Pensées diverses II – Fragment n° 23 / 37 – Papier original : RO 4-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 111 p. 357 v°  / C2 : p. 315

Éditions de Port-Royal : Chap. IX - Injustice, & corruption de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 72 / 1678 n° 1 p. 73

Éditions savantes : Faugère II, 84, XIII / Havet XXIV.53 / Brunschvicg 146 / Tourneur p. 91-4 / Le Guern 527 / Lafuma 620 (série XXIV) / Sellier 513

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Bibliographie

 

 

BELIN Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002.

BJØRNSTAD Hall, Créature sans créateur. Pour une anthropologie baroque dans les Pensées de Pascal, Laval, P. U. L., 2010.

MESNARD Jean, “Pascal ou la maîtrise de l’esprit”, Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, 2008, p. 1-38.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

MICHON Hélène, L’ordre du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2007.

PIAZZESI Chiara, “Travailler à bien penser : procedure « terapeutiche » del filosofare nel discorso religioso in Pascal, Kierkegaard e Wittgenstein”, in ROMEO Maria Vita, Il moderno fra Prometeo et Narciso, Atti delle giornate Pascal 2005, Catania, CUECM, 2007, p. 183-192.

THIROUIN Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu”, in Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015, p. 139-156.

 

 

Éclaircissements

 

L’homme est visiblement fait pour penser.

 

Saint Augustin, De vera religione, XXIX, 53. La raison : « c’est elle qui, absente chez les bêtes, fait notre excellence ». Mais Pascal ne parle pas de la raison, mais de la pensée.

Laf. 759, Sel. 628. Pensée fait la grandeur de l’homme.

Transition 6 (Laf. 200, Sel. 232). Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale.

Grandeur 9 (Laf. 113, Sel. 145). Roseau pensant. Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres. Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends.

Sur le sens du mot dignité, voir les remarques de Transition 5 (Laf. 200, Sel. 231) sur la noblesse de l’homme à l’égard de l’univers matériel. Ce terme appartient à l’origine, comme grandeur et misère, au registre social et politique.

 

C’est toute sa dignité et tout son mérite, et tout son devoir est de penser comme il faut.

 

Le projet de bien penser est celui de Descartes dans le Discours de la méthode. Voir Discours I, § 1 : « ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent. »

Méré Antoine Gombaud Chevalier de, Conversations, 5, in Œuvres, éd. Boudhors, I, Paris, F. Roches, 1930, p. 173. « Il faut s’attacher principalement à bien penser ; l’excellence de ma pensée a tant d’avantages sur de certaines beautés que l’on cherche dans l’art et dans l’étude que celui qui pense le mieux est toujours au-dessus des autres. »

Même idée que bien penser est un principe de morale (nous dirions aujourd’hui d’éthique, tant le mot de morale fait peur) dans le fragment Transition 6 (Laf. 200, Sel. 232). Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale.

Michon Hélène, L’ordre du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal, p. 27 sq. Sur le sens de l’expression penser comme il faut, comme une manière de penser qui n’est plus la philosophie scolastique, mais qui n’est pas encore la théologie, et définit un domaine de pensée intermédiaire.

Pascal a donné dans plusieurs écrits des exemples de réflexions sur ce qu’il entend par bien penser. Voir principalement

De l’esprit géométrique, OC III, éd. J. Mesnard, p. 390 sq.

Lettre au P. Noël, OC II, éd. J. Mesnard, p. 518 sq.

Lettre à Le Pailleur, OC II, p. 559 sq.

Provinciales XVII et XVIII.

C’est lorsque l’homme pense mal et tombe dans l’erreur, que la pensée cesse d’être la marque de sa dignité : voir Laf. 756, Sel. 626. Pensée. Toute la dignité de l’homme est en la pensée, mais qu’estce que cette pensée ? qu’elle est sotte ? La pensée est donc une chose admirable et incomparable par sa nature. Il fallait qu’elle eût d’étranges défauts pour être méprisable, mais elle en a de tels que rien n’est plus ridicule. Qu’elle est grande par sa nature, qu’elle est basse par ses défauts.

Voir les réflexions de Nicole dans le second discours préliminaire de la Logique de Port-Royal, éd. D. Descotes, p. 78-79, sur les expressions art de penser et art de bien penser.

Pariente Jean-Claude, L’analyse du langage à Port-Royal. Six études logico-grammaticales, p. 111 sq.

Piazzesi Chiara, “Travailler à bien penser : procedure « terapeutiche » del filosofare nel discorso religioso in Pascal, Kierkegaard e Wittgenstein”, in Romeo Maria Vita, Il moderno fra Prometeo et Narciso, Atti delle giornate Pascal 2005, p. 183-192, remarque que Pascal commence par désorienter son lecteur par le spectacle des contrariétés, pour le « réorienter » ensuite.

 

Or l’ordre de la pensée est de commencer par soi et par son auteur et sa fin.

 

Misère 21 (Laf. 72, Sel. 106). Il faut se connaître soi-même. Quand cela ne servirait pas à trouver le vrai cela au moins sert à régler sa vie, et il n’y a rien de plus juste.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 237. L’ordre de la pensée indiqué ici correspond à celui dans le titre de la liasse Transition de la connaissance de l’homme à Dieu.

Voir sur ce point Thirouin Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu”, in Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, p. 139-156.

Belin Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, p. 223. La pensée est faite pour Dieu, et non l’inverse. Dénonciation d’une illusion générale, à laquelle n’échappent pas toujours les dévots.

Le rapprochement effectué par M. Le Guern dans son édition des Pensées avec l’ordre suivi par Descartes dans les Méditations est discutable, car Descartes n’envisage jamais Dieu (auteur de l’homme) comme fin. Mais il est clair que le projet de bien penser est en effet celui qui inspire le Discours de la méthode.

Par soi, et par son auteur et sa fin : la question est posée expressément par l’incrédule paresseux dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste.

Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter.

Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais ; et je sais seulement qu’en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude. Et, de tout cela, je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m’arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais je n’en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher ; et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin, je veux aller, sans prévoyance et sans crainte, tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future.

On les retrouve, sous une forme un peu différente, dans le discours de l’incrédule inquiet : voir Preuves par discours II (Laf. 429, Sel. 682). Voilà ce que je vois et ce qui me trouble. Je regarde de toutes parts, et je ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude. Si je n’y voyais rien qui marquât une divinité, je me déterminerais à la négative ; si je voyais partout les marques d’un créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais, voyant trop pour nier et trop peu pour m’assurer, je suis en un état à plaindre, et où j’ai souhaité cent fois que, si un Dieu la soutient, elle le marquât sans équivoque ; et que, si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, elle les supprimât tout à fait ; qu’elle dît tout ou rien, afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu’en l’état où je suis, ignorant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. Mon cœur tend tout entier à connaître où est le vrai bien, pour le suivre ; rien ne me serait trop cher pour l’éternité.

Ce sont les questions classiques de la métaphysique, mais présentées ici sous un aspect humain et pratique.

 

Or à quoi pense le monde ? Jamais à cela,

 

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 237-238. Le divertissement fait obstacle à la bonne marche de la pensée, au même titre que la curiosité.

L’édition de Port-Royal modifie le texte de Pascal en lui ôtant tout pittoresque : « Jamais à cela ; mais à se divertir, à devenir riche, à acquérir de la réputation, à se faire Roi ».

 

mais à danser,

 

La danse semble être à Pascal le divertissement le plus indigne qui soit d’un esprit élevé.

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). La danse, il faut bien penser où l’on mettra ses pieds.

Divertissement 5 (Laf. 137, Sel. 169). Divertissement. La dignité royale n’estelle pas assez grande d’elle-même, pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu’il est ? Faudratil le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien que c’est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser, mais en seratil de même d’un roi, et seratil plus heureux en s’attachant à ses vains amusements qu’à la vue de sa grandeur, et quel objet plus satisfaisant pourraiton donner à son esprit ? Ne seraitce donc pas faire tort à sa joie d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air ou à placer adroitement une barre, au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne ? Qu’on en fasse l’épreuve. Qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnies, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères.

 

à jouer du luth,

 

Sur le luth, voir le commentaire du fragment Raisons des effets 15 (Laf. 96, Sel. 130). La faiblesse de l’homme est la cause de tant de beautés qu’on établit, comme de savoir bien jouer du luth n’est un mal qu’à cause de notre faiblesse.

 

à chanter, à faire des vers,

 

Voir ce qu’écrit Pascal sur le métier de faire des vers dans Laf. 586-587, Sel. 486. S’afficher comme poète est contraire aux mœurs de l’honnête homme, d’autant plus que la poésie n’est le plus souvent qu’un « jargon » dépourvu de naturel.

 

à courir la bague, etc., à se battre,

 

Faugère et Havet lisent à se bâtir sans s’en étonner.

Deux activités propres aux militaires.

Courir la bague : jeu qui consistait, pour un cavalier, à attraper un anneau au galop. Furetière précise que c’est un exercice de manège que font les gentilshommes pour montrer leur adresse, lorsqu’avec une lance en courant à toute bride ils emportent une bague suspendue au milieu de la carrière à une potence. La description de l’équipement nécessaire pour cet exercice est donnée avec des figures dans L’art de la cavalerie ou la manière de devenir bon écuyer, de Gaspard de Saunier, 1756.

Pascal pense-t-il à la guerre, ou aux duels ?

Aller à la guerre peut être un métier que l’on choisit par besoin du bonheur. Voir Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181). Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas, est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté [ne] fait jamais la moindre démarche que vers cet objet.

Mais ce n’est au fond qu’une forme de divertissement.

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude, soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert.

Le problème du duel est abordé dans la VIIe Provinciale.

 

à se faire roi,

 

La condition de roi ne peut être réduite à celle des grands emplois. Mais ils sont mentionnés dans le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Prenez-y garde, qu’est-ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président sinon d’être en une condition où l’on a le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes, et quand ils sont dans la disgrâce, et qu’on les renvoie à leurs maisons des champs où ils ne manquent ni de biens ni de domestiques pour les assister dans leur besoin ils ne laissent pas d’être misérables et abandonnés parce que personne ne les empêche de songer à eux.

Bjørnstad Hall, Créature sans créateur. Pour une anthropologie baroque dans les Pensées de Pascal, p. 157-158.

 

sans penser à ce que c’est qu’être roi et qu’être homme.

 

Divertissement 5 (Laf. 137, Sel. 169). Qu’on en fasse l’épreuve. Qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnies, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères.

Noter la progression : ne pas penser à ce qu’est être roi de la part de personnes qui cherchent à se faire roi témoigne d’une certaine inconscience. Ne pas penser à ce qu’on est témoigne d’une ignorance plus fondamentale.