Pensées diverses III – Fragment n° 15 / 85 – Papier original : RO 439-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 119 p. 369 / C2 : p. 325

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 289 / 1678 n° 43 p. 286-287

Éditions savantes : Faugère I, 205, LXXX / Havet VI.34 / Brunschvicg 452 / Tourneur p. 98-3 / Le Guern 556 / Lafuma 657 (série XXV) / Sellier 541

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Bibliographie

 

 

Voir les dossiers thématiques sur la concupiscence et les deux délectations.

 

COURCELLE Pierre, “De saint Augustin à Pascal par Sacy”, in Pascal présent, Clermont-Ferrand, De Bussac, 1962, p. 131-146.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Plaindre les malheureux n’est pas contre la concupiscence. Au contraire, on est bien aise d’avoir à rendre ce témoignage d’amitié et à s’attirer la réputation de tendresse sans rien donner.

 

Un rapprochement avec saint Augustin est indiqué par P. Courcelle, “De saint Augustin à Pascal par Sacy”, in Pascal présent, p. 142. Voir Confessions, III, 2, 3 (traduction de E. Tréhorel et G. Bouissou, Les Confessions, III, 2, 3, Œuvres de saint Augustin, 13, Bibliothèque augustinienne, Desclée de Brouwer, 1962, p. 367-369) :

« Lacrimae ergo amantur et dolores. Certe omnis homo gaudere vult. An cum miserum esse neminem libeat, libet tamen esse misericordem, quod quia non sine dolore est, hac una causa amantur dolores ? Et hoc de illa vena amicitiae est. Sed quo vadit ? Quo fluit ? Ut quid decurrit in torrentem picis bullientis, aestus immanes taetrarum libidinum, in quos ipsa mutatur et vertitur per nutum proprium de caelesti serenitate detorta atque dejecta ? Repudietur ergo misericordia ? Nequaquam. Ergo amentur dolores aliquando. Sed cave immunditiam, anima mea, sub tutore Deo meo, Deo patrum nostrorum et laudabili et superexaltato in omnia saecula, cave immunditiam. Neque enim nunc non misereor, sed tunc in theatris congaudebam amantibus, cum sese fruebantur per flagitia, quamvis haec imaginarie gererent in ludo spectaculi, cum autem sese amittebant, quasi misericors contristabar ; et utrumque delectabat tamen. Nunc vero magis misereor gaudentem in flagitio quam velut dura perpessum detrimento perniciosae voluptatis et amissione miserae felicitatis. Haec certe verior misericordia, sed non in ea delectat dolor. Nam etsi approbatur officio caritatis qui dolet miserum, mallet tamen utique non esse quod doleret, qui germanitus misericors est. Si enim est malivola benivolentia, quod fieri non potest, potest et ille, qui veraciter sinceriterque miseretur, cupere esse miseros, ut misereatur. Nonnullus itaque dolor approbandus, nullus amandus est. Hoc enim tu, Domine Deus, qui animas amas, longe alteque purius quam nos et incorruptibilius misereris, quod nullo dolore sauciaris. Et ad haec quis idoneus ? »

Traduction : « Les larmes, voilà donc ce qu’on aime, et les souffrances. Mais, bien qu’à être misérable personne ne prenne plaisir, puisqu’on prend plaisir pourtant à être miséricordieux et que cela ne va pas sans souffrance, ne serait-ce pas pour cette unique raison que l’on aime les souffrances ? Tout cela vient du beau courant de l’amitié. Mais où va-t-il ? Où coule-t-il ? Pourquoi dévale-t-il dans le torrent de poix brûlante, dans les bouillonnements monstrueux des noires voluptés, où il se change en eux et s’altère par son propre élan, détourné et déchu de sa limpidité d’azur ? Faut-il donc répudier la miséricorde ? Pas du tout. Que les souffrances soient donc aimées parfois. Mais garde-toi de l’impureté, ô mon âme, sous la protection de mon Dieu, le Dieu de nos pères, digne de louange et d’exaltation dans tous les siècles ; garde-toi de l’impureté ! Non, même aujourd’hui je ne suis pas sans miséricorde. Mais en ce temps-là, au théâtre, je partageais la joie des amants quand ils jouissaient l’un de l’autre dans l’infamie, tout imaginaire que fût leur action dans les jeux de la scène ; si au contraire ils se quittaient l’un l’autre, par une sorte de miséricorde, je partageais leur tristesse ; et dans les deux cas c’était un plaisir pourtant. Aujourd’hui j’ai plus de commisération pour celui qui se réjouit dans l’infamie, que pour celui qui semble durement frappé par la privation d’une pernicieuse volonté et la perte d’une misérable félicité. Voilà certes une miséricorde plus vraie, mais ici l’on ne prend pas plaisir à la souffrance. Même si, en effet on approuve l’obligeante charité de celui qui souffre devant la misère d’autrui, il serait préférable pourtant bien sûr, aux yeux de celui qui possède une authentique miséricorde, que cette souffrance fût sans objet. Car c’est seulement dans le cas d’une bienveillance malveillante, impossible à réaliser, qu’il est possible à celui qui a une véritable et sincère commisération, de souhaiter l’existence d’êtres misérables pour leur montrer sa commisération. Il existe donc une souffrance qu’on doit approuver, aucune ne doit être aimée. C’est ainsi en effet que toi, Seigneur Dieu, qui aimes les âmes, tu montres une miséricorde amplement et profondément plus pure que nous, et plus incorruptible, parce qu’aucune souffrance ne te blesse. Et de cela, qui est capable ? »

Les expressions que P. Courcelle allègue pour justifier le rapprochement avec le fragment de Pascal dont il pense qu’Augustin est la source sont dolet miserum pour plaindre les malheureux, libet tamen... delectabat pour au contraire on est bien aise, et approbatur officio caritatis pour s’attirer la réputation de tendresse. Ces rapprochements verbaux sont-ils suffisants pour parler de source ? Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 175-176, reprend ce commentaire de P. Courcelle. Augustin veut en effet montrer que la concupiscence s’insinue jusque dans les bons sentiments : s’apitoyer sur le malheur d’autrui mérite l’approbation, mais le spectateur ressent un plaisir égoïste au moment même où il s’apitoie sur tel personnage mis en scène. La différence tient surtout au fait que saint Augustin traite ici des sentiments que le spectateur ressent au théâtre, alors que Pascal entend parler de la société réelle, au sein de laquelle on cherche à établir des sentiments d’amitié, sincère ou feinte.

Concupiscence : voir les dossiers thématiques sur la concupiscence et les deux délectations.

Les malheureux : le mot ne s’entend pas seulement des pauvres, mais de toutes les personnes qui tombent dans le malheur.

Il est plus éclairant de rapprocher ce fragment de Laf. 655, Sel. 539, qui est aussi consacré à l’écart qui existe entre ce que disent les hommes et ce qu’ils ressentent réellement : Les discours d’humilité sont matière d’orgueil aux gens glorieux et d’humilité aux humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme sont matière d’affirmation aux affirmatifs. Peu parlent de l’humilité humblement, peu de la chasteté chastement, peu du pyrrhonisme en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété et nous cachons et nous déguisons à nous-mêmes.

Tendresse n’a pas ici le sens ordinaire : Pascal l’entend en un sens qui lui est particulier. Voir la Vie de Pascal par Gilberte Périer, 2e version, OC I, éd. J. Mesnard, p. 631-632.

« Il distinguait deux sortes de tendresse, l’une sensible, l’autre raisonnable, avouant que la première était de peu d’utilité dans l’usage du monde. Il disait pourtant que le mérite n’y avait point de part et que les honnêtes gens ne doivent estimer que la tendresse raisonnable, qu’il faisait ainsi consister à prendre part, à tout ce qui arrive à nos amis en toutes les manières que la raison veut que nous y prenions part aux dépens de notre bien, de notre commodité, de notre liberté, et même de notre vie, si c’est un sujet qui le mérite, et qu’il le mérite toujours, s’il s’agit de le servir pour Dieu qui doit être l’unique fin de toute la tendresse des chrétiens.

« Un cœur est dur, disait-il, quand il connaît les intérêts du prochain, et qu’il résiste à l’obligation qui le presse d’y prendre part ; et au contraire un cœur est tendre quand tous les intérêts du prochain entrent en lui facilement, pour ainsi dire par tous les sentiments que la raison veut qu’on ait les uns pour les autres en semblables rencontres ; qui se réjouit quand il faut se réjouir, qui s’afflige quand il faut s’affliger. » Mais il ajoutait que la tendresse ne peut être parfaite que lorsque la raison est éclairée de la foi et qu’elle nous fait agir par les règles de la charité. C’est pourquoi il ne mettait pas beaucoup de différence entre la tendresse et la charité, non plus qu’entre la charité et l’amitié. Il concevait seulement que, comme l’amitié suppose une liaison plus étroite, et cette liaison une application plus particulière, elle fait que l’on résiste moins aux besoins de ses amis, parce qu’ils sont plus tôt connus et que nous en sommes plus facilement persuadés.

Voilà comment il concevait la tendresse, et c’est ce qu’elle faisait en lui sans attachement et amusement, parce que, la charité ne pouvant avoir d’autre fin que Dieu, elle ne pouvait s’attacher qu’à lui, ni s’arrêter non plus à rien qui amuse ; parce qu’elle sait qu’il n’y a point de temps à perdre et que Dieu, qui voit et qui juge tout, nous fera rendre compte de tout ce qui sera dans notre vie, qui ne sera pas un nouveau pas pour avancer dans la voie uniquement permise qui est celle de la perfection.

Mais non seulement il n’avait pas d’attache pour les autres ; il ne voulait pas non plus que les autres en eussent pour lui. Je ne parle point de ces attachements criminels et dangereux, car cela est grossier et tout le monde le voit bien ; mais je parle des amitiés les plus innocentes, et dont l’amusement fait la douceur ordinaire de la société humaine. C’était une des choses sur lesquelles il s’observait le plus régulièrement, afin de n’y point donner lieu, et d’en empêcher le cours dès qu’il en voyait quelques apparences. Et comme j’étais fort éloignée de cette perfection, et que je croyais que je ne pouvais avoir trop de soin d’un frère comme lui, qui faisait le bonheur de la famille, je ne manquais à rien de toutes les applications qu’il fallait pour le servir et lui témoigner en tout ce que je pouvais mon amitié. Enfin je reconnais que j’y étais attachée, et que je me faisais un mérite de m’acquitter de tous les soins que je regardais comme un devoir ; mais il n’en jugeait pas de même, et comme il ne faisait pas, ce me semblait, assez de part extérieurement pour répondre à mes sentiments, je n’étais point contente, et allais de temps en temps à ma sœur lui ouvrir mon cœur, et peu s’en fallait que je n’en fisse des plaintes. Ma sœur me remettait le mieux qu’elle pouvait, en me rappelant les occasions où j’avais eu besoin de mon frère et où il s’était appliqué avec tant de soin et d’une manière si affectionnée que je ne devais avoir nul lieu de douter qu’il ne m’aimât beaucoup. Mais le mystère de cette conduite de réserve à mon égard ne m’a été parfaitement expliqué que le jour de sa mort, qu’une personne des plus considérables pour la grandeur de son esprit et de sa piété, avec qui il avait eu de grandes communications sur la pratique de la vertu, me dit qu’il lui avait fait toujours comprendre comme une maxime fondamentale de sa piété, de ne souffrir qu’on l’aimât avec attachement, et que c’était une faute sur laquelle on ne s’examinait pas assez, qui avait de grandes suites, et qui était d’autant plus à craindre qu’elle nous paraît souvent moins dangereuse ».

Pensée n°15 P (Laf. 931, Sel. 759). J’aime la pauvreté parce qu’il l’a aimée. J’aime les biens parce qu’ils donnent le moyen d’en assister les misérables. Je garde fidélité à tout le monde. Je ne rends point le mal à ceux qui m’en font, mais je leur souhaite une condition pareille à la mienne où l’on ne reçoit pas de mal ni de bien de la part des hommes. J’essaye d’être juste, véritable, sincère et fidèle à tous les hommes et j’ai une tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m’a uni plus étroitement.

Havet, dans son édition des Pensées, I, 1866, p. 92, commente en ces termes les intentions de Pascal : « Pascal trouvant dans l’homme un bon sentiment, la compassion pour ceux qui souffrent, craint que cela ne contredise ses idées sur la dépravation essentielle de la nature humaine, et s’attache à ramener encore ce sentiment à l’amour de soi : il fait ce qu’a fait La Rochefoucauld ; mais l’un est un misanthrope janséniste, l’autre un misanthrope philosophe ». Commentaire d’esprit voltairien, qui tend à discréditer l’idée du fragment en supposant qu’elle est le produit d’un esprit atrabilaire. On trouverait des remarques du même genre, inspirées par l’idéologie marxiste, dans la conférence de Henri Lefebvre, “Divertissement pascalien et aliénation humaine”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Cahiers de Royaumont, 1, Paris, Éditions de Minuit, 1956, p. 196-203.

Cependant Havet a raison de renvoyer à La Rochefoucauld, dont l’édition Brunschvicg, GEF XIII, p. 366, mentionne plusieurs maximes :

Maxime XCIX de la première édition (1665), supprimée par la suite, éd. Plazenet, Paris, Champion, 2005, p. 441 ; elle est donnée sous le n° 18 parmi les maximes supprimées dans l’éd. Truchet, Garnier, p. 139 : « Dans l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas ».

Maxime 235 (1678), éd. Truchet, p. 61, éd. Plazenet, p. 164. « Nous nous consolons aisément des disgrâces de nos amis, lorsqu’elles servent à signaler notre tendresse pour eux ».

Maxime 463, éd. Truchet, p. 105, éd. Plazenet, p. 190. « Il y a souvent plus d’orgueil que de bonté à plaindre les malheurs de nos ennemis ; c’est pour leur faire sentir que nous sommes au-dessus d’eux que nous leur donnons des marques de compassion ».