Pensées diverses VII – Fragment n° 6 / 10 – Papier original : RO 17-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 182 p. 419 v° / C2 : p. 395

Éditions savantes : Faugère II, 181, V / Havet XXIV.97 / Brunschvicg 230 / Tourneur p. 133-1 / Le Guern 665 / Lafuma 809 (série XXIX) / Sellier 656

 

 

 

Incompréhensible que Dieu soit et incompréhensible qu’il ne soit pas ; que l’âme soit avec le corps, que nous n’ayons point d’âme ; que le monde soit créé, qu’il ne le soit pas, etc. ; que le péché originel soit et qu’il ne soit pas.

 

 

Ce fragment, qui n’a pas été retenu dans l’édition de Port-Royal, prolonge certaines réflexions formulées dans l’opuscule De l’esprit géométrique : on est parfois confronté, dans la recherche, à des propositions qui sont incompréhensibles, mais qui ne laissent pas d’être (voir A P. R. 2 - Laf. 149, Sel. 182). Lorsque l’on rencontre une proposition incompréhensible, soutient Pascal dans cet opuscule, il faut procéder par voie apagogique, en envisageant la proposition contraire, pour montrer qu’elle enferme une absurdité. Si tel est bien le cas, on peut affirmer la première, tout incompréhensible qu’elle paraisse. C’est ainsi, quoique la divisibilité de l’espace à l’infini paraisse inconcevable, qu’en partant de l’hypothèse contraire que l’espace n’est pas infiniment divisible, on parvient à des conclusions absurdes qui font conclure que la divisibilité infinie « ne laisse pas d’être ».

Cette situation, dans laquelle l’examen de la proposition contraire permet de résoudre l’alternative, est au fond très favorable. En général la règle réussit de manière satisfaisante en géométrie, lorsque les démonstrations directes ont toutes échoué.

Mais elle se heurte parfois en théologie à des apories : comment se tirer d’affaire lorsque les deux propositions sont également incompréhensibles ? Dans ce cas, faute de pouvoir s’appuyer sur la fausseté de la proposition contraire ou de ses conséquences, la démonstration par l’absurde devient inopérante. Pascal présente ici une liste de pareils dilemmes.

Cette situation est précisément celle à laquelle se heurte le lecteur des Pensées dans le fragment Infini rien, connu sous le nom d’argument du pari.

 

Analyse détaillée...

 

Fragments connexes

 

Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Car enfin, si l’homme n’avait jamais été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance. Et si l’homme n’avait jamais été que corrompu, il n’aurait aucune idée ni de la vérité, ni de la béatitude. Mais, malheureux que nous sommes, et plus que s’il n’y avait point de grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur et ne pouvons y arriver, nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge, incapables d’ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus.

Chose étonnante cependant que le mystère le plus éloigné de notre connaissance, qui est celui de la transmission du péché, soit une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous‑mêmes !

Car il est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de cette source, semblent incapables d’y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible, il nous semble même très injuste. Car qu’y a‑t‑il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir si peu de part qu’il est commis six mille ans avant qu’il fût en être. Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant, sans ce mystère le plus incompréhensible de tous nous sommes incompréhensibles à nous‑mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme.

Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses est qu’elles sont simples en elles‑mêmes et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genres, d’âme et de corps. Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle, et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi‑même. Il ne nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtrait.

Et ainsi si nous so[mmes] simples matériels nous ne pouvons rien du tout connaître, et si nous sommes composés d’esprit et de matière nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples.

Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). Infini rien [...]. Parlons maintenant selon les lumières naturelles. S’il y a un Dieu il est infiniment incompréhensible, puisque n’ayant ni parties ni bornes, il n’a nul rapport à nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. Cela étant qui osera entreprendre de résoudre cette question ? Ce n’est pas nous qui n’avons aucun rapport à lui [...]. Examinons donc ce point. Et disons : Dieu est ou il n’est pas ; mais de quel côté pencherons-nous ? la raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? par raison vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison vous ne pouvez défendre nul des deux.

Preuves par discours II (Laf. 431, Sel. 683). Nous ne concevons ni l’état glorieux d’Adam, ni la nature de son péché, ni la transmission qui s’en est faite en nous. Ce sont choses qui se sont passées dans l’état d’une nature toute différente de la nôtre et qui passent l’état de notre capacité présente.

Tout cela nous serait inutile à savoir pour en sortir ; et tout ce qu’il nous importe de connaître est que nous sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu, mais rachetés par Jésus‑Christ ; et c’est de quoi nous avons des preuves admirables sur la terre.

Pensées diverses (Laf. 695, Sel. 574). Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est hominibus. Car, sans cela, que dira‑t‑on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fût‑il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose contre sa raison, et que sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne quand on le lui présente ?

 

Mots-clés : ÂmeCorpsCréationDieuIncompréhensibleMondePéché originel.