Pensées diverses II – Fragment n° 4 / 37 – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 105 p. 349 v°  / C2 : p. 303 v°

Éditions savantes : Faugère II, 283, XXV / Brunschvicg 202 / Le Guern 508 / Lafuma 596 (série XXIV) / Sellier 493

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

 

Saint AUGUSTIN, La cité de Dieu, XVII, Bibliothèque augustinienne, p. 451.

BOURZEIS Amable, Lettre d’un abbé à un président sur la conformité de saint Augustin avec le concile de Trente, touchant la manière dont les justes peuvent délaisser Dieu, et être ensuite délaissés de lui, 1649.

BOUCHER Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, contenant les résolutions de trois cent soixante et dix questions sur le sujet de la foi, de l’Écriture sainte, de la création du monde, de la rédemption du genre humain, de la divine providence, et de l’immortalité de l’âme, proposées par Typhon, maître des impies et libertins de ce temps et répondues par Dulithée, I, XI, Paris, 1628.

HAVET Ernest, éd. Pensées, II, p. 52 sq., Remarques sur l’article XX.

KOLAKOWSKI Leszek, Dieu ne nous doit rien, Brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du jansénisme, Paris, Albin Michel, 1997.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008.

THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia IIae, Q. LXXIX, article III, Utrum Deus sit causa excaecationis et indurationis ; article IV, IV, Utrum excaecatio et obduratio semper ordinentur ad salutem ejus qui excaecatur et obduratur.

 

 

Éclaircissements

 

Par ceux qui sont dans le déplaisir de se voir sans foi, on voit que Dieu ne les éclaire pas. (Texte barré verticalement)

 

Que Dieu n’éclaire pas certains hommes signifie qu’il ne leur a pas donné la grâce de la foi et de la prière : voir les Écrits sur la grâce, Lettre sur la possibilité des commandements, Mouvement final, 6, Rédaction inégalement élaborée, § 9, OC III, éd. J. Mesnard, p. 695, § 9 : ces « moindres choses par lesquelles on adhère à Dieu, et sans lesquelles il est sûr qu’on le quitte, sont aussi des dons de la grâce, des effets et des ouvrages de la grâce », qui « ne se trouvent en personne que par l’opération expresse de la grâce ». Pour exprimer cette situation, Pascal parle du délaissement de l’homme par Dieu. Voir sur ce problème du double délaissement les explications de OC III, éd. J. Mesnard, p. 606 sq.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, p. 258 sq. Justice de Dieu et délaissement.

C’est d’une certaine manière l’état que Pascal a connu lui-même dans la période qui a précédé sa conversion, tel que l’évoque la lettre de Jacqueline à Gilberte sur la conversion de Blaise de 25 janvier 1655, OC III, p. 70 sq. :

« il me vint voir et à cette visite il s’ouvrit à moi d’une manière qui me fit pitié, en m’avouant qu’au milieu de ses occupations qui étaient grandes, et parmi toutes les choses qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde, et auxquelles on avait raison de le croire fort attaché, il était de telle sorte sollicité de quitter tout cela, et par une aversion extrême qu’il avait des folies et des amusements du monde, et par le reproche continuel que lui faisait sa conscience, qu’il se trouvait détaché de toutes choses d’une telle manière qu’il ne l’avait jamais été de la sorte, ni rien d’approchant ; mais que d’ailleurs, il était dans un si grand abandonnement du côté de Dieu qu’il ne sentait aucun attrait de ce côté-là ; qu’il s’y portait néanmoins de tout son pouvoir, mais qu’il sentait bien que c’était plus sa raison et son propre esprit qui l’excitaient à ce qu’il connaissait le meilleur que non pas le mouvement de celui de Dieu, et que, dans le détachement de toutes choses où il se trouvait, s’il avait les mêmes sentiments de Dieu qu’autrefois, il se croyait en état de pouvoir tout entreprendre, et qu’il fallait qu’il eût eu en ces temps-là d’horribles attaches pour résister aux grâces que Dieu lui faisait et aux mouvements qu’il lui donnait... »

Cet état est brièvement évoqué dans les premières lignes de l’écrit Sur la conversion du pécheur :

« La première chose que Dieu inspire à l’âme qu’il daigne toucher véritablement, est une connaissance et une vue tout extraordinaire par laquelle l’âme considère les choses et elle-même d’une façon toute nouvelle. Cette nouvelle lumière lui donne de la crainte, et lui apporte un trouble qui traverse le repos qu’elle trouvait dans les choses qui faisaient ses délices. Elle ne peut plus goûter avec tranquillité les choses qui la charmaient. Un scrupule continuel la combat dans cette jouissance, et cette vue intérieure ne lui fait plus trouver cette douceur accoutumée parmi les choses où elle s’abandonnait avec une pleine effusion de son cœur. »

L’état d’esprit de ceux qui sont dans le déplaisir de se voir sans foi est enfin présenté dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 429, Sel. 682). Voilà ce que je vois et ce qui me trouble. Je regarde de toutes parts, et je ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude. Si je n’y voyais rien qui marquât une divinité, je me déterminerais à la négative ; si je voyais partout les marques d’un créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais, voyant trop pour nier et trop peu pour m’assurer, je suis en un état à plaindre, et où j’ai souhaité cent fois que, si un Dieu la soutient, elle le marquât sans équivoque ; et que, si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, qu’elle les supprimât tout à fait ; qu’elle dît tout ou rien, afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu’en l’état où je suis, ignorant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. Mon cœur tend tout entier à connaître où est le vrai bien, pour le suivre ; rien ne me serait trop cher pour l’éternité. Je porte envie à ceux que je vois dans la foi vivre avec tant de négligence, et qui usent si mal d’un don duquel il me semble que je ferais un usage si différent.

Les sentiments que la situation de ces personnes inspire sont exprimés dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui, n’épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations.

Cependant, cet état est aussi le premier dans le processus de la conversion : quoiqu’il puisse s’arrêter par retrait de la grâce, Pascal n’en fait pas moins dire au Christ, dans la Pensée n° 8H-19T recto (Laf. 919, Sel. 751) : Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé.

Lettre sur la possibilité des commandements, 4, § 13, OC III, éd. J. Mesnard, p. 682. Quand on quitte Dieu, « c’est parce qu’il ne fait pas qu’on ne le quitte pas ; c’est parce qu’il ne retient pas ; donc il arrive premièrement que Dieu ne retient pas et ensuite on le quitte. [...] Le premier délaissement consiste en ce que Dieu ne retient pas, ensuite de quoi l’homme quitte, et donne lieu au second délaissement par lequel Dieu le quitte. En un de ces délaissements Dieu suit, et il ne s’y trouve aucun mystère ; car il n’y a rien d’étrange en ce que Dieu quitte des hommes qui le quittent. Mais le premier délaissement est tout mystérieux et incompréhensible. »

Pascal s’est inspiré sur ce sujet de l’écrit d’Amable de Bourzeis, Lettre d’un abbé à un président, ch. III, p. 15-16. Citation de saint Prosper, pour montrer que « en un sens l’homme abandonne Dieu, avant que Dieu abandonne l’homme ; et qu’en un autre sens, Dieu abandonne l’homme avant que l’homme abandonne Dieu. Dieu n’abandonne point, dit-il, ceux qui doivent s’éloigner, devant qu’ils l’abandonnent. Alors donc la désertion de l’homme, par laquelle il délaisse Dieu, précède la désertion de Dieu, par laquelle il délaisse l’homme. Et il fait bien souvent, ajoute saint Prosper, qu’ils ne l’abandonnent point. Quand donc il ne fait pas que nous ne l’abandonnions point, il nous délaisse avant que nous le délaissions, en cela même qu’il ne fait pas que nous ne le délaissions point ; et en ce sens, la désertion de Dieu, par laquelle il délaisse l’homme, précède la désertion de l’homme, par laquelle il délaisse Dieu. » Bourzeis poursuit en passant à la raison du délaissement : « et d’autant que le don par lequel Dieu fait que nous ne le délaissions point, ou par lequel Dieu nous retient et nous empêche de tomber, comme dit saint Prosper, est un don qu’il fait à ceux qu’il veut, sans y être mû par autre cause que sa seule volonté, saint Prosper ajoute, Mais pour quelle cause il retient l’un, et ne retient pas l’autre, c’est-à-dire, pour quelle cause Dieu délaisse les uns, en ce qu’il ne les empêche pas de le délaisser, et ne délaisse pas les autres, en ce qu’il les empêche de le délaisser, Il n’est pas possible de le comprendre, ni permis de s’en enquérir ».

 

Mais les autres, on voit qu’il y a un Dieu qui les aveugle. (Texte barré verticalement)

 

Alors que le délaissement qui enlève à l’homme la lumière dont il aurait besoin est un acte de pure cessation d’un don de la part de Dieu, l’aveuglement qui atteint les autres paraît être un acte positif de la part de Dieu.

L’aveuglement dont il est question n’est plus seulement l’aveuglement naturel dont les hommes souffrent à l’égard des sciences et de la morale. Il s’agit de l’aveuglement à l’égard du Christ, des prophéties et de la religion chrétienne en général. L’affirmation que l’obscurité qui le cause répond à un dessein de Dieu est bien un fondement de la religion telle que la conçoit Pascal : elle explique non seulement l’existence même des incrédules, mais la manière dont Dieu a voulu se révéler en général : celle-ci est expliquée dans la liasse Loi figurative, qui montre que Dieu parle par la voix des prophètes en termes métaphoriques, qui ne peuvent pas tromper les cœurs de bonne volonté, mais qui se prêtent à des interprétations fausses de la part des cœurs mauvais et charnels. C’est une autre forme de l’idée du Dieu qui se cache, Deus absconditus.

Fondement 9 (Laf. 232, Sel. 264). On n’entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu’il a voulu aveugler les uns et éclaircir les autres.

Cet aveuglement n’est pas accidentel : il fait partie de l’annonce prophétique.

Prophéties 26 (Laf. 347, Sel. 379). Prophétie[s]. [...] Que Dieu les frappera d’aveuglement et qu’ils tâtonneront en plein midi comme les aveugles.

Fondement 12 (Laf. 235, Sel. 267). Jésus-Christ est venu aveugler ceux qui voient clair et donner la vue aux aveugles, guérir les malades, et laisser mourir les sains, appeler à pénitence et justifier les pécheurs, et laisser les justes dans leurs péchés, remplir les indigents et laisser les riches vides.

Fondement 13 (Laf. 236, Sel. 268). Aveugler éclaircir. [...] Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d’obscurité pour les humilier. Il y a assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables.

Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, Q. LXXIX, art. III, p. 599, Utrum Deus sit causa excaecationis et indurationis ; article IV, IV, Utrum excaecatio et obduratio semper ordinentur ad salutem ejus qui excaecatur et obduratur, p. 601 sq.

Pascal ne fait pas de l’aveuglement l’effet d’une prédestination positive de Dieu. Voir le commentaire que Le Maistre de Sacy propose du chapitre VI, v. 10, de sa traduction d’Isaïe, « Excaeca cor... », p. 52.

« Aveuglez le cœur de ce peuple. Quand Dieu dit à Isaïe Aveuglez le cœur de ce peuple, ce n’est pas que celui qui est la bonté et la sainteté même, puisse avoir aucune part à la malice de l’homme : mais il prédit l’effet que la prédication de sa parole doit produire dans le cœur des Juifs, comme s’il lui disait : éclairez ce peuple, faits-lui entendre ma volonté ; mais la lumière que vous lui présenterez ne servira qu’à l’aveugler davantage. Il se bouchera les oreilles, et il fermera les yeux, de peur que ses yeux ne voient, que ses oreilles n’entendent, et que son cœur ne se convertisse. C’est pourquoi l’on peut dire dans ces rencontres, que toute gloire est due à Dieu, et la confusion à l’homme ; parce que Dieu ne tend qu’à éclairer l’homme, et à la guérir, et que l’homme au contraire s’endurcit le cœur par les mêmes choses qui auraient dû le porter à se convertir. Ainsi lorsque l’œil qui est gâté par une mauvaise humeur, s’expose au soleil, il en devient encore plus malade. Et alors on n’accuse pas le soleil de cet effet si mauvais, mais on l’attribue à l’indisposition de l’œil. »

Pascal connaissait peut-être le passage dans lequel Jean Boucher distingue aveuglement et endurcissement.

Boucher Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, II, Q. 45, p. 231 sq. Qu’est-ce qu’aveuglement et obstination ? L’aveuglement se rapporte à l’esprit. Il suppose une vue antérieure. Voir Q. 46, p. 233 sq. Les Juifs ont été aveuglés par la vue de Jésus-Christ ; ils avaient auparavant la vraie foi ; ils étaient clairvoyants parmi les païens. Ils ont été aveuglés à l’avènement du Christ. De même pour les impies : ils ont reçu la lumière de la vraie foi ; la vanité les perd. L’endurcissement touche le cœur. « Ce cœur est dit être endurci quand il n’est pas enclin à aimer et vouloir quelque chose ». Comment se fait l’endurcissement du pécheur ? Il a plusieurs causes : Dieu aveugle et endurcit en permettant qu’on tombe dans le péché, en le laissant au milieu de la tentation ; l’endurcissement se fait par soustraction de la grâce et par l’abondance des faveurs dont on abuse.

L’aveuglement des Juifs provient du caractère figuratif des prophéties.

Voir Prophéties V (Laf. 487, Sel. 734). Les prophéties doivent être inintelligibles aux impies [...] mais intelligibles à ceux qui sont bien instruits.

L’obscurité n’était cependant pas telle qu’elle entraînait nécessairement l’aveuglement.

Miracles II (Laf. 835, Sel. 423). Les prophéties, les miracles mêmes et les preuves de notre religion ne sont pas de telle nature qu’on puisse dire qu’ils sont absolument convaincants, mais ils le sont aussi de telle sorte qu’on ne peut dire que ce soit être sans raison que de les croire. Ainsi il y a de l’évidence et de l’obscurité pour éclairer les uns et obscurcir les autres, mais l’évidence est telle qu’elle surpasse ou égale pour le moins l’évidence du contraire, de sorte que ce n’est pas la raison qui puisse déterminer à ne la pas suivre, et ainsi ce ne peut être que la concupiscence et la malice du cœur. Et par ce moyen il y a assez d’évidence pour condamner, et non assez pour convaincre, afin qu’il paraisse qu’en ceux qui la suivent c’est la grâce et non la raison qui fait suivre, et qu’en ceux qui la fuient c’est la concupiscence et non la raison qui fait fuir.

Prophéties 16 (Laf. 337, Sel. 369). Pour faire qu’en voyant ils ne voient point et qu’en entendant ils n’entendent point rien ne pouvait être mieux fait.

Ce qui est dit ici des Juifs est également vrai des mauvais chrétiens et des méchants en général.

Sous une autre forme, ce que dit le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) est équivalent : Qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C’est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.

Pascal parle rarement de l’obscurcissement sans parler aussi de la manière dont d’autres seront éclairés. Voir Loi figurative 26 (Laf. 271, Sel. 302). Jésus-Christ n’a fait autre chose qu’apprendre aux hommes qu’ils s’aimaient eux-mêmes, qu’ils étaient esclaves, aveugles, malades, malheureux et pécheurs ; qu’il fallait qu’il les délivrât, éclairât, béatifiât et guérît, que cela se ferait en se haïssant soi-même et en le suivant par la misère et la mort de la croix.

L’obscurcissement des ennemis de Dieu est admirablement mis en scène par Racine dans sa dernière tragédie Athalie.