Pensées diverses VII – Fragment n° 3 / 10 – Papier original : RO 381 r° / v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 179 p. 417 à 419 / C2 : p. 391 à 393 v°

Éditions de Port-Royal :

    Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 262-263 / 1678 n° 49 p. 255

    Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 p. 294 et janvier 1670 p. 293 / 1678 n° 53 p. 291

    Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 329-331 / 1678 n° 18 et 24 p. 323-326

    Chap. XXIV - Vanité de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 183-184 / 1678 n° 1 p. 179-180

Éditions savantes : Faugère II, 373, XXXVI ; II, 260, XXV ; II, 373, XXXVII ; I, 190, XXXVI ; II, 102, note ; II, 106, XXVII ; I, 251, XVI / Havet XXV.191, XXIV.28, VI.42, III.14, XXV.35, VII.14, II.1 (P-R) / Brunschvicg 666, 122, 386, 447, 106, 147 / Tourneur p. 130-2 / Le Guern 662 / Lafuma 801 à 806 (série XXIX) / Sellier 653

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Bibliographie

 

 

Saint AUGUSTIN, Les commentaires des Psaumes, Ps. 118, Sermons 1-14, Œuvres de saint Augustin, Bibliothèque augustinienne, 67/A, Paris, Institut d’Études augustiniennes, 2016.

CARRAUD Vincent, L’invention du moi, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.

Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, Paris, Cerf, 1993.

FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Champion, Paris, 1995.

GIOCANTI Sylvia, Penser l’irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer : trois itinéraires sceptiques, Paris, Champion, 2001.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Vrin, Paris, 1986.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

MESNARD Jean, “Perspectives contemporaines sur la casuistique”, in De la morale à l’économie politique, Op. cit., n° 6, Pau, 1996, p. 107-116.

MIEL Jan, Pascal and theology, Baltimore and London, The John Hopkins Press, 1969.

PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009.

RUSSELL Bertrand, La méthode scientifique en philosophie, Paris, Payot, 1971.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, “Pascal : colorations oratoriennes”, in DESCOTES Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 31-54 ; repris dans Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 561-586.

STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007.

THIROUIN Laurent, “Se divertir, se convertir”, in DESCOTES Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 299-322.

TOURNEUR Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes, Melun, Rozelle, 1933.

 

 

Éclaircissements

 

Fascinatio.

 

Voir Dossier de travail (Laf. 386, Sel. 5). Fascinatio nugacitatis : il s’agit de la fascination que des objets en eux-mêmes insignifiants peuvent exercer sur l’esprit de l’homme.

Sagesse, IV, 12. Fascination de la frivolité. Sacy traduit : « Car l’ensorcellement des niaiseries obscurcit le bien, et les passions volages de la concupiscence renversent l’esprit même éloigné du mal ». Commentaire de la Bible de Port-Royal : « Comme le juste ne tâchait que de plaire à Dieu il en a été aimé, et une mort prompte a été la récompense de la pureté de sa vie. Dieu l’a enlevé de peur que les apparences trompeuses ne séduisissent son âme. Car il est aisé de fuir le vice lorsqu’il paraît avec sa laideur, ou de suivre la vertu lorsque sa beauté paraît à nos yeux. Mais ce qui rend le monde si dangereux, dit un saint, c’est que le vice et la vertu y ont pris les apparences l’un de l’autre, et qu’on les méconnaît d’une telle sorte que souvent sans que l’on s’en aperçoive, le vice trouve moyen de se faire honorer, et que la vertu devient méprisable. Tout ce qui paraît grand dans le siècle n’est qu’un jeu d’enfants : et cependant il se mêle dans ces bagatelles une malignité si contagieuse que l’Écriture l’appelle un ensorcellement. Car comme il y a dans les enchantements une vertu secrète qui s’élève au-dessus de la nature et qui fait des prodiges qu’on ne peut comprendre, ainsi cette vue et ce commerce du monde, dans les choses mêmes qui paraissent indifférentes imprime des taches et des obscurcissements dans les âmes, qui les rendent peu à peu esclaves de la concupiscence et des passions, d’une manière qui nous paraîtrait incroyable si nous n’en étions convaincus par l’expérience. »

Voir Jansénius, commentaire du Livre de la Sagesse dans Analecta in Proverbia, Ecclesiasten, Sapientiam, Habacuc, Sophoniam, 2e éd., Louvain, Hullegaerde, 1685, p. 210 : « Fascinatio enim nugacitatis, id est, decantatio seu judicii obtenebratio par quam nugae et res frivolae hujus mundi mentis oculis velut fascino perstrictis, majori amore et admiratione dignae apparent, quam rei veritas ferat ». Traduction : « La fascination de la frivolité, c’est-à-dire l’ensorcellement ou l’obscurcissement du jugement par les bagatelles et les choses frivoles de ce monde paraissent au yeux de l’esprit resserrés comme par un maléfice, dignes de plus d’amour et d’admiration que cela n’est vrai ».

Lancelot Claude, Mémoires sur Saint-Cyran, Deuxième partie, chapitre 9, éd. Donetzkoff, Paris, Nolin, 2003, p. 226 : « [Saint-Cyran] savait qu’il y a dans l’âme une niaiserie qui l’ensorcèle, fascinatio nugacitatis, comme dit l’Écriture, qui fait que, quelque séparé qu’il soit, il s’occupe de lui-même, se multiplie et se divise, et que souvent il est moins seul que s’il était au milieu d’une multitude ».

Arnauld Antoine, Lettre à Saint-Cyran du 24 décembre 1638, Œuvres, I, éd. d’Arnay, p. 2-3, cite la formule « fascinatio nugacitatis obscurat bona ». Passage mentionné dans Sainte-Beuve, Port-Royal, II, V, éd. M. Leroy, Pléiade, t. 1, p. 511. Sainte-Beuve traduit par enchantement de la bagatelle.

L’insignifiance des occupations des hommes et le peu de chose qui suffit à les changer font l’objet de plusieurs fragments des Pensées.

Dossier de travail (Laf. 383, Sel. 2). D’être insensible à mépriser les choses intéressantes, et devenir insensible au point qui nous intéresse le plus.

Vanité 26 (Laf. 39, Sel. 73). Les hommes s’occupent à suivre une balle et un lièvre. C’est le plaisir même des rois.

Vanité 30 (Laf. 43, Sel. 77). Peu de chose nous console parce que peu de chose nous afflige.

Tout le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168) montre que l’homme s’attache à des objets insignifiants pour oublier l’essentiel, sa condition faible et mortelle.

Laf. 632, Sel. 525. La sensibilité de l’homme aux petites choses et l’insensibilité aux plus grandes choses, marque d’un étrange renversement.

Ce renversement est expliqué dans le fragment Commencement 13 par l’effet surnaturel d’un appesantissement de la main de Dieu :

Commencement 13 (Laf. 163, Sel. 195). Un homme dans un cachot, ne sachant pas si son arrêt est donné, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, cette heure suffisant s’il sait qu’il est donné pour le faire révoquer. Il est contre nature qu’il emploie cette heure là, non à s’informer si l’arrêt est donné, mais à jouer au piquet. Ainsi il est surnaturel que l’homme, etc. C’est un appesantissement de la main de Dieu.

La même idée se retrouve dans le grand développement de Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C’est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause. Il faut qu’il y ait un étrange renversement dans la nature de l’homme pour faire gloire d’être dans cet état, dans lequel il semble incroyable qu’une seule personne puisse être.

 

Somnum suum.

 

Psaume LXXV, 5. « Dormierunt somnum suum : et nihil invenerunt omnes viri divitiarum in manibus suis ».

Tr. de Port-Royal : « Ils se sont endormis du sommeil de la mort : et tous ces hommes qui se glorifiaient de leurs richesses n’ont rien trouvé dans leurs mains lorsqu’ils se sont réveillés ». NB : les expressions de la mort et lorsqu’ils se sont réveillés sont en italique dans l’édition de Port-Royal, pour signaler qu’il s’agit de compléments.

Le commentaire de Port-Royal reprend une interprétation de saint Augustin, sur « ceux qui aiment les choses présentes et qui s’y endorment, pour parler ainsi, par le plaisir criminel avec lequel ils s’y attachent. Ce sommeil et ce plaisir que forme en eux la jouissance de ce qui flatte leur cupidité, passe avec leur vie ; et se réveillant alors comme d’un profond sommeil, ils ne trouvent plus rien dans leurs mains, parce qu’ils ont négligé de rien mettre comme en dépôt entre les mains de Jésus-Christ ».

Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 368-370. Il s’agit de la torpeur charnelle qui menace les chrétiens et accable les incrédules.

 

Figura hujus mundi.

 

I Cor., VII, 31. « La figure de ce monde passe ». Voir le contexte : v. 29-31. « Hoc itaque dico, fratres : Tempus brève est : reliquum est, ut et qui habent uxores, tanquam non habentes sint : 30. et qui flent, tanquam non flentes : et qui gaudent, tanquam non gaudentes : et qui emunt, tanquam non possidentes : 31. et qui utuntur hoc mundo, tanquam non utantur : praeterit enim figura hujus mundi ».

Tr. de Port-Royal : « Voici donc, mes frères, ce que j’ai à vous dire : Le temps est court ; et ainsi que ceux-mêmes qui ont des femmes, soient comme n’en ayant point : 30. et ceux qui pleurent, comme ne pleurant point : ceux qui se réjouissent, comme ne se réjouissant point : ceux qui achètent, comme ne possédant point : 31. enfin ceux qui usent de ce monde, comme n’en usant point : car la figure de ce monde passe ».

 

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L’Eucharistie.

Comedes panem tuum / panem nostrum.

 

Deutéronome, VIII, 9. Dans la Terre promise, « ubi absque ulla penuria comedes panem tuum »

Tr. de Port-Royal : « vous mangerez votre pain sans que vous en manquiez jamais ».

Voir aussi le Notre Père, tiré de Luc, XI, 3. « Panem nostrum quotidianum da nobis hodie ».

 

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Inimici Dei terram lingent. Les pécheurs lèchent la terre, c’est‑à‑dire aiment les plaisirs terrestres.

 

Contrairement aux notes précédentes, celle-ci et les suivantes sont écrites dans la partie supérieure droite de la feuille. Elles sont séparées par des traits verticaux et horizontaux des observations morales qui suivent. Il ne semble pas avoir lieu de chercher des rapports entre ces deux mouvements de rédaction.

Psaume LXX1, 9. « Coram illo procident Aethiopes : et inimici ejus terram linguent ». Tr. de Port-Royal : « Les Éthiopiens se prosterneront devant lui ; et ses ennemis baiseront la terre ». Le titre du psaume dans la Bible de Port-Royal explique le contexte : le psaume est censé être l’œuvre de David, dans le « dessein de donner au prince son fils ses dernières instructions ; ou plutôt de demander au Seigneur pour lui une conduite pleine d’équité et de sagesse ». Il ajoute que « comme si l’Esprit de Dieu lui avait fait voir que ce règne sage et équitable de Salomon ne durerait pas longtemps, il passe tout d’un coup à ce qui regardait le règne du vrai Salomon, qui est Jésus-Christ, dont cet autre n’a été qu’une figure très imparfaite ». Le commentaire indique que « les peuples les plus éloignés de la lumière de la foi, tels qu’étaient les Éthiopiens, se prosterneraient en sa présence ; que ses ennemis baiseraient la terre devant lui, pour marque de leur profond abaissement ; et que les Indes et les Îles lui offriraient des présents. Aussi un grand saint témoigne, que tout ceci a plus besoin d’être beaucoup médité, que d’être éclairci ; et que ce qui fait la joie des fidèles, lorsqu’ils jouissent de l’heureux accomplissement de ces grandes prophéties, doit faire l’étonnement et la frayeur des impies, qui refusent de se soumettre au joug adorable de celui devant lequel, selon la prédiction si ancienne de David, tous les rois et tous les peuples se sont prosternés ».

Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 370. Adhérence des charnels aux créatures. Saint Augustin a repris cette image dans son Sermon 231.

Voir aussi saint Augustin, La cité de Dieu, XVII, Œuvres, 63, Bibliothèque augustinienne, p. 407 et note p. 734.

 

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L’Ancien Testament contenait les figures de la joie future et le Nouveau contient les moyens d’y arriver.

 

Saint Augustin, Les commentaires des psaumes, Ps 118, Sermons 1-14, Bibliothèque augustinienne, 67/A, p. 374 sq. Les trois aspects de la loi : la loi naturelle, la loi de Moïse, la loi de la foi. La loi naturelle est une loi donnée à Adam, qui prescrit de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas subir soi-même. La loi de Moïse est donnée au peuple juif qui la considère comme sa loi spéciale. Mais pour saint Augustin, cette loi révèle le péché, mais ne donne pas encore les moyens de l’éviter : p. 376. Selon Augustin, la loi de Moïse fait sentir aux hommes, par ses exigences, le besoin qu’ils ont des secours de la grâce de Dieu, mais elle demeure insuffisante, d’autant plus qu’elle comporte de nombreuses prescriptions contraignantes et pénibles : p. 377. La loi du Christ en revanche (lex fidei), loi intérieure et donnée dans l’esprit et le cœur, donne par la grâce le pouvoir d’accomplir les préceptes dans la joie (autrement dit la délectation).

 

Les figures étaient de joie, les moyens de pénitence, et néanmoins l’agneau pascal était mangé avec des laitues sauvages, cum amaritudinibus.

 

La loi juive donnait l’idée de la joie dans l’obéissance de Dieu, mais n’en donnait pour moyen que des actes de pénitence amère. Dans l’esprit de Pascal, la loi de Moïse était composée de prescriptions vétilleuses, contraignantes et pénibles, toutes charnelles, par opposition à la loi de charité, dans laquelle la grâce engendre une véritable délectation.

L’agneau pascal : voir l’article Pessah (Pâque) du Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, p. 871. Dans le culte juif, la Pâque « était la célébration de la sortie du peuple juif d’Égypte sous la direction de Moïse. Selon la Bible, quelques jours avant l’Exode, les familles reçurent l’ordre de disposer d’un agneau. À la veille du départ, l’agneau fut abattu et une partie de son sang fut appliquée sur les montants de la porte des maisons, pour en détourner l’ange de la mort qui devait venir tuer les premiers-nés égyptiens ; l’agneau devait être rôti et mangé accompagné d’herbes amères. Par la suite, l’agneau pascal constitua un repas de fête sacrificiel, la veille de la Pâque. »

Exode, XII, 8 : « Et edent carnes nocte illa assas igni, et azymos panes cum lactucis agrestibus ». Tr. de Port-Royal : « Et cette même nuit ils en mangeront la chair [sc. de l’agneau] rôtie au feu, et des pains sans levain, avec des laitues sauvages ». L’éd. Sellier indique que Pascal a suivi Vatable, qui donne le texte suivant : « Comedes autem carnem nocte ipsa, assam igni, et infermentata : cum amaritudinibus comedent eum ».

Le commentaire de Port-Royal donne cette explication pour le sens littéral : « Cum amaritudinibus, avec des herbes amères, selon la paraphrase chaldaïque, afin que tout ceci renouvelle la mémoire de cette amertume, et de cette extrême misère qu’ils avaient éprouvée, tant qu’ils avaient été les esclaves des Égyptiens ». Le commentaire spirituel précise que « l’Écriture ajoute qu’il faut manger ce pain avec des laitues sauvages, qui sont amères, dit saint Grégoire, afin que l’amertume de la pénitence détruise la malignité des humeurs qui peuvent causer le dérèglement de la vie. Ainsi ce pain céleste est un pain de joie pour les innocents, et un pain de larmes pour les pénitents. Il est la nourriture des premiers et le remède des seconds ».

La Vulgate donne « cum lactucis agrestibus ». La Bible de Vatable donne cum amaritudinibus, avec des amertumes. Le Talmud indique les caractères requis pour qu’une herbe puisse tenir lieu d’herbe amère (maror) : sont admis la laitue, le chèvrefeuille, la chicorée, les endives et une plante sauvage nommée mourar en arabe. Voir l’article Maror du Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, Paris, Cerf, 1993, p. 711, qui fournit des indications complémentaires utiles.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 417.

 

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Singularis sum ego donec transeam. Jésus-Christ avant sa mort était presque seul de martyr.

 

Psaume CXL, 11 (v. 10 dans la Bible de Jérusalem). « Cadent in retiaculo ejus peccatores : singulariter sum ego, donec transeam ».

Tr. de Port-Royal : « Les pécheurs tomberont dans son filet. Pour moi je suis seul jusques à ce que je passe ».

L’éd. Ph. Sellier indique que la note de Pascal est tirée de saint Augustin, Sur le psaume 140, n. 25-26. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 417. « Quid ait : Singularis ego sum donec transeam ? Quid est singularis ? In passione tuy solus pateris, tu solus occideris ab inimicis [...], quid est ergo donec transeam ? Nisi de hoc mundo ad Patrem ? Cum transiero, multiplicabor ; multi me imitabuntur, multi patientur pro nomine mei [...]. Ergo solus erat, antiquam esset mortificatus [...]. Propter Christum enim, id est propter confessionem nominis Christi [...], nemo mortuus est ante Christum [...]. Multi enim mortui sunt et martyres sunt, multi prophetae talia passi sunt : non idei moriebantur quia praenuntiabant Christum ». P. Sellier indique les raisons qui obligent à considérer ce passage de Pascal comme une note de lecture : p. 417.

 

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Le temps guérit les douleurs et les querelles. Parce qu’on change, on n’est plus la même personne. Ni l’offensant ni l’offensé ne sont plus eux‑mêmes.

 

Port-Royal remplace guérir par amortir. Amortir : éteindre une chose allumée, affaiblir, rabattre la violence d’une chose. Se dit figurément en choses morales : l’âge amortit les plus violentes passions, amortit l’ardeur de la jeunesse (Furetière).

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 197 sq. Définition : l’inconstance n’est que la diversité saisie dans le temps : p. 197. Si l’homme pouvait trouver satisfaction dans quelque objet, il s’y tiendrait sans plus en chercher d’autres ; mais comme tout le déçoit, il passe sans cesse d’objet en objet, dans l’illusion de pouvoir en trouver un qui le satisfasse.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 33 sq. Pascal a surpassé saint Augustin dans sa peinture de l’inconstance psychologique de l’homme. Il s’inspire de Montaigne pour la description des variations des temps, des lieux et des tempéraments.

Sur l’inconstance humaine, voir la liasse Vanité et le texte suivant :

Laf. 673, Sel. 552. Il n’aime plus cette personne qu’il aimait il y a dix ans. Je crois bien : elle n’est plus la même ni lui non plus. Il était jeune et elle aussi ; elle est tout autre. Il l’aimerait peut-être encore telle qu’elle était alors.

Thème de l’inconstance humaine. Voir les fragments suivants :

Misère 2 (Laf. 54, Sel. 87). Inconstance. Les choses ont diverses qualités et l’âme diverses inclinations, car rien n’est simple de ce qui s’offre à l’âme, et l’âme ne s’offre jamais simple à aucun sujet. De là vient qu’on pleure et qu’on rit d’une même chose.

Misère 3 (Laf. 55, Sel. 88). Inconstance. On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l’homme. Ce sont des orgues à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables. Ceux qui ne savent toucher que les ordinaires ne feraient pas d’accords sur celles-là.

Laf. 552, Sel. 461. Lustravit lampade terras. Le temps et mon humeur ont peu de liaison. J’ai mes brouillards et mon beau temps au dedans de moi ; le bien et le mal de mes affaires mêmes y fait peu. Je m’efforce quelquefois de moi-même contre la fortune. La gloire de la dompter me la fait dompter gaiement, au lieu que je fais quelquefois le dégoûté dans la bonne fortune.

On n’est plus la même personne : voir ci-dessus Laf. 673, Sel. 552.

Laf. 672, Sel. 551. Non seulement nous regardons les choses par d’autres côtés, mais avec d’autres yeux ; nous n’avons garde de les trouver pareilles.

La parenté de ce passage avec la fable de La Fontaine La Jeune Veuve (Fables, VI, 2) a souvent été signalée :

« La perte d’un époux ne va point sans soupirs.

On fait beaucoup de bruit, et puis on se console.

Sur les ailes du Temps la tristesse s’envole ;

Le Temps ramène les plaisirs.

Entre la Veuve d’une année

Et la veuve d’une journée

La différence est grande : on ne croirait jamais

Que ce fût la même personne. »

 

C’est comme un peuple qu’on a irrité et qu’on reverrait après deux générations : ce sont encore les Français, mais non les mêmes.

 

Aucune source connue ne paraît avoir inspiré cette remarque.

 

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Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’on est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu’il serait artisan.

Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis et agités par ces fantômes pénibles, et qu’on passât tous les jours en diverses occupations comme quand on fait voyage, on souffrirait presque autant que si cela était véritable, et on appréhenderait le dormir comme on appréhende le réveil quand on craint d’entrer dans de tels malheurs en effet. Et en effet il ferait à peu près les mêmes maux que la réalité.

Mais parce que les songes sont tous différents et que l’un même se diversifie, ce qu’on y voit affecte bien moins que ce qu’on voit en veillant, à cause de la continuité qui n’est pourtant pas si continue et égale qu’elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n’est rarement, comme quand on voyage, et alors on dit : Il me semble que je rêve ; car la vie est un songe un peu moins inconstant.

 

Car la vie est un songe un peu moins inconstant est un alexandrin. On peut en dire autant des propositions qui précèdent :

... Si ce n’est rarement comme quand on voyage,

Et alors on dit : il me semble que je rêve ;

Car la vie est un songe un peu moins inconstant.

En effet : effectivement, réellement.

Les idées se succèdent en se corrigeant de manière soutenue au sein d’une même phrase :

1. Les rêves se diversifient.

2. La réalité affecte plus en raison de sa continuité.

3. Mais cette continuité change aussi.

4. Mais elle change moins brusquement.

5. Mais elle change brusquement dans les voyages.

La transcription savante montre que les deux indications sur les voyages sont en addition dans l’interligne.

Voir le commentaire de Brunschvicg, GEF XIII, p. 296, sur la controverse entre dogmatiques et sceptiques, dans laquelle les sceptiques ruinaient le dogmatisme en montrant que « nous ne pouvons démontrer que nous ne rêvons pas dans notre prétendu état de veille ».

Voir dans le commentaire de Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164) les remarques sur l’argument sceptique du rêve.

Sel. 774. Manuscrit Joly de Fleury, f° 248 r°. Le sommeil est l’image de la mort, dites-vous ; et moi je dis qu’il est plutôt l’image de la vie. Voir Blaise Pascal, textes inédits, recueillis et présentés par Jean Mesnard, extraits de l'édition du Tricentenaire (Bibliothèque européenne, Desclée de Brouwer), p. 31.

Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). De plus, que personne n’a d’assurance hors de la foi s’il veille ou s’il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous faisons. On croit voir les espaces, les figures, les mouvements. On sent couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu’éveillé. De sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil, par notre propre aveu ou quoi qu’il nous en paraisse, nous n’avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions. Qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n’est pas un autre sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir ?

La suite de ce fragment évoque des ambiguïtés plus vertigineuses dans un passage que Pascal a barré verticalement : Et qui doute que si on rêvait en compagnie et que par hasard les songes s’accordassent assez ce qui est ordinaire et qu’on veillât en solitude, on ne crût les choses renversées. Comme on rêve souvent qu’on rêve, entassant un songe sur l’autre, la vie où nous pensons veiller n’est ellemême qu’un songe, sur lequel les autres sont entés, dont nous nous éveillons à la mort, pendant laquelle nous avons aussi peu les principes du vrai et du bien que pendant le sommeil naturel, ces différentes pensées qui nous y agitent n’étant peut-être que des illusions pareilles à l’écoulement du temps et aux vains fantômes de nos songes.

Montaigne, Essais, II, 12, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 633-634. « Ceux qui ont apparié notre vie à un songe, ont eu de la raison, à l’aventure plus qu’ils ne pensaient : Quand nous songeons, notre âme vit, agit, exerce toutes ses facultés, ni plus ni moins que quand elle veille ; mais si plus mollement et obscurément ; non de tant certes, que la différence y soit, comme de la nuit à une clarté vive : oui, comme de la nuit à l’ombre : là elle dort, ici elle sommeille : Plus et moins ; ce sont toujours ténèbres, et ténèbres cimmériennes. Nous veillons dormant, et veillant dormons. Je ne vois pas si clair dans le sommeil : mais quant au veiller, je ne le trouve jamais assez pur et sans nuage. Encore le sommeil en sa profondeur, endort parfois les songes : mais notre veiller n’est jamais si éveillé, qu’il purge et dissipe bien à point les rêveries, qui sont les songes des veillants, et pires que songes ».

L’argument a traversé les siècles, puisqu’on le retrouve par exemple chez Russell Bertrand, La méthode scientifique en philosophie, p. 110. « L’analogie de la veille a nos préférences sur celle du rêve uniquement parce qu’elle est plus étendue et plus consistante. Si un homme rêvait chaque nuit d’une sorte de gens qu’il ne rencontre jamais le jour, ayant des caractères cohérents, vieillissant au cours des années, il pourrait, comme le personnage de la pièce de Calderon, trouver difficile de décider quel était le monde du rêve et quel était le monde dit « réel ». Ce n’est que le défaut de nos rêves à constituer un ensemble cohérent, soit avec chaque rêve, soit avec la veille, qui nous les fait condamner. On observe certaines uniformités dans la veille, tandis que le les rêves semblent tout à fait déréglés. L’hypothèse naturelle serait que des démons et des esprits de la mort nous visitent pendant notre sommeil, mais l’esprit moderne, en général, se refuse d’entretenir cette vue, quoiqu’il soit difficile de voir ce que l’on pourrait lui objecter ». Russell mentionne alors le cas du mystique, qui dans les moments d’illumination, « semble se réveiller d’un songe qui a rempli toute sa vie dans le monde ». La pièce de Calderon en question est La vie est un songe.

 

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Dira‑t‑on que, pour avoir dit que la justice est partie de la terre, les hommes aient connu le péché originel ? Nemo ante obitum beatus. Est‑ce à dire qu’ils aient connu qu’à la mort la béatitude éternelle et essentielle commence ?

 

Pascal marque la différence qui sépare les observations des poètes, des moralistes et des philosophes de ce que révèle l’Écriture : ils voient les effets, mais n’ont pas su en connaître les causes (le péché originel) ni leur véritable nature (la vie éternelle qui suit la mort).

Dira-t-on que, pour avoir dit que la justice est partie de la terre : Virgile, Géorgiques, II, v. 473 :

« Extrema per illos

Justitia excedens terris vestigia fecit »

Astrée, déesse de la justice, fille de Jupiter et de Thémis (parfois identifiée à Némésis), est la dernière déesse à remonter au ciel au moment de l’âge de fer. Virgile suit Hésiode, Les travaux et les jours, II, v. 195-198.

Nemo ante obitum beatus : personne ne peut être dit heureux avant qu’il ne meure. Ovide, Métamorphoses, III, 135 :

« Scilicet ultima semper

Exspectanda dies homini est ; dicique beatus

Ante obitum nemo supremaque funera debet ».

Cité par Montaigne, Essais, I, 18, Qu’il ne faut juger de notre heur qu’après la mort, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 80.

 

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En sachant la passion dominante de chacun, on est sûr de lui plaire, et néanmoins chacun a ses fantaisies contraires à son propre bien dans l’idée même qu’il a du bien, et c’est une bizarrerie qui met hors de gamme.

 

Bizarre (ou bigearre) : fantasque, qui a des mœurs inégales, des opinions extraordinaires et particulières. Bizarrerie : caprice, chose extraordinaire. Il y a de la bizarrerie dans beaucoup d’ouvrages de la nature, dans la variété des coquilles, des pierres, des animaux. Cet homme est bourru, est sujet à de grandes bizarreries (Furetière).

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 197 sq. Définition : l’inconstance n’est que la diversité saisie dans le temps : p. 197. Si l’homme pouvait trouver satisfaction dans quelque objet, il s’y tiendrait sans plus en chercher d’autres ; mais comme tout le déçoit, il passe sans cesse d’objet en objet, dans l’illusion de pouvoir en trouver un qui le satisfasse.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 116 sq.

Tourneur Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes, p. 36 sq. Interprétations des idées de Pascal : « Pascal ne croyait pas à l’art d’agréer ».

Le passage reprend des idées qui ont été développées dans L’art de persuader : on émeut infailliblement les personnes dont on connaît les principes de plaisir, mais comme les hommes varient constamment, l’art de persuader est pratiquement impossible.

De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 9, OC III, éd. J. Mesnard, p. 416. « Il paraît de là que, quoi que ce soit qu’on veuille persuader, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître l’esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime ; et ensuite remarquer, dans la chose dont il s’agit, quel rapport elle a avec les principes avoués, ou avec les objets délicieux par les charmes qu’on lui donne. » Le présent fragment apporte à cette règle des exceptions qui la rendent pratiquement inopérante. Pascal suggérait déjà cette idée dans De l’art de persuader : « L’art de convaincre consiste autant en celui d’agréer qu’en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison ». Il en tire déjà les conséquences dans le même passage, § 11, OC III, éd. J. Mesnard, p. 417.

« La manière d’agréer est bien sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable ; aussi, si je n’en traite pas, c’est parce que je n’en suis pas capable ; et je m’y sens tellement disproportionné, que je crois pour moi la chose absolument impossible.

Ce n’est pas que je ne croie qu’il y ait des règles aussi sûres pour plaire que pour démontrer, et que qui les saurait parfaitement connaître et pratiquer ne réussît aussi sûrement à se faire aimer des rois et de toutes sortes de personnes, qu’à démontrer les éléments de la géométrie à ceux qui ont assez d’imagination pour en comprendre les hypothèses.

Mais j’estime, et c’est peut être ma faiblesse qui me le fait croire, qu’il est impossible d’y arriver. Au moins je sais que si quelqu’un en est capable, ce sont des personnes que je connais, et que personne n’a sur cela de si claires et de si abondantes lumières.

La raison de cette extrême difficulté vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversité, qu’il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi-même dans les divers temps. Un homme a d’autres plaisirs qu’une femme ; un riche et un pauvre en ont de différents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les changent. »

Des deux variétés ou diversités qui marquent la nature humaine, l’une qui distingue un homme d’un autre, l’autre qui distingue un homme de lui-même à différents moments, Pascal insiste ici sur la seconde. La première suffirait à rendre un art de persuader réglé difficile à établir, puisque les règles qui valent pour l’un ne valent pas toujours pour les autres. Mais si le même homme pense et réagit à ce qu’on lui dit de manière différente selon les moments, cet art devient vraiment impraticable.

Giocanti Sylvia, Penser l’irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer : trois itinéraires sceptiques, Paris, Champion, 2001, p. 195-196. Comment, pour aller au bout du doute sceptique, et mettre en doute la certitude subjective, la capacité de l’esprit à consentir durablement et fermement à ses représentations, les sceptiques montrent que je ne puis avoir l’assurance que j’adhérerai à tel discours auquel j’adhère à présent, et surtout que j’adhérerai toujours aussi fermement à ce que je crois.

Voltaire note cependant dans les Lettres philosophiques que Pascal a tout de même bien su mettre en œuvre l’art de plaire dans les Provinciales. Voir l’éd. Naves, Garnier, 1964, p. 278.

Périer Gilberte, Vie de Pascal, 2e version, OC I, p. 617 et 622. « Il avait naturellement le tour de l’esprit extraordinaire ; mais il s’était fait des règles d’éloquence toutes particulières, qui augmentaient encore son talent. Ce n’était point ce qu’on appelle de belles pensées, qui n’ont qu’un faux brillant et qui ne signifient rien ; jamais de grands mots, et peu d’expressions métaphoriques, rien ni d’obscur ni de rude, ni de dominant, ni d’omis, ni de superflu. Mais il concevait l’éloquence comme un moyen de dire les choses d’une manière que tous ceux à qui l’on parle les puissent entendre sans peine et avec plaisir, et il concevait que cet art consistait dans de certaines dispositions qui doivent se trouver entre l’esprit et le cœur de ceux à qui l’on parle et les pensées et les expressions dont on se sert ; mais que les proportions ne s’ajustent proprement ensemble que par le tour qu’on y donne. C’est pourquoi il avait fort étudié le cœur de l’homme et son esprit ; il en savait tous les ressorts parfaitement bien. Quand il pensait quelque chose, il se mettait en la place de ceux qui devaient l’entendre ; et, examinant si toutes les proportions s’y trouvaient, il voyait ensuite quel tour il leur fallait donner, et il n’était pas content qu’il ne vît clairement que l’un était tellement fait pour l’autre, c’est-à-dire ce qu’il avait pensé pour l’esprit de celui qu’il devait voir, que, quand cela viendrait à se joindre par l’application qu’on y aurait, il fût impossible à l’esprit de l’homme de ne s’y pas rendre avec plaisir. »

Hors de gamme : voir Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal, p. 357-358. Richelet ne relève pas cette expression, contrairement à Furetière. Furetière indique que l’on dit « qu’un homme est hors de gamme pour dire qu’il ne sait plus où il en est, comme un musicien qui a perdu son ton. » Voir Théophile de Viau, Première journée, chapitre IV, in Les libertins du XVIIe siècle, I, éd. Jacques Prévot, Pléiade, p. 18. « Le vin pipe insensiblement, et les altérations du corps vous mettent l’esprit hors de gamme ». Au sens de qui perd le ton et ne sait plus où il en est.

Les éditeurs de 1670 remplacent qui met hors de gamme par qui déconcerte ceux qui veulent gagner leur affection.

 

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Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être : nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité ou la générosité et la fidélité, nous nous empressons de le faire savoir afin d’attacher ces vertus‑là à notre autre être, et les détacherions plutôt de nous pour les joindre à l’autre. Nous serions de bon cœur poltrons pour en acquérir la réputation d’être vaillants. Grande marque du néant de notre propre être de n’être pas satisfait de l’un sans l’autre, et d’échanger souvent l’un pour l’autre.

 

Texte inscrit au verso des précédents.

Paraître : au sens de se faire distinguer des autres, éclater davantage. Les courtisans se ruinent pour vouloir paraître plus qu’ils ne peuvent. Le livre du Baron de Faeneste n’est que pour railler les ambitieux qui veulent trop paraître (Furetière).

Tranquillité : repos, calme, manque d’agitation. Le sage s’éloigne du bruit pour vivre dans la tranquillité d’esprit (Furetière). L’ataraxie est une vertu dans les philosophies de l’Antiquité.

Fidélité : sorte de vertu qui consiste à observer exactement et sincèrement ce qu’on a promis, loyauté, vertu qui consiste à ne pas manquer à son devoir (Richelet).

Poltron : qui est timide, qui n’ose rien entreprendre, de peur de courir quelque danger. Le plus grand vice d’un gentilhomme, c’est d’être poltron ; adjectif opposé à brave (Furetière).

Pascal consacre une page de sa Lettre à Monsieur de Sluse, dans les Lettres de A. Dettonville, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 532-533, aux savants qui, dans l’ordre des esprits, cherchent eux aussi à s’attirer une réputation qu’ils ne méritent pas. Il pense surtout au P. Lalouvère.

Notre propre être : être se dit par participation des corps et des esprits créés. Les anges sont des êtres purs et incorporels. Un chrétien doit toujours considérer son être, sa bassesse, ses infirmités (Furetière). Le Dictionnaire de l’Académie donne : ce qui est, l’existence. Le sens ici serait plutôt ce que l’on est.

Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, p. 152 sq. Sur le désir de vivre dans l’esprit des autres d’une vie imaginaire. Dans une société d’ordres le principe est l’honneur. Pascal remarque que « le lieu de l’honneur, c’est l’imagination des autres » ; c’est ce que signifie, dans la XIVe Provinciale éd. Cognet, Garnier, p. 273, l’expression « fantôme d’honneur ».

La manière dont l’amour de soi est à l’origine de la tendance à se fabriquer un être purement apparent à l’usage d’autrui est expliquée dans le texte Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). L’homme ne peut s’empêcher de se voir plein de défauts et de misère ; cet embarras produit en lui une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Faute de pouvoir la détruire en elle-même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie, et qu’il se forge une image de lui-même toute différente de ce qu’il est effectivement. L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi‑même et à l’égard des autres. Il ne veut donc pas qu’on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur.

Montaigne, Essais, II, XVI, De la gloire, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 664. « Moi, je tiens que je ne suis que chez moi ; et de cette autre mienne vie, qui loge en la connaissance de mes amis, à la considérer nue et simplement en soi, je sens bien que je n’en sens fruit ni jouissance que par la vanité d’une opinion fantastique ».

Montaigne, Essais, III, X, De la vanité, éd. Balsamo et alii, p. 999-1000. « Qui que ce soit, ou art ou nature, qui nous imprime cette condition de vivre par la relation à autrui, nous fait beaucoup plus de mal que de bien : nous nous défraudons de nos propres utilités, pour former les apparences à l’opinion commune ; il ne nous chaut pas tant quel soit notre être en nous et en effet, comme quel il soit en la connaissance publique ».

Miel Jan, Pascal and theology, p. 171 sq. Sur ce passage, qui sous-tend les observations de Pascal sur la gloire, l’honneur et la vanité. Avec une référence aux Écrits de J. Lacan, 1966.

Nicole Pierre, Essais de morale, De la connaissance de soi-même, ch. IV, Adresses des hommes pour empêcher que les objets du dehors, et principalement la vue des jugements que les autres font d’eux ne les rappellent à eux-mêmes, et ne leur fassent connaître leurs défauts, éd. Thirouin, Paris, P. U. F., 1999, p. 317. L’homme « ne se regarde pas moins selon un certain être qu’il a dans l’imagination des autres que selon ce qu’il est effectivement, et qu’il ne se forme pas seulement son portrait sur ce qu’il connaît de soi par lui-même, mais aussi sur la vue des portraits qu’il en découvre dans l’esprit des autres ».

Nous nous empressons de le faire savoir afin d’attacher ces vertus-là à notre autre être et les détacherions plutôt de nous pour les joindre à l’autre : il y a quelque chose de burlesque dans l’imagination que l’on puisse détacher une vertu d’une personne comme une étiquette pour l’accrocher à un être inexistant.

Nous serions de bon cœur poltrons pour en acquérir la réputation d’être vaillants : on devine une situation de comédie dans cette phrase, mais il serait difficile de dire précisément laquelle.

La vanité de cette prétention d’embellir sa personnalité aux yeux des autres peut être rapportée au fragment Laf. 688, Sel. 567, Qu’est-ce que le moi ?, qui montre que l’on n’aime personne que pour des qualités empruntées.

Carraud Vincent, L’invention du moi, Paris, P. U. F., 2010.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007, p. 158, sur la définition de l’homme comme déguisement et mensonge en soi-même et à l’égard des autres, p. 174 sq.

Sur le néant de notre être : voir Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 40, sur les différentes idées du néant de l’homme.

Dans le présent passage, Pascal parle du néant dont l’homme prend conscience au spectacle de son inconstance et de sa vanité. Chez lui comme chez beaucoup d’auteurs spirituels du XVIIe siècle, ce néant résulte de la corruption apportée à la nature humaine par le péché originel. Mais la prise de conscience de ce néant n’est pas nécessairement liée à la conversion religieuse : on peut fort bien être pris dans l’ennui sans en connaître les racines religieuses.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 43. Au néant correspondent les idées d’abandon, d’insuffisance, de dépendance, d’impuissance, de vide intérieur. Les impressions correspondantes sont l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir, autrement dit les passions tristes qui correspondent à ce qu’on appelle aujourd’hui l’angoisse. C’est de cette idée du néant, développée dans les liasses Misère, Ennui et Divertissement, qu’il est question.

Laf. 656, Sel. 540. En écrivant ma pensée elle m’échappe quelquefois. Mais cela me fait souvenir de ma faiblesse que j’oublie à toute heure, ce qui m’instruit autant que ma pensée oubliée, car je ne tiens qu’à connaître mon néant.

Thirouin Laurent, “Se divertir, se convertir”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 299-322. Voir p. 316 sq., sur l’anéantissement.

Sellier Philippe, “Pascal : colorations oratoriennes”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 31-54 ; voir surtout p. 38 sq.

 

Car qui ne mourrait pour conserver son honneur, celui‑là serait infâme.

 

Mesnard Jean, “Perspectives contemporaines sur la casuistique”, in De la morale à l’économie politique, Op. cit., n° 6, Pau, 1996, p. 107-116. Voir p. 113, sur le rapport entre la casuistique et le théâtre cornélien, et sur la valeur de l’honneur, entendu comme réputation auprès d’autrui, que Pascal reproche aux jésuites de chercher à préserver absolument.

Pascal ne prend pas à son compte cette maxime. Il dit très nettement le mal qui en découle dans la Provinciale XIV, éd. Cognet, Garnier, p. 272-273. « Il est permis, disent Lessius, Molina, Escobar, Reginaldus, Filiutius, Baldellus, et autres Jésuites, de tuer celui qui nous veut donner un soufflet. Est-ce là le langage de Jésus-Christ ? Répondez-nous encore. Serait-on sans honneur en souffrant un soufflet, sans tuer celui qui l’a donné ? N’est-il pas véritable, dit Escobar, que, tandis qu’un homme laisse vivre celui qui lui a donné un soufflet, il demeure sans honneur ? Oui, mes Pères, sans cet honneur que le diable a transmis de son esprit superbe en celui de ses superbes enfants. C’est cet honneur qui a toujours été l’idole des hommes possédés par l’esprit du monde. C’est pour se conserver cette gloire, dont le démon est le véritable distributeur, qu’ils lui sacrifient leur vie par la fureur des duels à laquelle ils s’abandonnent, leur honneur par l’ignominie des supplices auxquels ils s’exposent, et leur salut par le péril de la damnation auquel ils s’engagent, et qui les fait priver de la sépulture même par les Canons ecclésiastiques. »

Escobar, Theologia moralis, Tr. I, Ex. VII, n. 48, p. 120. Texte déjà cité dans Provinciale VII, 6, éd. Cognet, Garnier, p. 118.