Pensées diverses II – Fragment n° 9 / 37 – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 105 p. 351 v° / C2 : p. 307

Éditions savantes : Faugère I, 277, XXXIX / Havet Prov. G p. 291 / Brunschvicg 907 / Le Guern 513 / Lafuma 601 (série XXIV) / Sellier 498

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

 

DUCHÊNE Roger, L’imposture littéraire dans les Provinciales de Pascal, 2e éd., Aix-en-Provence, Université de Provence, 1985

FERREYROLLES Gérard, Blaise Pascal. Les Provinciales, Paris, Presses Universitaires de France, 1984.

GAY Jean-Pascal, Morales en conflit. Théologie et polémique au Grand Siècle (1640-1700), Paris, Cerf, 2011.

HURTUBISE Pierre, La casuistique dans tous ses états. De Martin Azpilcueta à Alphonse de Liguori, Ottawa, Novalis, 2005, p. 68 sq.

Les Provinciales ou lettres écrites par Louis de Montalte..., Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée, 1700 [Notes de Nicole-Wendrock, traduites par Mlle de Joncoux].

Ludovici Montaltii Litterae provinciales de morali et politica jesuitarum disciplina a Willelmo Wendrockio... translatae, Coloniae apud Nicolaum Schouten, 1658.

MAYNARD Abbé, Les Provinciales et leur réfutation, Firmin Didot, Paris, 1851, 2 vol.

MESNARD Jean, “Perspectives modernes sur la casuistique”, in De la morale à l’économie politique, Op. cit., n° 6, Pau, 1996, p. 107-116.

MESNARD Jean, Pascal, coll. Connaissance des lettres, 5e éd., Paris Hatier, 1967.

MESNARD Jean, “Pascal et le problème moral”, La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 355-362.

PASCAL, Les Provinciales, éd. Cognet, Paris, Garnier, 1983.

PONTAS, Dictionnaire des cas de conscience ou décisions, par ordre alphabétique, des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline ecclésiastique, article Probabilisme, publié par l’abbé Migne, 1847.

 

 

Éclaircissements

 

Les casuistes soumettent la décision à la raison corrompue et le choix des décisions à la volonté corrompue,

 

Corruption : altération dans les qualités principales, dans la substance d’une chose qui se gâte. Il se dit de toute dépravation dans les mœurs, et principalement de celle qui regarde la justice, la fidélité, la pudicité. Le péché a laissé un fond de corruption dans toute la nature humaine (Dictionnaire de l’Académie).

Les casuistes soumettent la décision à la raison corrompue : il peut sembler paradoxal que la décision revienne à la raison plutôt qu’à la volonté. Mais entend le mot décision non pas au sens d’un parti que l’on prend, mais en son sens technique : décision désigne une loi d’un supérieur (en l’occurrence le docteur grave ou le casuiste) que l’on doit suivre ; décision se dit quelquefois des arrêts qui aident les juges à décider (par exemple on parle d’une décision d’un jurisconsulte) (Furetière). Dans le cas, présent, décision serait le synonyme de maxime. Ce qui, en effet, relève de l’ordre de la raison.

Le choix des décisions à la volonté corrompue : si l’examen de la décision appartient à la raison, le choix d’appliquer une décision plutôt qu’une autre revient à la volonté.

Mais la pointe du fragment porte moins sur cette répartition que sur l’idée de la corruption de la raison et de la volonté.

La manière dont les casuistes corrompent la raison est illustrée par les spéculations des casuistes telles que Pascal les présente dans les Provinciales. Les raisonnements des casuistes, lorsqu’ils examinent un « cas », ont plusieurs caractères :

1. Ils ne reposent pas sur l’autorité de l’Écriture, ni sur celle des Pères, comme il conviendrait pour une discipline qui relève de la théologie ; ils considèrent que les Pères étaient bons pour leur temps, et non pour régler la société moderne : voir Provinciale V, éd. Cognet, p. 90. « Vous l’entendez bien peu, me dit-il. Les Pères étaient bons pour la morale de leur temps ; mais ils sont trop éloignés pour celle du nôtre. Ce ne sont plus eux qui la règlent, ce sont les nouveaux casuistes », c’est-à-dire eux-mêmes.

2. Les décisions des casuistes appuient leurs décisions sur la raison, à l’aide de raisonnements dont Pascal donne des exemples dans les Provinciales :

a. l’invention de définitions nominales toutes nouvelles : voir Provinciale V, éd. Cognet, p. 81, sur la définition de l’opinion probable ; Provinciale VII, éd. Cognet, p. 121-122, sur la définition du meurtre en trahison ;

b. l’interprétation des termes d’une manière qui leur ôte tout sens réel : Provinciale VI, éd. Cognet, p. 96, sur l’interprétation du mot superflu ;

c. le recours aux « circonstances favorables » qui permettent d’excuser certains péchés, Provinciale VI, éd. Cognet, p. 98 ;

d. la distinction des « sphères de probabilités », qui permet de soutenir une opinion contraire à celle d’une autorité supérieure en arguant qu’elle s’exprime dans les limites étroites de sa compétence, Provinciale VI, éd. Cognet, p. 100 sq. ;

e. l’adaptation des décisions morales aux différentes conditions des pénitents, qui permet de favoriser les pénitents selon leur condition, Provinciale VI, éd. Cognet, p. 104 sq. ;

g. la « direction d’intention », qui consiste, selon la Provinciale VII, éd. Cognet, p. 115 sq., à assigner pour fin des actions même les plus mauvaises « un objet permis », et par exemple « à détourner son intention du désir de vengeance, qui est criminel, pour la porter au désir de défendre son honneur, qui est permis » selon les casuistes (p. 116-117).

h. la distinction de la théorie et de la pratique, selon la Provinciale XIII, éd. Cognet, p. 240-243. Est-il permis, par exemple, de tuer celui qui a donné un soufflet ? Lessius dit que cela est permis dans la spéculation, mais « on ne le doit pas conseiller dans la pratique, non consulendum in praxi, à cause du danger de la haine ou des meurtres nuisibles à l’État qui en pourraient arriver ». Mais, répond Pascal, Lessius

« parle ainsi : Il semble qu’on n’en doit pas FACILEMENT permettre la pratique : in praxi non videtur FACILE PERMITTENDA. Est-ce là, mes Pères, le langage d’un homme qui condamne une maxime ? Diriez-vous qu’il ne faut pas permettre facilement, dans la pratique, les adultères ou les incestes ? Ne doit-on pas conclure au contraire que, puisque Lessius ne dit autre chose, sinon que la pratique n’en doit pas être facilement permise, son sentiment est que cette pratique peut être quelquefois permise, quoique rarement ? Et comme s’il eût voulu apprendre à tout le monde quand on la doit permettre, et ôter aux personnes offensées les scrupules qui les pourraient troubler mal à propos, ne sachant en quelles occasions il leur est permis de tuer dans la pratique, il a eu soin de leur marquer ce qu’ils doivent éviter pour pratiquer cette doctrine en conscience. Écoutez-le, mes Pères. Il semble, dit-il, qu’on ne doit pas le permettre facilement, A CAUSE du danger qu’il y a qu’on agisse en cela par haine, ou par vengeance, ou avec excès, ou que cela ne causât trop de meurtres. De sorte qu’il est clair que ce meurtre restera tout a fait permis dans la pratique, selon Lessius, si on évite ces inconvénients, c’est-à-dire si l’on peut agir sans haine, sans vengeance, et dans des circonstances qui [n’]attirent pas beaucoup de meurtres [...]. Remarquez donc, mes Pères, que vos propres auteurs ruinent d’eux-mêmes cette vaine distinction de spéculation et de pratique [...] dont l’invention est un secret de votre politique qu’il est bon de faire entendre. »

En appliquant de tels principes, les casuistes parviennent à construire des raisonnements qui vont visiblement contre la justice la plus élémentaire. Voir par exemple un problème surprenant posé par le casuiste et sa manière de le résoudre :

« Un Juge qui a reçu de l’argent d’une des parties pour faire un arrêt en sa faveur est-il obligé à le rendre ? Vous venez de me dire que non, mon Père. Je m’en doutais bien, dit-il ; Vous l’ai-je dit généralement ? Je vous ai dit qu’il n’est pas obligé de rendre, s’il a fait gagner le procès à celui qui n’a pas bon droit. Mais quand on a bon droit, voulez-vous qu’on achète encore le gain de sa cause qui est dû légitimement ? Vous n’avez pas de raison. Ne comprenez-vous pas que le Juge doit la justice, et qu’ainsi il ne la peut pas vendre ; mais qu’il ne doit pas l’injustice ; et qu’ainsi il peut en recevoir de l’argent. Aussi tous nos principaux auteurs [...] enseignent tous uniformément, Qu’un juge est bien obligé de rendre ce qu’il a reçu pour faire justice ; si ce n’est qu’on le lui eût donné par libéralité ; mais qu’il n’est jamais obligé à rendre ce qu’il a reçu d’un homme en faveur duquel il a rendu un arrêt injuste » (Provinciale VIII, éd. Cognet, p. 147).

Ces formes de raisonnement permettent aux casuistes de donner à leurs pénitents des conseils qui ne sont pas toujours conformes à la morale chrétienne.

Pascal revient sur ce point dans le Premier écrit pour les curés de Paris, in Les Provinciales, éd. Cognet, p. 406-407.

« Cet attentat était réservé à ces derniers temps, que le Clergé de France appelle la lie et la fin des siècles, où ces nouveaux théologiens, au lieu d’accommoder la vie des hommes aux préceptes de Jésus-Christ, ont entrepris d’accommoder les préceptes et les règles de Jésus-Christ aux intérêts, aux passions et aux plaisirs des hommes. C’est par cet horrible renversement qu’on a vu ceux qui se donnent la qualité de docteurs et de théologiens substituer à la véritable morale, qui ne doit avoir pour principe que l’autorité divine, et pour fin que la charité, une morale toute humaine, qui n’a pour principe que la raison, et pour fin que la concupiscence et les passions de la nature. C’est ce qu’ils déclarent avec une hardiesse incroyable, comme on le verra en ce peu de maximes qui leur sont les plus ordinaires. Une action, disent-ils, est probable et sûre en conscience, si elle est appuyée sur une raison raisonnable, ratione rationabili, ou sur l’autorité de quelques auteurs graves, ou même d’un seul, ou si elle a pour fin un objet honnête. Et on verra ce qu’ils appellent un objet honnête par ces exemples qu’ils en donnent. Il est permis, disent-ils, de tuer celui qui nous fait quelque injure, pourvu qu’on n’ait en cela pour objet que le désir d’acquérir l’estime des hommes, ad captandam hominum aestimationem. On peut aller au lieu assigné pour se battre en duel, pourvu que ce soit dans le dessein de ne pas passer pour une poule, mais de passer pour un homme de cœur, vir et non gallina. On peut donner de l’argent pour un bénéfice, pourvu qu’on n’ait d’autre intention que l’avantage temporel qui nous en revient, et non pas d’égaler une chose temporelle à une chose spirituelle. Une femme peut se parer, quelque mal qu’il en arrive, pourvu qu’elle ne le fasse que par l’inclination naturelle qu’elle a à la vanité, ob naturalem fastus inclinationem. On peut boire et manger tout son saoul sans nécessité, pourvu que ce soit pour la seule volupté et sans nuire à sa santé, parce que l’appétit naturel peut jouir sans aucun péché des actions qui lui sont propres, licite potest appetitus naturalis suis actibus frui.

On voit, en ce peu de mots, l’esprit de ces casuistes, et comment, en détruisant les règles de la piété, ils font succéder au précepte de l’Écriture, qui nous oblige de rapporter toutes nos actions à Dieu, une permission brutale de les rapporter toutes à nous-mêmes : c’est-à-dire, qu’au lieu que Jésus-Christ est venu pour amortir en nous les concupiscences du vieil homme, et y faire régner la charité de l’homme nouveau, ceux-ci sont venus pour faire revivre les concupiscences et éteindre l’amour de Dieu, dont ils dispensent les hommes, et déclarent que c’est assez pourvu qu’on ne le haïsse pas. »

L’extravagance des décisions des casuistes provoque un cri de protestation dans le fragment Laf. 722, Sel. 603. Probable. Quand il serait vrai que les auteurs graves et les raisons suffiraient je dis qu’ils ne sont ni graves, ni raisonnables. Quoi ! un mari peut profiter de sa femme, selon Molina ! La raison qu’il en donne est-elle raisonnable ? Et la contraire de Lessius l’est-elle encore ?

Ferreyrolles Gérard, Blaise Pascal. Les Provinciales, p. 56 sq., sur les démonstrations des jésuites, qui n’observent pas plus « les règles de la démonstration correcte » que les casuistes dans leurs traités de théologie morale.

Il va de soi que le fragment n’exclut pas que puisse exister une casuistique qui ne dépende pas de la corruption des facultés de l’homme. Dans l’esprit de Pascal, elle se fonderait d’abord sur les principes de la morale et serait animée par la recherche constante de la vérité.

Mesnard Jean, Pascal, coll. Connaissance des lettres, 5e éd., Paris Hatier, 1967, p. 102. Pour Pascal, la casuistique doit s’appuyer non sur la raison corrompue, mais sur l’écriture, les canons et les Pères de l’Église. La raison ne doit pas donner chez elle les principes : elle n’a droit qu’à l’interprétation. Autrement dit elle ne peut que tirer des conséquences.

Mesnard Jean, “Perspectives modernes sur la casuistique”, in De la morale à l’économie politique, Op. cit., n° 6, Pau, 1996, p. 108 sq. Inexactitude de l’idée communément admise qui fait de Pascal un esprit intransigeant et rigoriste, n’admettant que la soumission à la règle. Pascal combat seulement la casuistique relâchée, la nouvelle casuistique, celle de la Compagnie de Jésus et des auteurs qu’elle approuve ; il ne méconnaît pas la nécessité de l’existence des cas de conscience, il réclame une casuistique saine, plus sévère à l’égard des passions et des intérêts, mais qui ne néglige pas pour autant les exigences de l’humain : p. 110.

Port-Royal a eu ses casuistes, par exemple le docteur Jacques de Sainte-Beuve, sur lequel on peut consulter Cariou Pierre, Les idéalités casuistiques. Aux origines de la psychanalyse, Presses Universitaires de France, Paris, 1992.

 

afin que tout ce qu’il y a de corrompu dans la nature de l’homme eût part à sa conduite.

 

En fait, la corruption de la raison est une conséquence de celle du cœur, puisque son dérèglement provient de la fausseté des principes qui lui sont fournis par le cœur corrompu par l’amour propre. Voir le dossier thématique sur le cœur et les commentaires du fragment Grandeur 6 (Laf. 110, Sel. 142). Mais Pascal distingue implicitement la corruption de la racine du dérèglement du raisonnement pour montrer que rien, ni du côté de la source, ni du côté des conséquences, n’échappe à la corruption.

Pensée n° 3C (Laf. 916, Sel. 746). S’ils ne renoncent à la probabilité leurs bonnes maximes sont aussi peu saintes que les méchantes, car elles sont fondées sur l’autorité humaine. Et ainsi si elles sont plus justes elles seront plus raisonnables, mais non pas plus saintes : elles tiennent de la tige sauvage sur quoi elles sont entées.

Il est clair que ce fragment, qui porte la marque des Provinciales, peut aussi être lu dans une perspective plus vaste, comme le montre le fragment Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94), sur l’économie du monde. Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au-delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ? Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu.

Laf. 600, Sel. 497. La corruption de la raison paraît par tant de différentes et extravagantes mœurs. Il a fallu que la vérité soit venue, afin que l’homme ne véquît plus en soi-même.

L’abbé Maynard s’est opposé à ces attaques dans son édition annotée, Les Provinciales et leur réfutation, Firmin Didot, Paris, 1851, 2 vol. On peut aussi consulter, dans un esprit voisin, le livre de Roger Duchêne, L’imposture littéraire dans les Provinciales de Pascal, 2e éd.,1985, p. 136 sq., le chapitre sur la doctrine des opinions probables.