées ou sinus) qui composent une figure plane, qui n’est évidemment pas finie.

Ailleurs, multitude désigne une multiplicité qui peut aller à l’infini. Voir Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). C’est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l’étendue de leurs recherches, car qui doute que la géométrie par exemple a une infinité d’infinités de propositions à exposer. Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes, car qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes et qu’ils sont appuyés sur d’autres qui en ayant d’autres pour appui ne souffrent jamais de dernier.

Le mot ne comporte en tout cas aucune notion ordinale, contrairement au mot premier dans le fragment Laf. 569, Sel. 473. Lorsque la multitude des éléments est trop grande pour que l’on puisse en percevoir l’ordre, elle engendre la diversité et la confusion.

Le mot n’est employé qu’une fois dans les Provinciales, à propos de la « multitude » des casuistes dans la huitième lettre, pour désigner une foule de docteurs dont on n’arrive pas à mesurer le nombre, et comme les casuistes sont non seulement très nombreux, mais tous différents les uns des autres dans leurs décisions, cette diversité se dégrade en une confusion monstrueuse : selon le Premier écrit des curés de Paris, les « opinions accommodantes [...] se fortifièrent peu à peu par le nombre des sectateurs, dont les maximes relâchées ne manquent jamais : de sorte qu’ayant déjà formé un corps considérable de casuistes qui les soutenaient, les ministres de l’Église, craignant de choquer ce grand nombre, [...] supportèrent ces désordres avec une patience qui a paru par l’événement, non seulement inutile, mais dommageable : car, se voyant ainsi en liberté d’écrire, ils ont tant écrit en peu de temps, que l’Église gémit aujourd’hui sous cette monstrueuse charge de volumes » (in Les Provinciales, éd. L. Cognet, Garnier, p. 407-408). Les Provinciales montrent que la diversité incontrôlable de cette multitude de maximes aboutit à une confusion complète.

 

En considérant l’Église comme unité, le pape, qui en est le chef, est comme tout.

 

Le chef, au sens strict, représente la tête, c’est-à-dire ce qui est premier, comme le dit explicitement le fragment Laf. 569, Sel. 473 : Le pape est premier. Quel autre est connu de tous ? Quel autre est reconnu de tous, ayant pouvoir d’insinuer dans tout le corps parce qu’il tient la maîtresse branche qui s’insinue partout ?

La primauté du pape repose sur le fait que Jésus-Christ a désigné saint Pierre comme Képhas, le rocher : voir Matthieu, XVI, 18 sq. : « sur cette pierre je bâtirai mon église [...]. Et je vous donnerai les clés du royaume des cieux. » Pierre est ainsi désigné comme le chef visible de l’Église.

Primauté signifie premier rang, préséance d’une personne sur une autre. Mais comme la préséance a sa raison dans un privilège et qu’il y a divers privilèges, on distingue plusieurs primautés. La primauté d’honneur a sa source dans une reconnaissance purement extérieure d’un titre d’honneur particulier, et ne confère aucune autorité (c’est le sens de l’expression primum inter pares). Le pape possède la primauté d’honneur sur tous les autres membres de l’Église. La primauté de direction (primatus ordinis, directionis) confère à son titulaire des droits dans le règlement des affaires communes. La primauté de juridiction (primatus jurisdictionis) confère à son titulaire la plénitude du pouvoir suprême législatif, juridiciaire et pénal : cette primauté est propre au pape. Sur ces distinctions, voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, § 144, p. 187 sq.

La thèse de la primauté large de l’autorité du pape avait été formulée bien plus tôt, notamment au concile de Florence (session VI, janvier 1439) : voir Denzinger Heinrich, Enchiridion symbolorum, n° 694 ; édition bilingue, par Peter Hünermann, Bologne, Edizioni Dehoniane, n° 1307, p. 580 ; Albergo G. et alii, Conciliorum œcumenicorum decreta, Bologne, Edizioni Dehoniane, 1996, p. 528 : « Item diffinimus sanctam apostolicam Sedem, et romanum pontificem, in universum orbem tenere primatum, et ipsum pontificem romanum successorem esse beati Petri principis apostolorum et verum Christi vicarium, totius Ecclesiae caput et omnium christianorum patrem ac doctorem exsistere ; et ipse in beato Petro pascendi, regendi ac gubernandi universalem Ecclesiam a Domino nostro Jesu Christo plenam potestatem traditam esse, quemadmodum etiam in gestis œcumenicorum conciliorum et in sacris canonibus continetur ». Tr. : « Nous définissons que le Saint-Siège apostolique et le pontife romain possèdent la primauté sur tout l’univers et que, précisément, le pontife romain est le successeur de Pierre, le prince des apôtres, le véritable vicaire de Jésus-Christ, et le chef de l’Église entière, le docteur et le père de tous les chrétiens, et que Notre-Seigneur Jésus-Christ lui a conféré dans la personne de saint Pierre le pouvoir de régir et de conduire l’Église entière, comme cela est contenu dans les délibérations des conciles généraux et dans les saints canons ».

Sur la primauté du pape, telle qu’on l’entend aujourd’hui, voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, § 144, p. 187 sq. En fait, les controverses sur ce sujet ont duré jusqu’à l’époque moderne, puisque ce n’est qu’au premier concile du Vatican, au XIXe siècle, qu’a été complètement formulée l’idée de la nature et de l’étendue de la primauté pontificale ; voir Denzinger Heinrich, Enchiridion symbolorum, n° 1827 ; édition bilingue, par Peter Hünermann, Bologne, Edizioni Dehoniane, n° 3060, 4e session, cap. 3, De vi est ratione primatus romani pontificis, p. 1064-1066 : « l’Église romaine, par l’ordonnance du Seigneur, possède le principat du pouvoir ordinaire sur toutes les autres églises et que ce pouvoir de juridiction du pontife romain, qui est vraiment épiscopal, est immédiat : envers ce pouvoir, les pasteurs et les fidèles de tout rite et de tout rang, tant en particulier et séparément que tous ensemble, sont liés par ce devoir de subordination hiérarchique et de véritable obéissance, non seulement dans les choses qui ont trait à la foi et aux mœurs, mais encore dans celles qui se rapportent à la discipline et au gouvernement de l’église, répandue dans le monde entier ». Le pouvoir du pape est déclaré épiscopal, en ce sens qu’il inclut tous les éléments du pouvoir pastoral de l’évêque (pouvoir législatif, judiciaire et pénal). Il est aussi immédiat, car le droit d’exercer son pouvoir sans intermédiaire : il est en ce sens l’ordinaire de tous les fidèles de l’Église entière. Cependant, même aujourd’hui, l’infaillibilité pontificale a son objet bien délimité, et requiert certaines conditions. Le pape, selon le concile du Vatican, est comme tout homme sujet à l’erreur, par exemple dans les choses humaines. Le pape est infaillible lorsqu’il parle ex cathedra, c’est-à-dire lorsque, remplissant la charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, en vertu de sa suprême autorité apostolique, il définit qu’une doctrine sur la foi ou sur les mœurs doit être tenue par l’Église universelle.

Le problème se posait en termes très différents à l’époque de Pascal. Les jansénistes, pas plus que les autres catholiques en général, ne contestaient l’autorité du magistère romain. Dans l’affaire de la Fréquente communion, les docteurs augustiniens de Paris n’ont pas hésité à aller à Rome défendre les positions de leurs confrères, en même temps que leurs adversaires s’y rendaient également. Mais ils considèrent que la primauté appartient d’abord à l’Église universelle, puis par celle-ci à Pierre. Le pape ne serait pas le chef de l’Église, mais le premier serviteur choisi par l’Église, le chef ministériel de l’Église (caput ministeriale). Le pape, comme dit Pascal, est à leur yeux comme tout, c’est-à-dire qu’ayant été placé à la tête de toute l’Église : il représente toute l’Église, mais il n’en est pas le maître absolu. Voir plus bas les explications sur ce point.

Il ne faut pas confondre la primauté avec l’infaillibilité. Voir sur ce point le dossier thématique sur l’infaillibilité du pape.

 

En la considérant comme multitude, le pape n’en est qu’une partie.

 

Dans la multitude des fidèles, l’unité qu’est le pape n’est qu’un élément parmi d’autres. Et en tant qu’évêque de Rome, le pape n’est que primus inter pares.

 

Les Pères l’ont considérée tantôt en une manière, tantôt en l’autre, et ainsi ont parlé diversement du pape.

 

Idée que les différentes manières de considérer une chose permettent d’en parler en termes différents. Mais cela n’implique pas contradiction, et au contraire les deux énonciations sont liées, de sorte qu’on doit associer les deux énoncés. On retrouve ici une manière de penser qui figurait dans le mouvement initial de l’argumentation, qui montre que, selon le point de vue que l’on adopte, l’homme apparaît comme une créature pleine de misère ou douée de grandeur.

Le mot multitude revient d’ailleurs dans un fragment qui porte sur ce sujet.

Contrariétés 10 (Laf. 127, Sel.160). La nature de l’homme se considère en deux manières, l’une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable ; l’autre selon la multitude, comme on juge de la nature du cheval et du chien par la multitude, d’y voir la course et animum arcendi, et alors l’homme est abject et vil. Et voilà les deux voies qui en font juger diversement et qui font tant disputer les philosophes. Car l’un nie la supposition de l’autre. L’un dit : il n’est point né à cette fin, car toutes ses actions y répugnent, l’autre dit : il s’éloigne de lfin quand il fait ces basses actions.

 

Saint Cyprien, sacerdos Dei.

 

Saint Cyprien, Les Œuvres de Saint Cyprien évêque de Carthage et martyr, Paris, Pralard, 1672, Lettre LXII, Paris, p. 221 : « Si Jésus-Christ notre Seigneur et notre Dieu est lui-même le souverain prêtre de Dieu le Père, qu’il se soit offert le premier à lui en sacrifice, et qu’il ait commandé qu’on fasse encore la même chose en mémoire de lui, sans doute que ce prêtre-là seul tient la place de Jésus-Christ, qui imite ce que Jésus-Christ a fait ». L. Lafuma, éd. des Pensées, Notes, Luxembourg, 1951, renvoie à la Lettre LXIII dans l’éd. des Belles Lettres et M. Le Guern, Œuvres, II, Pléiade, p. 1504, à la Lettre LXIII, dans l’édition Rigaut, 1648.

 

Mais en établissant une de ces deux vérités ils n’ont pas exclu l’autre.

 

Les Pères se sont donc montrés plus habiles que les philosophes mentionnés dans le fragment Contrariétés 10 (Laf. 127, Sel. 160). Ils ont su n’exclure aucune des deux vérités, alors que les philosophes ont toujours rejeté l’une pour soutenir l’autre. Sur la nécessité de maintenir les propositions contraires en apparence, voir Contrariétés.

Laf. 567, Sel. 473. Il ne faut pas juger de ce qu’est le pape par quelques paroles des Pères (comme disaient les Grecs dans un Concile, Règles importantes), mais par les actions de l’Église, et des Pères et par les canons. L’unité et la multitude : Duo aut tres / in unum. Erreur à exclure l’un des deux, comme font les papistes qui excluent la multitude, ou les huguenots qui excluent l’unité.

Les huguenots (nom donné en France aux calvinistes) rejettent l’unité qui est incarnée par le pape et se divisent en une multitude confuse de sectes.

Les papistes veulent que toute l’Église soit soumise à un seul homme, le pape. Ils veulent aussi lui faire attribuer l’infaillibilité, ce qui revient à lui donner, et à lui seul, le pouvoir d’énoncer la vérité.

Papiste : Furetière définit ce terme comme suit : terme odieux dont les huguenots se servent pour injurier les bons catholiques romains qui obéissent au pape. Richelet définit les papistes comme catholiques romains, « ceux qui reconnaissent et suivent les sentiments du pape », et ajoute entre parenthèse : « les huguenots n’aiment pas fort les papistes qui ne cherchent qu’à les traverser ». Sur ce terme, voir Levillain Philippe (dir.), Dictionnaire historique de la papauté, art. Papisme, Paris, Fayard, 1994, p. 1249-1253. La dénomination de papiste est surtout employée depuis la Réforme pour désigner péjorativement la complète soumission à l’autorité du pape ; mais le terme est aussi employé dans les milieux catholiques gallicans dans un sens proche d’ultramontanisme, pour qualifier la position qui accorde au pape une primauté juridictionnelle et l’infaillibilité dogmatique. Dans le mouvement gallican, le terme de papiste sert à désigner notamment les jésuites qui soutiennent fermement les prérogatives du pape. Voir la vue d’ensemble que propose Jean Mesnard dans son étude “La monarchie de droit divin, concept anticlérical”, in Ferreyrolles Gérard (dir.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal, p. 111-138.

L’emploi de ce terme par Pascal ne touche que les partisans de l’autorité pontificale lorsqu’elle tend à la tyrannie, et ne met nullement en question sa fidélité au pape comme tête de l’Église. Voir la profession de foi de la XVIIe Provinciale, § 4, éd. Cognet, Garnier, p. 330 : « Grâces à Dieu, je n’ai d’attaches sur la terre qu’à la seule Église catholique, apostolique et romaine, dans laquelle je veux vivre et mourir, et dans la communion avec le Pape son souverain chef, hors de laquelle je suis très persuadé qu’il n’y a point de salut ».

 

La multitude qui ne se réduit point à l’unité est confusion.

 

L’idée de primauté est explicitement proposée dans Abra de Raconis, La primauté et souveraineté singulière de saint Pierre, 1645, p. 111 : « Ôtez l’union entre les parties du corps, ce sont diverses pièces, sans vie et sans sentiment, qui d’elles-mêmes tendent à la corruption. Ôtez le rapport d’unité d’une multitude, ce n’est plus que confusion ; retranchez le rapport d’unité et d’adhérence des chrétiens à leur chef, ce n’est plus que désordre, que schisme et que désolation » (référence fournie par L. Lafuma).

 

L’unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie.

 

Voir dans le commentaire de l’édition savante la difficulté que, faute d’un texte adéquat, un éditeur comme Renouard a pu trouver dans l’intelligence de ce passage.

Les réflexions de Pascal sur l’autorité du pape dans l’Église sont à la racine des textes qui, dans les Pensées, portent sur la tyrannie. Voir sur ce lien Sellier Philippe, “De la tyrannie”, Ferreyrolles Gérard (dir.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal, p. 399-409.

Laf. 569, Sel. 473. Le pape est premier. Quel autre est connu de tous ? Quel autre est reconnu de tous, ayant pouvoir d’insinuer dans tout le corps parce qu’il tient la maîtresse branche qui s’insinue partout ? Qu’il était aisé de faire dégénérer cela en tyrannie. C’est pourquoi Jésus-Christ leur a posé ce précepte : Vos autem non sic.

Misère 7 (Laf. 58, Sel. 92). La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre. Diverses chambres de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux dont chacun règne chez soi, non ailleurs. Et quelquefois ils se rencontrent et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savants, elle n’est maîtresse que des actions extérieures.

Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91). Tyrannie. La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres.

Ces définitions coïncident-elles ? Peut-on ramener le fait que l’unité ne dépend pas de la multitude, comme définition de la tyrannie, à la définition de Misère 6 et 7 ? On peut arguer du principe de Misère 7 : La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre. Si l’unité s’affranchit au point de ne plus dépendre du tout de la multitude, il s’agit bien d’un désir de domination universel, et exorbitant de l’ordre.

Sur les résistances à la papauté apparues dès le Moyen Âge, voir Guillaume d’Ockham, Court traité du pouvoir tyrannique, éd. Jean-Fabien Spitz, Paris, Presses Universitaires de France, 1999. Cet ouvrage, qui remonte à 1335-1340, montre que la prétention tyrannique des papes à exercer une puissance temporelle sur les choses, les royaumes et les personnes a rencontré de fortes oppositions.

Wanegffelen Thierry, Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France, XVe-XVIIe siècles, Presses Universitaires de France, Paris, 1999, p. 75 sq. Sur l’évolution de la papauté dans le sens d’une autorité tyrannique, au terme du concile de Trente. L’un des principaux maux de l’Église est la tendance pontificale à exercer une véritable tyrannie. Cette vue n’est pas spécifiquement protestante, c’est celle de nombreux catholiques. Les jésuites se montrent fermes défenseurs de la supériorité absolue du pouvoir pontifical sur le concile comme sur les évêques. Le concile de Trente a favorisé la montée en puissance de la monarchie romaine au sein de l’Église catholique, alors que le conciliarisme visait à tempérer l’autorité pontificale : p. 78. Les catholiques ne font pas une critique radicale de la papauté, comme les protestants, mais s’en prennent aux abus dont l’autorité pontificale peut être la cause ou le prétexte : p. 77. Comme bons catholiques, ils pensent qu’un bon concile ne se fait pas en présence du pape : p. 76. Les jansénistes ne considèrent pas le pape comme infaillible. Ils ne voient pas dans l’Écriture autre chose qu’une primauté d’ordre, et non une primauté d’autorité : p. 209 sq.

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, La Morale, II, Exposition de la doctrine (d’après Arnauld), I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923, p. 321 sq. L’autorité des conciles : p. 325. Limites de l’autorité dans l’Église : p. 360 sq. Il n’y a pas d’autorité illimitée dans l’Église ; « un supérieur n’est pas supérieur en toutes choses, et ne peut pas commander tout ce qui lui plaît », écrit Arnauld Antoine, Apologie pour les religieuses de Port-Royal, Œuvres, XXIII, p. 224. L’autorité est limitée par les droits de ceux qui y sont soumis : p. 363. Les fidèles ont des droits : p. 364 sq. 

Les jansénistes tiennent bien le pape pour authentique successeur de saint Pierre. Ils ne mettent jamais en question l’adhésion à l’Église et au pape : voir, sur le cas de Pascal, la déclaration de la XVIIe Provinciale, éd. Cognet, Garnier, p. 330 : « Grâces à Dieu, je n’ai d’attaches sur la terre qu’à la seule Église catholique, apostolique et romaine, dans laquelle je veux vivre et mourir, et dans la communion avec le Pape son souverain chef, hors de laquelle je suis très persuadé qu’il n’y a point de salut. »

Sur la manière dont les augustiniens ont ressenti une certaine tendance à la tyrannie lors des délégations à Rome pour défendre Arnauld et Jansénius, voir Gres-Gayer Jacques M., Le jansénisme en Sorbonne, 1643-1656, p. 112 sq. Partialité de la cour romaine dans l’affaire des propositions : la papauté ne cherche qu’à protéger son autorité en renvoyant à des décisions antérieures, qui ne se rapportent en rien aux questions présentes, et, en prétendant imposer à tous le silence, n’écoute pas les théologiens : p. 112. La source de ce comportement est une conception exagérée de l’autorité pontificale, à laquelle s’ajoute la doctrine « inouïe » de l’infaillibilité, qui a tout faussé depuis les origines de la querelle sur la grâce. Les théologiens augustiniens venus à Rome ont vu leur qualification presque complètement ignorée ; on a refusé de les entendre dans un débat public, on n’a pas tenu compte de leur supplément d’information, on ne les a pas tenus au courant de la marche de la congrégation chargée d’étudier les propositions.

 

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Il n’y a presque plus que la France où il soit permis de dire que le concile est au‑dessus du pape.

 

Presque est en addition écrite au-dessus de a plus. Pascal a sans doute voulu nuancer une affirmation trop absolue.

La Nouvelle histoire de l’Église, III, Réforme et contre-Réforme, de Tüchel H., Bouman C. A. et Le Brun J., place en tête de son étude du gallicanisme cette phrase de Pascal, qu’elle confirme pleinement : « on rencontrait partout une certaine résistance au pouvoir centralisé des papes ainsi qu’à la thèse de l’infaillibilité pontificale, qui n’avait pas encore été érigée en dogme. Mais cet esprit d’hostilité à l’égard de Rome trouvait en France un terrain particulièrement favorable » ; « c’était justement la résistance des Français participant au concile de Trente qui avait empêché celui-ci de définir la primauté pontificale » : p. 388. Sur la publication par Pierre Pithou du livre intitulé Libertés de l’Église gallicane (1594), et sur l’influence d’Edmond Richer sur la faculté de théologie de Paris en faveur du refus de la primauté pontificale, voir p. 388-390.

Les problèmes posés par la position et l’autorité du pape dans l’Église sont traités par Wanegffelen Thierry, Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France, XVIe-XVIIe siècles, p. 75-79. Voir plus haut, sur la tendance de la papauté à la tyrannie, selon les gallicans.

Les dernières lignes du fragment font allusion à la persistance de l’Église de France dans la défense des « libertés de l’Église gallicane ».

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., 2012, p. 34 sq. À Port-Royal, les positions conciliaristes (qui défendent l’autorité du Concile œcuménique) n’excluent pas le respect de l’autorité pontificale, mais c’est l’Église comme corps qui est infaillible. Le concile seul est infaillible. La rareté des conciles, marque déplorable de mauvais fonctionnement de l’Église. Le pape doit conduire le concile comme un président préside une assemblée, rien de plus. Le refus de la tyrannie pontificale est un leitmotiv à Port-Royal. Le pape n’est pas le tyran des évêques, ni les évêques ceux des curés. En général, le clergé ne doit pas tyranniser les laïcs.

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, II, La morale, p. 335 sq. C’est dans le corps de l’épiscopat que l’autorité est contenue : à lui seul appartient l’infaillibilité promise par le Christ à son Église, c’est-à-dire aux conciles généraux ou œcuméniques, qui représentent l’Église : p. 337. Témoignages de la supériorité des conciles dans la tradition de l’Église ; exemple du pape Honorius : p. 343-344. Preuve par les conciles de Constance et de Bâle : p. 345 sq. Preuve par les conciles œcuméniques présidés et approuvés par les papes : p. 352 sq.

Nicole Pierre, Examen d’un écrit sur la signature..., Ms. 140 (Bibliothèque du Patrimoine de Clermont-Ferrand), f° 7 v°, § 2 ; OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1223. L’idée que le pape est supérieur au concile est une erreur ; mais elle est compatible avec la communion de l’Église et n’entraîne pas l’exclusion.

Voir le fragment Laf. 567, Sel. 473, qui évoque l’ouvrage de Guy Drappier, curé de la paroisse de Saint-Sauveur de Beauvais, intitulé Règles très importantes tirées de deux passages, l’un du concile de Florence, et l’autre de Glaber, rapportés par Mgr de Marca, archevêque de Toulouse, et des anciens papes, pour servir d’éclaircissement à l’examen du livre du P. Bagot intitulé Défense du droit épiscopal. Le problème que traite Guy Drappier est, contre le P. Bagot, de savoir si le titre d’évêque universel accordé au pape, lui permet de se conduire comme si tous les autres évêques devaient lui être soumis. Son livre s’oppose à la maxime « Le pape peut par soi, et par ses délégués, faire toutes les fonctions de pasteur en toutes les parties de l’Église universelle, dont il est le chef, sans qu’il soit obligé d’attendre le consentement des évêques, ou des pasteurs particuliers », savoir « baptiser, conférer le sacrement de mariage, celui de l’extrême onction, celui de la pénitence et distribuer l’Eucharistie aux fidèles ». L’ouvrage réfute les thèses du P. Bagot, qui accorde au pape le privilège et l’honneur d’être comme seul évêque, usurpant ainsi ce qui leur appartient aux évêques, en montrant qu’il se contredit lui-même quand il dit que dans les « questions difficiles et plus grande conséquences », « il est nécessaire qu’il écoute ses conciles généraux. Il ne décide point les controverses avec une souveraine autorité » : p. 32. On sait que « Jésus-Christ a donné au pape en la personne de saint Pierre quelques prérogatives sur les autres évêques et le soin de gouverner toute l’Église », mais sans lui accorder de « faire toutes les fonctions de pasteur en toutes les parties de l’Église universelle, sans qu’il fût obligé d’attendre le consentement des évêques ou des pasteurs particuliers ».