Pensées diverses II – Fragment n° 15 / 37 – Papier original : RO 73-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 107 p. 355 v°  / C2 : p. 311 v°

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 294 / 1678 n° 54 p. 291-292

Éditions savantes : Faugère II, 94, X / Havet XXIV.57 ter / Michaut 200 / Brunschvicg 219 / Tourneur p. 89-2 / Le Guern 519 / Lafuma 612 (série XXIV) / Sellier 505

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Bibliographie

 

 

CARRAUD Vincent, Pascal et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1992.

CHEVALIER Jacques, Pascal, Paris, Plon, 1922 (25e éd.).

GOUHIER Henri, B. Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986.

HARRINGTON Thomas, Pascal philosophe, Paris, SEDES-CDU, 1982.

JULIEN-EYMARD D’ANGERS, Pascal et ses précurseurs, Paris, Nouvelles éditions latines, 1954.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, Paris, SEDES-CDU, 1993.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, “Des Confessions aux Pensées”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Champion, Paris, 2010, p. 353-388..

SELLIER Philippe, “Port-Royal et le platonisme”, in Port-Royal et la littérature, II, Paris Champion, 2012, p. 215-232.

 

 

Éclaircissements

 

Il est indubitable que, que l’âme soit mortelle ou immortelle,

 

L’alternative n’est vraie qu’au cas où l’âme existe. Mais cela établi, le dilemme est inévitable.

Sur le problème de l’immortalité de l’âme chez les apologistes contemporains de Pascal voir Julien-Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 192-214.

 

cela doit mettre une différence entière dans la morale,

 

Il faut discerner soigneusement plusieurs idées qui, quoique liées les unes aux autres, sont cependant distinctes.

1. L’urgence de se poser le problème de l’immortalité de l’âme.

La question est abordée, sous différents aspects, dans les fragments suivants.

Preuves par discours II (Laf. 428, Sel. 682). Cependant, cette éternité subsiste, et la mort, qui la doit ouvrir et qui les menace à toute heure, les doit mettre infailliblement dans peu de temps dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux, sans qu’ils sachent laquelle de ces éternités leur est à jamais préparée.

2e ms Guerrier et ms Joly de Fleury (Laf. 984, Sel. 781). Mort soudaine seule à craindre, et c’est pourquoi les confesseurs demeurent chez les Grands.

Il faut entendre que la mort soudaine peut priver un homme de sa dernière confession et de l’extrême onction.

L’urgence est aussi marquée dans les fragments consacrés à la frénésie avec laquelle les hommes se conduisent dans le divertissement :

Commencement 16 (Laf. 166, Sel. 198). Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir.

2. L’importance de ce problème de l’immortalité de l’âme pour la vie de l’homme.

Pascal s’en prend donc avec vigueur aux indifférents qui traitent la question de l’âme avec négligence, alors qu’elle engage l’intérêt et la totalité de leur être.

Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). On sait assez de quelle manière agissent ceux qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de grands efforts pour s’instruire, lorsqu’ils ont employé quelques heures à la lecture de quelque livre de l’Écriture, et qu’ils ont interrogé quelque ecclésiastique sur les vérités de la foi. Après cela, ils se vantent d’avoir cherché sans succès dans les livres et parmi les hommes. Mais, en vérité, je leur dirais ce que j’ai dit souvent, que cette négligence n’est pas supportable. Il ne s’agit pas ici de l’intérêt léger de quelque personne étrangère, pour en user de cette façon ; il s’agit de nous-mêmes, et de notre tout.

L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu’en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet.

Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d’où dépend toute notre conduite. Et c’est pourquoi, entre ceux qui n’en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s’en instruire, à ceux qui vivent sans s’en mettre en peine et sans y penser.

[...]

Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante : c’est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle. J’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain et par un intérêt d’amour propre.

Cette importance dépasse selon Pascal celle des plus hautes questions scientifiques :

Commencement 14 (Laf. 164, Sel. 196). Commencement. Cachot.

Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic. Mais ceci...

Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle.

3. Les conséquences de chaque option à l’égard de la vie humaine.

Les conséquences morales ne sont pas les mêmes dans les deux hypothèses envisagées : on ne peut vivre de la même manière selon que l’on croie l’âme mortelle ou immortelle. Cette idée a été esquissée dans le fragment : Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187). Partis.

Il faut vivre autrement dans le monde, selon ces diverses suppositions.

1. si on pouvait y être toujours.

[2. s’il est incertain si on y sera toujours ou non [...]

3. s’il est sûr qu’on n’y sera pas toujours, mais qu’on soit assuré d’y être longtemps.

4. s’il est certain qu’on n’y sera pas toujours et incertain si on y sera longtemps] (texte barré verticalement)

5. s’il est sûr qu’on n’y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure.

Cette dernière supposition est la nôtre.

Ces « suppositions » (c’est-à-dire ces principes) sont relatives à la durée de la vie que l’on doit espérer : la morale qui répond à chacune diffère des autres.

Dans le présent fragment, Pascal envisage la différence qu’introduit dans la morale l’alternative de la mortalité et de l’immortalité de l’âme.

Voir le dossier relatif à ce fragment sur la signification de ces différentes hypothèses.

 

et cependant les philosophes ont conduit leur morale indépendamment de cela.

 

GEF XIII, p. 132, renvoie à une étude de Victor Brochard, “La morale ancienne et la morale moderne”, Revue philosophique, janvier 1901, repris in Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Paris, Vrin, 1926, p. 489 sq., qui indique que « dans la morale grecque, l’idée de l’immortalité ou de la vie future ne joue aucun rôle », contrairement à la morale moderne. Platon semblerait pourtant un bon contre-exemple, comme le souligne Havet, éd. des Pensées, II, 1866, p. 111, n. 3. Mais l’auteur entend l’immortalité de l’âme et la vie future comme récompenses accordées par un Dieu.

Dossier de travail (Laf. 409, Sel. 28). Fausseté des philosophes qui ne discutaient pas l’immortalité de l’âme. Fausseté de leur dilemme dans Montaigne.

Ce qui peut paraître étrange, c’est qu’après avoir tant insisté sur l’urgence de considérer le problème de l’immortalité de âme, Pascal déclare qu’il ne le traitera pas.

Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). Et c’est pourquoi je n’entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles, ou l’existence de Dieu, ou la Trinité, ou l’immortalité de l’âme, ni aucune des choses de cette nature ; non seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette connaissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile. Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d’une première vérité en qui elles subsistent, et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut.

Il faut considérer que

1. il n’est plus alors question de disposer le cœur, mais de prouver par raison l’immortalité de l’âme,

2. Pascal considère de toute manière que cette preuve (si elle est possible), ne sert de rien dans le progrès vers le salut.

 

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Ils délibèrent de passer une heure.

 

Idée de l’insignifiance du sujet dont les philosophes débattent, par comparaison avec l’importance du problème de l’immortalité de l’âme.

La référence à Montaigne, Essais, I, 19 proposée par GEF XIII, p. 132, n. 2, ne paraît pas éclairer cette formule qui manque de clarté. 

Il serait peut-être plus pertinent de rapprocher la phrase de Pascal de celle-ci, qui appartient au même Essai de Montaigne ; éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 89-90. : « Ce que j’ai affaire avant mourir, pour l’achever tout loisir me semble court, fût-ce d’une heure. ».

La référence à Montaigne explique peut-être le caractère elliptique de l’expression, qui a dérouté le copiste, qui a ajouté des points de suspension à la fin.

Pascal ne peut pas adresser le même reproche à Descartes.

 

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Platon, pour disposer au christianisme.

 

Sur Platon, voir Laf. 533, Sel. 457 et le dossier thématique sur Platon.

Sur la place que Platon tient à Port-Royal, voir l’étude de Philippe Sellier, “Port-Royal et le platonisme”, in Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., 2012, p. 215-232. Voir notamment p. 221, les thèmes sur lesquels le platonisme semble annoncer le christianisme.

Il ne s’agit pas dans ce passage de la ressemblance entre Platon et le christianisme, ni de savoir si Platon aurait pu embrasser la foi chrétienne (voir sur ce point les brèves mais utiles indications bibliographiques fournies dans la note 70 de la p. 69 de Gouhier Henri, B. Pascal. Conversion et apologétique), mais de savoir si sa pensée est propre à disposer au christianisme, ce qui est un tout autre problème. Ce n’est pas une question de doctrines, mais d’un problème de persuasion.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 285, indique qu’en donnant à l’homme une juste idée du souverain bien, Platon se montre propre à disposer au christianisme.

L’idée de disposition implique que le cœur tende vers un certain bien (vrai ou faux). Ce qui peut rendre le platonisme propre à donner une disposition au christianisme, c’est que ses fondements répondent à une certaine disposition du cœur, que Pascal a décrite dans le fragment Preuves par discours I (Laf. 423, Sel. 680) : Je dis que le cœur aime l’être universel naturellement et soi-même naturellement, selon qu’il s’y adonne, et il se durcit contre l’un ou l’autre à son choix. Vous avez rejeté l’un et conservé l’autre ; est-ce par raison que vous vous aimez ?

C’est pourquoi, comme l’indique Sellier Philippe, “Des Confessions aux Pensées”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., 2010, p. 353-388, Platon tient une place dans le protreptique pascalien et dans le volet “connaissance de Dieu” de l’Apologie. Le thème de Plato christianus, et de Platon pour conduire au christianisme, a déjà été développé par saint Augustin : p. 317 sq.

En tout état de cause, il ne peut évidemment s’agir que d’une disposition. Platon n’est utile que pour disposer au christianisme, et non pour y conduire. Comme l’écrit Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 58 sq., les néoplatoniciens ont trouvé la vérité, mais non la voie.

Harrington Thomas, Pascal philosophe, p. 124-125.

Gouhier Henri, B. Pascal. Conversion et apologétique, p. 146 sq., est très réservé à cet égard : si « disposer au christianisme » signifie « préparer à la conversion », « on ne voit guère pourquoi l’apologétique aurait recours au platonisme, ce platonisme qui s’est historiquement montré incapable d’obtenir ce minimum qu’eût été la substitution de monothéisme au polythéisme ». La référence à Platon dans ce fragment correspond plutôt à un problème que Pascal se pose, sans en connaître la réponse, qu’à une thèse : Platon est-il efficace pour disposer au christianisme ? Rien dans les Pensées, selon H. Gouhier, ne répond à cette orientation apologétique : p. 147.