Pensées diverses II – Fragment n° 22 / 37 – Papier original : RO 8-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 110 p. 357 v°  / C2 : p. 313 v°-315

Éditions savantes : Faugère II, 92, IV / Havet XXV.29 / Brunschvicg 394 / Tourneur p. 91-3 / Le Guern 526 / Lafuma 619 (série XXIV) / Sellier 512

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Bibliographie

 

 

ARNAULD Antoine et NICOLE Pierre, La logique ou l’art de penser (éd. de 1664), éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2014.

CHENIQUE François, Éléments de logique classique. L’art de penser, de juger et de raisonner, Paris, L’Harmattan, 2006.

DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Presses Universitaires de France, Paris, 1993.

MESNARD Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

PASCAL Blaise, Entretien de Pascal avec M. de Sacy, éd. P. Mengotti et J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.

 

 

Éclaircissements

 

Le principe de ce fragment est fourni par le fragment Laf. 701, Sel. 579. Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe il faut observer par quel côté il envisage la chose car elle est vraie ordinairement de ce côté-là et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela car il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas être trompé, et peut-être que cela vient de ce que naturellement l’homme ne peut tout voir, et de ce que naturellement il ne se peut tromper dans le côté qu’il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies.

Ce fragment est donc conforme à l’art de persuader.

 

Tous leurs principes sont vrais,

 

Noter la concession audacieuse qui consiste à convenir que les principes des athées sont vrais. Il est symptomatique que Port-Royal n’ait pas retenu ce texte pour l’édition.

 

des pyrrhoniens,

 

Les principes des pyrrhoniens sont exposés dans toute leur force dans l’exposé sur Montaigne dans l’Entretien de Pascal avec M. de Sacy. Les liasses Vanité et Misère en fournissent aussi des exemples, notamment dans les fragments Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78), Imagination et Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94), sur l’économie du monde. On en trouve même dans un fragment de la liasse Grandeur : Grandeur 5 (Laf. 109, Sel. 141). Nous supposons que tous les conçoivent de même sorte. Mais nous le supposons bien gratuitement, car nous n’en avons aucune preuve. Je vois bien qu’on applique ces mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place ils expriment tous deux la vue de ce même objet par le même mot, en disant l’un et l’autre qu’il s’est mû, et de cette conformité d’application on tire une puissante conjecture d’une conformité d’idée, mais cela n’est pas absolument convaincant de la dernière conviction quoiqu’il y ait bien à parier pour l’affirmative, puisqu’on sait qu’on tire souvent les mêmes conséquences des suppositions différentes. Cela suffit pour embrouiller au moins la matière, non que cela éteigne absolument la clarté naturelle qui nous assure de ces choses. Les académiciens auraient gagé, mais cela la ternit et trouble les dogmatistes, à la gloire de la cabale pyrrhonienne qui consiste à cette ambiguïté ambiguë, et dans une certaine obscurité douteuse dont nos doutes ne peuvent ôter toute la clarté, ni nos lumières naturelles en chasser toutes les ténèbres.

 

des stoïques,

 

Les principes des stoïciens sont présentés dans toute leur force dans l’exposé sur Épictète dans l’Entretien de Pascal avec M. de Sacy, éd. P. Mengotti et J. Mesnard, p. 93. « Épictète, lui dit-il, est un des philosophes du monde qui ait mieux connu les devoirs de l’homme. Il veut, avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ; qu’il soit persuadé qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette à lui de bon cœur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu’avec une très grande sagesse : qu’ainsi cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement tous les événements les plus fâcheux. »

 

des athées,

 

Sur la nature de l’athéisme tel que le conçoit Pascal, voir le dossier thématique sur l’athéisme. La meilleure analyse de l’athéisme tel que Pascal le conçoit se trouve dans Mesnard Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 31 sq. L’athéisme nie Dieu faute de « lumière » qui le découvre ; c’est lui qui déclare que nous n’avons nulle lumière (Fondement 21 - Laf. 244, Sel. 277). C’est un pyrrhonien, convaincu de l’impuissance irrémédiable de l’homme et de l’impossibilité du salut. Son désespoir n’est pas bruyant ni agressif : il n’est ni inquiet ni tourmenté ; c’est un épicurien qui, faute de perspective surnaturelle, se laisse aller au plaisir par l’effet de la concupiscence. Chez lui, la négation de Dieu s’accompagne de la négation de l’homme, qu’il tend (comme les épicuriens, tels qu’on les concevait au XVIIe siècle) à égaler aux bêtes.

Dans la mesure où il s’appuie sur la seule raison humaine, l’athée est soumis à une exigence rigoureuse : voir Commencement 11 (Laf. 161, Sel. 193). Les athées doivent dire des choses parfaitement claires. Or il n’est point parfaitement clair que l’âme soit matérielle.

Le côté par lequel les athées ont raison, à un point d’ailleurs qu’ils ne soupçonnent pas eux-mêmes, est indiqué dans le fragment Fondement 21. Objection des athées. Mais nous n’avons nulle lumière. Il est exact que, faute de la grâce qui engendre la foi, les athées manquent entièrement de lumière. Comme ils ne connaissent pas la grâce, ils ne comprennent pas leur propre condition, mais ils n’en disent pas moins vrai.

C’est pourquoi Pascal estime qu’il ne faut pas s’en prendre avec brutalité avec les athées, mais au contraire entrer dans leur malheur.

Commencement 6 (Laf. 156, Sel. 188). Plaindre les athées qui cherchent, car ne sont-ils pas assez malheureux. Invectiver contre ceux qui en font vanité.

L’abbé de Villars a reproché à Pascal de faire des concessions excessives aux athées, à propos de l’argument du pari (Preuves par discours I - Laf. 418, Sel. 680), dans son traité De la délicatesse, Paris, Barbin, 1671 ; Descotes Dominique, La première critique des Pensées, p. 60 : « vous avez fait d’abord une avance qu’un homme sage ne devrait pas faire, et je ne sais pas avec quelle conscience vous pouvez dire à un libertin que par raison on ne peut assurer que Dieu est. Je connais bien des gens qui se scandaliseraient de vous entendre tenir ce terrible langage ».

 

etc.,

 

On peut se demander à quoi renvoie cette abréviation. Pascal s’est sans doute arrêté, car il n’a pas voulu aller jusqu’à dire que ceux qui sont contraires aux athées, savoir les croyants, et particulièrement les chrétiens, ont raison d’un côté, mais tort de l’autre. L’abréviation etc. signifie aussi sans doute que Pascal se réservait de trouver d’autres exemples.

 

mais leurs conclusions sont fausses, parce que les principes opposés sont vrais aussi.

 

Pascal ne dit pas principes contraires, mais opposés. Ce dernier mot a un sens plus large. Voir Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser (éd. de 1664), II, ch. III, De l’opposition entre les propositions qui ont même sujet et même attribut.

« Nous venons de dire qu’il y a quatre sortes de propositions [...] ; on demande maintenant quelle convenance ou disconvenance elles ont ensemble lorsqu’on fait du même sujet et du même attribut diverses sortes de propositions. C’est ce qu’on appelle opposition. Et il est aisé de voir que cette opposition ne peut être que de trois sortes, quoique l’une des trois se subdivise en deux autres.

Car si elles sont opposées en quantité et en qualité tout ensemble [...], on les appelle contradictoires, comme Tout homme est animal, Quelque homme n’est pas animal : Nul homme n’est impeccable, Quelque homme est impeccable.

Si elles différent en quantité seulement, et qu’elles conviennent en qualité, [...] on les appelle subalternes, comme Tout homme est animal ; Quelque homme est animal : Nul homme n’est impeccable, Quelque homme n’est pas impeccable.

Et si elles différent en qualité, et qu’elles conviennent en quantité, alors elles sont appelées contraires ou subcontraires : contraires, quand elles sont universelles, comme Tout homme est animal, Nul homme n’est animal.

Subcontraires, quand elles sont particulières, comme Quelque homme est animal, Quelque homme n’est pas animal. »

Les oppositions dans les Pensées sont en général des contraires : les hommes sont grands, les hommes sont misérables, par exemple. En bonne logique, des propositions contraires ne peuvent jamais être vraies ensemble. C’est pourquoi Pascal est conduit à distinguer deux natures différentes en l’homme, séparées par le péché originel.

Chenique François, Éléments de logique classique. L’art de penser, de juger et de raisonner, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 163. 

En quoi peut-on dire que les principes de leurs adversaires peuvent se retourner contre les pyrrhoniens ?

Les dogmatiques n’ont qu’à remarquer que, dans la pratique, les pyrrhoniens ne se conduisent pas conformément à leurs principes ; voir Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Que fera donc l’homme en cet état ? doutera-t-il de tout, doutera-t-il s’il veille, si on le pince, si on le brûle, Doutera-t-il s’il doute, doutera-t-il s’il est. On n’en peut venir là, et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien fait. La nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point.

En quoi peut-on dire que les principes de leurs adversaires peuvent se retourner contre les stoïciens ?

Dans l’Entretien avec M. de Sacy, éd. cit., p. 98, Pascal indique la source des erreurs d’Épictète dans l’orgueil qui l’inspire : « Ces principes d’une superbe diabolique le conduisent à d’autres erreurs, comme : que l’âme est une portion de la substance divine, que la douleur et la mort ne sont pas des maux ; qu’on peut se tuer quand on est si persécuté qu’on doit croire que Dieu appelle ; et d’autres. » Voir le dossier thématique sur l’orgueil. Ce qui est vrai d’Épictète l’est aussi de tous les stoïciens.

En quoi peut-on dire que les principes de leurs adversaires peuvent se retourner contre les athées ?

On ne voit rien dans le monde, disent les athées, qui montre Dieu avec évidence : Pascal a en revanche remarqué dans Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), que la double infinité de l’univers est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu. Mais c’est seulement quand on est instruit que l’on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses elles tiennent presque toutes de sa double infinité. Ce dernier point était déjà esquissé dans la liasse Ordre : voir Ordre 2 (Laf. 3, Sel. 38) : Et quoi ne dites-vous pas vous-même que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? Non. Et votre religion ne le dit-elle pas ? Non. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart.

Un savant pourrait aussi objecter aux athées qu’ils raisonnent d’une manière grossièrement populaire sur certains sujets : voir Miracles III (Laf. 882, Sel. 444). Athées. Quelle raison ont-ils de dire qu’on ne peut ressusciter ? Quel est plus difficile de naître ou de ressusciter, que ce qui n’a jamais été soit, ou que ce qui a été soit encore ? Est-il plus difficile de venir en être que d’ y revenir. La coutume nous rend l’un facile, le manque de coutume rend l’autre impossible. Populaire façon de juger.

C’est pourquoi Pascal peut écrire : Commencement 7 (Laf. 157, Sel. 189). Athéisme marque de force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement.

C’est de cette observation que Pascal tire le renversement du pour au contre (voir le dossier thématique), et ce que l’on appelle parfois la dialectique des Pensées. Le passage du pour au contre s’effectue par un changement de point de vue qui entraîne une différence de principes. Voir sur la dialectique de Pascal, Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, et Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, P. U. F., Paris, 1993.