Pensées diverses III – Fragment n° 18 / 85 – Papier original : RO 423-6

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 121 p. 369-369 v° / C2 : p. 325 v°-327

Éditions de Port-Royal :

    Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 327 / 1678 n° 13 p. 322

    Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 241 / 1678 n° 5 p. 233

Éditions savantes : Faugère I, 200, LXVI à LXIX / Havet III.16, VII.11, XXIV.12 ter, XXV.9 / Brunschvicg 91, 81, 521, 121 / Tourneur p. 98-6 / Le Guern 559 / Lafuma 660 à 663 (série XXV) / Sellier 544

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Bibliographie

 

 

Voir le dossier thématique Pélagianisme, qui contient une bibliographie particulière.

 

DESCOTES Dominique, “L’interprétation des nombres chez Pascal”, in SHIOKAWA Tetsuya (dir.), Littérature et mystique dans la France moderne, Research project report, Université de Tokyo, mai 2004, p. 19-29.

DESCOTES Dominique, “Les nombres dans les Pensées”, in Chroniques de Port-Royal, 63, Paris, 2013, p. 199-219.

FORCE Pierre, “La nature et la grâce dans les Pensées de Pascal”, Op. cit., 2, Publications de l’Université de Pau, novembre 1993, p. 55-62.

FRANCIS Raymond, Les Pensées de Pascal en France de 1842 à 1942, Essai d’étude historique et critique, Paris, Nizet, 1959.

JASINSKI René, “Sur une pensée de Pascal”, Revue d’Histoire des Civilisations, janvier 1942, article repris dans À travers le XVIIe siècle, Nizet, Paris, 1981, p. 216-225.

JULLIEN Vincent, “Pascal via Duhem et van Fraassen”, Courrier du Centre International Blaise Pascal n° 36, 2014, p. 5-12.

MESNARD JEAN, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009.

REDONDI Pietro, “Galilée et les théories aristotéliciennes de la lumière”, XVIIe siècle, 136, p. 273.

SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977.

VAN FRAASSEN Bas C., Lois et symétrie, Paris, Vrin, 1994.

 

 

Éclaircissements

 

Spongia solis.

 

Les commentateurs des Pensées ont hésité sur le sens de cette expression spongia solis, pierre de soleil ou du soleil. Voir dans Francis Raymond, Les Pensées de Pascal en France de 1842 à 1942, Essai d’étude historique et critique, p. 483, une série de citations d’auteurs résumant leur interprétation du terme spongia solis. Louandre, Havet et Dedieu pensent qu’il s’agit des taches solaires. Jasinski a corrigé l’erreur en indiquant qu’il s’agit d’une pierre phosphorescente.

La pierre dite de Bologne a posé aux contemporains de Pascal des problèmes difficiles. Elle a reçu plusieurs dénominations

1. spongia solis, éponge solaire, dénomination donnée par l’inventeur Vincenzo Casciarolo ;

2. luna terrestris : appellation proposée par l’alchimiste Bisaccioni ;

3. spongia lucis : appellation proposée par Ovidio Montalbani.

Chez Albert le Grand, on trouve une dénomination de la Lune comme spongia solis, De coelo et mundo, in Opera omnia, IV, Paris, 1890, p. 182.

Jasinski René, “Sur une pensée de Pascal”, Revue d’Histoire des Civilisations, janvier 1942, article repris dans À travers le XVIIe siècle, p. 216-225. Le sulfate de baryum devient lumineux quand on l’a exposé aux rayons du soleil ; on appelait cette pierre pierre de Bologne, de la ville aux environs de laquelle elle a été découverte, en 1604, au pied du mont Paterno. L’expression spongia solis est due à Vincent Casciarato, qui a découvert la pierre. Entre 1630 et 1650, de nombreux opuscules en parlent, notamment Pierre de la Poterie dans ses Pharmacopées spagyriques de 1635 et Fortunio Liceti dans le Liteosphorus de 1640. Jasinski interprète le fragment comme une critique du principe d’habitude : on croit que la lumière s’accompagne toujours de chaleur, qu’elle ne peut traverser les surfaces opaques, ni s’accumuler en certains corps ; mais on le conclut par habitude. La spongia solis remet en cause toute la physique de la lumière.

Redondi Pietro, “Galilée et les théories aristotéliciennes de la lumière”, XVIIe siècle, 136, p. 273. Le matériau originel est du spath pesant, de la barytine, du sulfate naturel de baryum. C’est en soumettant la barytine à calcination que l’alchimiste Vincenzo Casciarolo obtint à Bologne la pierre qui luisait dans l’obscurité. La calcination par du charbon incandescent transforme le sulfate de baryum en sulfure de baryum impur, doué d’une propriété de photoluminescence : p. 273. C’est le premier cas de luminescence non biologique, puisque le phosphore ne sera découvert qu’à la fin du XVIIe siècle.

La photoluminescence est la propriété qu’ont certaines substances d’absorber certaines longueurs d’ondes pour en émettre d’autres. Il existe deux modes différents : la fluorescence, où l’émission cesse instantanément quand la radiation excitatrice s’arrête, et la phosphorescence où l’effet subsiste parfois pendant plusieurs jours ; on peut même la stocker aux très basses températures pendant un temps illimité et elle est émise par réchauffement (thermoluminescence).

Redondi Pietro, “Galilée et les théories aristotéliciennes de la lumière”, p. 274. Galilée a vu dans la pierre une occasion de fonder une discussion critique sur la théorie traditionnelle de la nature de la lumière. Récit de l’expérience de Galilée selon Lagalla : p. 274. La correspondance de Galilée montre que la pierre de Bologne est restée pour lui et ses amis un sujet de préoccupation : p. 279. Il ne propose pas du phénomène une explication définitive. La pierre a révélé des vertus pour la fabrication des pommades caustiques et épilatoires ; elle a reçu une grande diffusion en Italie et hors d’Italie. Sur la méthode de calcination de P. de la Poterie, voir p. 280 sq. C’est ainsi que l’entend Galilée, lorsqu’il procède à l’expérience rapportée par Lagalla : il a apporté au Janicule avec ses télescopes une petite boîte qui contenait des morceaux de pierre de Bologne. Voir ce récit dans Redondi Pietro, “Galilée et les théories aristotéliciennes de la lumière”, p. 273-274. Voir Lagalla J. C., De phaenomenis in orbe Lunae, Venise, 1612, p. 57-58 : pour montrer que la lumière n’est pas une qualité incorporelle produite par un corps lumineux et diffusée constamment par un milieu diaphane, Galilée « s’offrit de démontrer le contraire, en séparant un peu de lumière par rapport au milieu transparent lumineux et en la renfermant pour la faire apparaître à tout le monde dans l’obscurité, en l’absence de toute matière allumée ou brûlée [...] mais bien en assumant la lumière elle-même et comme mutilée de son corps intègre. Dès que le crépuscule matinal, en annonçant les rayons du Soleil, illumina l’air, il prit une petite boîte en bois et il nous montra des petites pierres qu’elle contenait, pour qu’on puisse voir si elles possédaient de la lumière. Il nous les montra d’abord à la lumière d’une bougie et ensuite dans l’obscurité. Une fois que tout le monde fut d’accord qu’elles ne contenaient aucune lumière, il garda les petites pierres hors de la fenêtre, éclairées non par les rayons du Soleil, dits lumière primaire, mais par le crépuscule incertain et confus, ou lumière secondaire, comme celle qu’on a à l’ombre. Peu après il referma les fenêtres et sans laisser entrer aucune lumière, il nous montra les petites pierres qui brillaient et resplendissaient dans l’obscurité la plus absolue, exactement comme le fait la braise, bien qu’elles n’aient absorbé aucune chaleur et bien qu’elles ne possédassent auparavant aucune lumière. Nous vîmes, ce qui est encore plus remarquable, cette lumière s’atténuer graduellement, et enfin s’évanouir tout à fait. De ce fait, nous tirâmes beaucoup de conclusions contradictoires. Car si la lumière est une qualité, et la qualité est bien sûr incorporelle, comment se fait-il qu’elle soit renfermée et limitée par des lignes fixes de démarcation, ce qui est proprement la propriété de la substance ? »

Les aristotéliciens, avec Giulio Cesare Lagalla, ont tenté de réagir : voir Redondi Pietro, op. cit., p. 276. Lagalla a écrit après l’expérience du Janicule un traité sur la pierre de Bologne intitulé De luce et lumine, Venise, 1612, en annexe au De phaenomenis in orbe Lunae : Le De luce et lumine, 1612, contient des discussions sur la nature de la lumière.

En 1640, Liceti publie le Litheosphorus sive de lapide Bononiensi : voir Redondi Pietro, “Galilée et les théories aristotéliciennes de la lumière”, p. 280 sq.

La pierre de Bologne posait le problème de la nature de la lumière. Les savants ont remarqué qu’elle n’était pas la seule à illustrer le phénomène de la phosphorescence.

Bacon Francis, Novum organum, II, Aphorisme 12, éd. Malherbe et Pousseur, p. 201-202. Le bois pourri, brille la nuit sans se montrer chaud ; les écailles de poisson en cours de putréfaction brillent la nuit, sans être chaudes ; le corps des vers luisants qu’on appelle lucioles ne donne pas l’impression de chaleur au toucher.

Voir Mersenne Marin, Questions théologiques, Question XXI, éd. Pessel, p. 295 sq. La lumière est-elle visible et distincte des couleurs ? Il est aussi parlé des corps terrestres qui ont de la lumière en eux. Sur les corps qui ont leur lumière en eux, p. 296. Les vers luisants, l’agaric, le chêne pourri, les bois, le Haran (hareng), le Merlan, la raie cuite et bouillie, p. 296. L’eau de mer, qui produit mille étincelles par son mouvement, p. 296.

Mersenne Marin, Harmonie universelle, Livre premier, De la nature et des propriétés du son, Proposition XXV, p. 44. À savoir en quoi le son est différent de la lumière, et en quoi il lui est semblable. La Galla parle dans son livre de la lumière des pierres calcinées présentées par Galilée : pierres qui étant exposées à la seconde lumière du soleil, conçoivent une lumière qu’elles conservent dans les ténèbres ; comparaison avec le charbon ardent. Mersenne fournit, p. 46, plusieurs exemples de corps organiques qui produisent de la lumière dans l’obscurité (voir la liste ci-dessus) : le chêne pourri, l’agaric (champignon qui pousse sur les arbres), les vers luisants, l’eau de la mer, les merlans, les harengs, la raie, la moluë cuite (sans doute la morue), et « plusieurs autres poissons qui luisent de nuit ». Voir ce que dit Mersenne dans la Proposition IX, p. 16-17, sur le fait que, pour les corps lumineux, leur lumière s’évanouit et se perd sitôt qu’ils sont soustraits ou éteints, « de sorte qu’il ne demeure nulle lumière ni près ni loin, encore qu’il semble que l’on voie quelque reste de lumière après que l’on a regardé le Soleil, à raison que le nerf optique qui a été affecté ne perd pas dans un moment la disposition et l’altération qu’il a reçue. Où il faut remarquer que nous verrions toujours la lumière, ou les autres objets, si la même altération dudit nerf demeurait toujours en même état ; ce qui arriverait semblablement à l’oreille, dont les bruits intérieurs que quelques-uns appellent tintoins, la meuvent et l’altèrent de la même sorte que les bruits extérieurs qui sont à l’unisson des intérieurs l’altéreraient. Ce qu’il faut soigneusement remarquer, afin d’expliquer la manière dont les Démons nous peuvent représenter toutes sortes d’objets tant le jour que la nuit, encore qu’il n’y ait rien de ce qui se voit ; ce que l’on appelle charmer, car il faut seulement altérer le nerf, qui est le principal organe des sens extérieurs, de la même manière qu’il serait altéré par la lumière, ou par les autres objets : ce qui est très aisé s’il faut seulement le raréfier ou le condenser... »

Descartes et les cartésiens ont abordé la question à leur manière. Voir Descartes, Réponse à Hyperaspistes d’août 1641, AT III, p. 422-435. « Je dis ici, en premier lieu, que la lumière du soleil n’est pas conservée dans cette pierre de Bologne, mais que les rayons du soleil y allument une nouvelle lumière qu’on voit ensuite dans l’ombre ».

Rohault Jacques, Traité de physique, I, Lyon, Guillimin, 1696, p. 303. [...] XXVII. « De la pierre de Boulogne. Si nous n’avons point de pierre précieuse qui luisent au milieu des ténèbres, nous en avons une qui est véritablement lumineuse ; c’est une pierre qu’un Chimiste d’Italie a trouvée par hasard auprès de Boulogne, dans un lieu où un torrent avait coulé ; l’ayant retirée du feu, où elle avait demeuré près de six heures, et l’ayant laissée refroidir, il s’est le premier aperçu qu’exposant quelque temps cette pierre à la lumière, et la portant ensuite dans les ténèbres, elle luisait, comme fait un charbon de feu couvert d’un peu de cendre. J’en ai vu qui luisaient près d’un demi quart d’heure, après quoi leur lueur se passait, et on la leur redonnait quand on voulait, en les exposant quelque temps à la lumière.

XXVIII. La raison de la lumière de cette pierre. Or cela arrive vraisemblablement, de ce /304/ que le feu a rendu cette pierre extrêmement poreuse ; en sorte que parmi ses parties, qui ont beaucoup perdu de leur liaison, il y en a quelques-unes qui sont si susceptibles d’ébranlement, que la seule lumière de l’air est capable de les agiter, et si disposées à le retenir, qu’elles peuvent le conserver hors de la présence du corps lumineux qui les a mues. »

Voir in Redondi Pietro, “Galilée et les théories aristotéliciennes de la lumière”, p. 280, sur La Poterie Pierre de, Pharmacopeae spagyricae, Bononiae, 1635 (3e éd.). Méthode de calcination de la pierre de Bologne consistant en une double cuisson : la première au creuset et la deuxième au four, à une température élevée et pendant quatre ou cinq heures. Après cette première cuisson, on devait dissoudre la poudre obtenue au creuset dans de l’eau et dans de l’albumen d’œuf. C’est sans doute par ces recherches de La Poterie que le problème de la pierre de Bologne comme éponge solaire eut une diffusion en France. La Poterie, qui a exploré les propriétés pharmaceutiques de la pierre, renonce en revanche à expliquer sa luminosité, et ne peut décider si « lumen est corpus, et quodam corpus, an substantia, an accidens ».

 

Quand nous voyons un effet arriver toujours de même, nous en concluons une nécessité naturelle, comme qu’il sera demain jour, etc. Mais souvent la nature nous dément et ne s’assujettit pas à ses propres règles.

 

Pour Pascal, ce que nous prenons pour des effets constants de la nature n’est le plus souvent que l’effet de la coutume.

Laf. 821, Sel. 661. Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit, et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ? Les preuves ne convainquent que l’esprit, la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues. Elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il sera demain jour et que nous mourrons, et qu’y a-t-il de plus cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade. C’est elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens qu’aux païens. Enfin il faut avoir recours à elle quand une fois l’esprit a vu où est la vérité afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance qui nous échappe à toute heure, car d’en avoir toujours les preuves présentes c’est trop d’affaire. Il faut acquérir une créance plus facile qui est celle de l’habitude qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne croit que par la force de la conviction et que l’automate est incliné à croire le contraire ce n’est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces, l’esprit par les raisons qu’ils suffit d’avoir vues une fois en sa vie et l’automate par la coutume, et en ne lui permettant pas de s’incliner au contraire. Inclina cor meum Deus.

Laf. 577, Sel. 480. S’il ne fallait rien faire que pour le certain on ne devrait rien faire pour la religion, car elle n’est pas certaine. Mais combien de choses fait-on pour l’incertain, les voyages sur mer, les batailles. Je dis donc qu’il ne faudrait rien faire du tout, car rien n’est certain. Et qu’il y a plus de certitude à la religion que non pas que nous voyions le jour de demain. Car il n’est pas certain que nous voyions demain, mais il est certainement possible que nous ne le voyions pas. On n’en peut pas dire autant de la religion. Il n’est pas certain qu’elle soit mais qui osera dire qu’il est certainement possible qu’elle ne soit pas ? 

Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 64. Pascal ne fait jamais appel à la notion des lois de la nature. La « nécessité naturelle, c’est nous qui l’imposons à la nature, par la structure de l’ordre géométrique qui la confère à ce que nous faisons de la nature à partir des phénomènes observés. Mais il est toujours possible que de nouveaux phénomènes viennent récuser la théorie ancienne. La nature n’apparaît pas comme un système clos dans lequel tout phénomène est déduit par des lois immuables et universelles, mais d’autre part, l’idée que l’on s’en fait ne peut pas ne pas avoir un caractère déterministe de par la démarche même de l’esprit géométrique. Voir p. 121, les conséquences qui s’en tirent quant à la doctrine du miracle : l’idée que Pascal se fait de la nature matérielle ne permet pas de juger en dehors du contexte religieux qu’un phénomène quelque inaccoutumé qu’il soit, est d’origine supra-naturelle, d’autant plus que la nature ne s’assujettit pas à ses propres règles.

La même idée sera reprise après Pascal. Voir Roger Jacques, Buffon. Un philosophe au Jardin du roi, Paris, Fayard, 1989, p. 130. Une suite de faits ne peut conduire à une loi qu’avec probabilité ; nous ne pouvons être absolument certains de la régularité des phénomènes naturels. Il nous semble infiniment probable que le soleil se lèvera demain matin, parce que de mémoire d’homme il s’est toujours levé ; mais rien ne nous prouve que ce sera toujours le cas.

Van Fraassen Bas C., Lois et symétrie, Paris, Vrin, 1994. L’auteur cite Pascal comme l’un des premiers représentants de cette idée qui consiste à reformuler le problème de la connaissance rationnelle sans s’appuyer sur la notion de lois de la nature.

Vincent Jullien, “Pascal via Duhem et van Fraassen”, Courrier du Centre International Blaise Pascal n° 36, 2014, p. 5-12.

 

L’esprit croit naturellement et la volonté aime naturellement, de sorte qu’à faute des vrais objets il faut qu’ils s’attachent aux faux.

 

Contrariétés 7 (Laf. 124, Sel. 157). Contrariétés. L’homme est naturellement crédule, incrédule, timide, téméraire.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 195. Pascal résume ici la condition nécessaire de l’homme, régie par la loi de la vanité.

Les effets ne se font pas attendre.

Pour ce qui est de l’esprit, voir le fragment Laf. 736, Sel. 617. Lorsqu’on est accoutumé à se servir de mauvaises raisons pour prouver des effets de la nature on ne veut plus recevoir les bonnes lorsqu’elles sont découvertes. L’exemple qu’on en donna fut sur la circulation du sang pour rendre raison pourquoi la veine enfle au-dessous de la ligature.

Quant au cœur et à la volonté, il sont aussi capables, faute de connaître le bon principe, de rechercher le mauvais :

Preuves par discours I (Laf. 423, Sel. 680). Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point : on le sait en mille choses. Je dis que le cœur aime l’être universel naturellement et soi-même naturellement, selon qu’il s’y adonne, et il se durcit contre l’un ou l’autre à son choix. Vous avez rejeté l’un et conservé l’autre. Est-ce par raison que vous vous aimez ?

 

La grâce sera toujours dans le monde, et aussi la nature, de sorte qu’elle est en quelque sorte naturelle. Et ainsi toujours il y aura des pélagiens et toujours des catholiques, et toujours combat.

Parce que la première naissance fait les uns et la grâce de la seconde naissance fait les autres.

 

Force Pierre, “La nature et la grâce dans les Pensées de Pascal”, p. 55-62. Voir p. 57.

Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), p. 392. Le comité d’édition de 1669-1670 avait tout lieu de considérer ce fragment comme une aberration doctrinale. Dire que la grâce est naturelle a quelque chose de choquant, puisque par définition elle est surnaturelle. Les éditeurs suppriment la subordonnée circonstancielle.

Pascal Blaise, Deux pièces imparfaites sur la grâce et le concile de Trente, Introduction et notes de Louis Lafuma, Paris, Vrin, 1947, p. 73.

Loi figurative 30 (Laf. 275, Sel. 306). La nature est une image de la grâce.

Il ne faut pas commettre le contresens qui consisterait à croire que Pascal admet que la grâce soit naturelle à l’homme.

La formulation de Pascal s’entend si l’on envisage la totalité du fragment, qui propose une définition de l’effet naturel comme un effet que l’on voit arriver toujours de même : la grâce agissant toujours dans le monde, certains théologiens en concluent qu’elle appartient naturellement à tous les hommes qui se trouvent dans la nature. C’est précisément la doctrine des Pélagiens, qui pensent que l’homme a toujours le pouvoir de faire le bien, parce que la grâce de Dieu lui est toujours présente, suffisante pour cet effet. Voir sur cette doctrine les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, 3, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 796-797 :

« § 18. Les restes des Pélagiens s’accordaient facilement avec saint Augustin touchant l’état d’innocence, à savoir : que Dieu créa l’homme juste avec une grâce suffisante par laquelle il pouvait, s’il voulait, persévérer ou non ; et que Dieu avait en la création une volonté conditionnelle de les sauver tous, pourvu qu’ils usassent bien de cette grâce ; que l’usage en étant laissé à son libre arbitre, Adam pécha et en lui toute la nature humaine ; qu’il fut puni de la concupiscence et de l’ignorance ; que toute sa postérité naît digne de damnation avec les deux fléaux de l’ignorance et de la concupiscence. En toutes ces choses ils s’accordent. Mais ils diffèrent touchant la conduite de Dieu envers les hommes après le péché. Et voici leur sentiment [...].

§ 20. [...] Et, sur ces fondements, Ils avancent que Dieu a eu une volonté générale, égale, et conditionnelle, de sauver tous les hommes (en la masse corrompue) comme en la création, savoir, pourvu qu’ils voulussent accomplir les préceptes. Mais parce qu’ils avaient besoin d’une nouvelle grâce à cause de leur péché, que Jésus-Christ s’est incarné pour leur mériter et offrir à tous, sans exception d’un seul, et durant tout le cours de la vie sans interruption, une grâce suffisante seulement pour croire en Dieu, et pour prier Dieu de les aider. »

Mais les « restes des Pélagiens » (qui en l’espèce sont dans l’esprit de Pascal représentés par les disciples de M. Le Moyne, docteur de Sorbonne mis en cause dans les premières Provinciales) se trompent parce qu’ils prennent pour une présence inhérente à la nature une action qui dépend de la volonté de Dieu, et qui de ce fait affecte les élus et les élus seuls.

La première naissance fait les uns et la grâce de la seconde naissance fait les autres : la première naissance est celle d’Adam en l’état d’innocence, ce qui signifie que l’erreur des pélagiens consiste à croire que l’état actuel de l’homme est le même que celui de sa condition avant le péché. La seconde naissance est celle de l’homme racheté par le sacrifice du Christ et le baptême, dans laquelle le régime de la grâce est celui de la grâce de miséricorde qui n’est pas accordée à tous les hommes.

Voir la Comparaison des chrétiens d’hier et d’aujourd’hui, § 3-4, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 55 :

« Enfin on quittait, on renonçait, on abjurait le monde où l’on avait reçu sa première naissance, pour se vouer totalement à l’Église où l’on prenait comme sa seconde naissance : et ainsi on concevait une différence épouvantable entre l’un et l’autre. Au lieu qu’on se trouve maintenant presque au même moment dans l’un et dans l’autre ; et le même moment qui nous fait naître au monde, nous fait renaître dans l’Église. De sorte que la raison survenant ne fait plus de distinction de ces deux mondes si contraires. Elle s’élève dans l’un, et dans l’autre tout ensemble. On fréquente les sacrements, et on jouit des plaisirs de ce monde. Et ainsi, au lieu qu’autrefois on voyait une distinction essentielle entre l’un et l’autre, on les voit maintenant confondus et mêlés, en sorte qu’on ne les discerne quasi plus. »

 

La nature recommence toujours les mêmes choses : les ans, les jours, les heures, les espaces de même. Et les nombres sont bout à bout, à la suite l’un de l’autre. Ainsi se fait une espèce d’infini et d’éternel. Ce n’est pas qu’il y ait rien de tout cela qui soit infini et éternel mais ces êtres terminés se multiplient infiniment. Ainsi il n’y a, ce me semble, que le nombre qui les multiplie qui soit infini.

 

Terminé signifie borné.

Cette réflexion sur les différentes sortes d’infini, selon les grandeurs auxquelles elles s’appliquent, est un hapax dans les Pensées, qui marque sans doute une étape dans des réflexions nouvelles.

Les deux dernières lignes du manuscrit sont plus serrées que les précédentes, dans l’espace qui précède le bas du feuillet. Voir la transcription diplomatique.

La rédaction a procédé par précisions successives. Pascal a d’abord écrit :

« La nature recommence toujours les mêmes choses, les ans, les jours, les heures, les espaces de même. Et les nombres sont bout à bout, à la suite l’un de l’autre ; ainsi se fait une espèce d’infini et d’éternel. Ce n’est pas qu’il y ait rien de tout cela qui soit infini et éternel, mais ils ces êtres terminés se multiplient infiniment. »

La phrase qui suit ajoute une idée supplémentaire : à côté de celle d’infinité virtuelle (obtenue par addition indéfinie de parties finies) apparaît celle d’infini réelle du nombre :

« Ainsi il n’y a ce me semble que le nombre qui soit infini. »

Pascal complète enfin cette dernière phrase par l’addition en interligne d’une proposition relative. La conclusion devient :

« Ainsi il n’y a ce me semble que le nombre qui les multiplie qui soit infini. »

L’addition qui les multiplie écrite entre deux lignes, avec un signe de renvoi, n’est pas entre virgules, ce qui signifie qu’il s’agit d’une proposition relative déterminative, et non d’une simple explicative. Sur la distinction entre explicative et déterminative, voir Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique, ou l’art de penser, II ch. IV (éd. 1664), éd. D. Descotes, Champion, Paris, 2014, p. 227 sq., et  Pariente J.-C., L’analyse du langage à Port-Royal, Paris, Éd. de Minuit, 1985, p. 60 sq. Sur la signification et la portée de cette addition, voir plus bas. L’idée la plus originale et profonde n’est apparue qu’à la fin du mouvement de rédaction, comme c’est souvent le cas chez Pascal.

Force Pierre, “La nature et la grâce dans les Pensées de Pascal”, p. 55-62. La nature se répète, et elle s’imite. L’idée de répétition est liée à l’observation des lois naturelles.

Pascal distingue deux catégories : les grandeurs qui sont proprement infinies, et celles qui ne sont qu’une espèce d’infini (espèce s’entend au sens logique : les espaces, les heures ne sont pas infinis par leur nature même) et celles qui sont proprement infinies.

L’homme ne connaît l’infini que de manière négative. Comme l’indique le fragment Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), nous connaissons qu’il y a un infini, et ignorons sa nature comme nous savons qu’il est faux que les nombres soient finis. Donc il est vrai qu’il y a un infini en nombre, mais nous ne savons ce qu’il est, et on n’en a de connaissance que paradoxale : Il est faux qu’il soit pair, il est faux qu’il soit impair, car en ajoutant l’unité il ne change point de nature. Cependant c’est un nombre, et tout nombre est pair ou impair. Il est vrai que cela s’entend de tout nombre fini.

On observe en revanche que la nature recommence toujours les mêmes choses à l’infini. L’espace, le temps, se prolongent à l’infini, puisqu‘on sait qu’il n’est pas possible de parvenir à un dernier terme où ils cessent. Ils acquièrent donc une « espèce d’infinité » non par nature, mais par la multiplication, qui engendre ainsi plusieurs espèces d’infini.

En principe, L’introduction à la géométrie, OC III, éd. J. Mesnard, p. 436, affirme que l’espace est infini : voir le Principe 2, « L’espace est infini selon toutes les dimensions ». Mais cela est vrai de l’espace conçu abstraitement et de manière purement géométrique. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 88 : Que l’esprit du géomètre conçoive l’espace comme indéfiniment extensible et indéfiniment divisible n’entraîne pas, sauf postulat métaphysique à la manière de Descartes, que l’espace réel et matériel le soit aussi. Il serait d’ailleurs vain d’attendre de l’expérience des preuves à ce sujet. Aussi bien s’agit-il d’une exigence de notre esprit plus que d’une réalité constatable. Pascal n’écrit pas l’espace au singulier, mais les espaces au pluriel. Autrement dit, il envisage non pas l’espace géométrique abstrait, mais des espaces concrets, limités, que l’on place à la suite les uns des autres sans fin. Il pourrait mentionner des divisions conventionnelles, comme les pieds ou les toises. Mais en fait, si l’on se place dans la réalité matérielle, on n’est pas assuré que l’espace soit infini. Personne n’a été y voir, quel que soit le nombre de pas qu’il ait fait.

Le temps aussi est présenté comme une suite de divisions artificielles : les années, les jours, les heures, sont des divisions qui ne sont pas inhérentes à la nature du temps, mais des divisions conventionnelles établies par l’homme. En fait, plus que le caractère artificiel de ces êtres, c’est leur caractère empirique qui est souligné : le jour se distingue aisément de la nuit, les saisons qui forment l’année sont des divisions que l’expérience ordinaire impose à l’esprit, mais sans que cela réponde à une nécessité essentielle. Les ans ont un caractère réel, dans la mesure où ils sont définis par les saisons. Les jours sont aussi caractérisés par l’alternance de clarté et d’obscurité. Le temps, entendu comme tel, n’est qu’une espèce d’infini (au sens logique du mot espèce).

Mais pour les nombres, Pascal fait une distinction entre les nombres comme multipliés (qui sont bout à bout) et le nombre infini dans la fonction multiplicatrice qu’il accomplit sur les grandeurs naturelles.

les ans, les jours, les heures, les espaces de même. Et les nombres sont bout à bout, à la suite l’un de l’autre. Ainsi se fait une espèce d’infini et d’éternel.

Les grandeurs considérées sont d’une part des grandeurs continues (temps, espace), d’autre part les nombres discrets.

À première vue, on attendrait que l’infini virtuel soit du côté des nombres, et l’infini réel du côté de l’espace et des grandeurs continues. Or c’est le contraire qui est affirmé ici.

Les grandeurs continues de la nature, l’espace, le temps, et sans doute le mouvement, sont du côté des grandeurs qui ne sont qu’une espèce d’infini. Elles sont considérées dans leur réalité objective, telles qu’on les trouve dans la nature, ou selon les divisions conventionnelles qu’on leur applique : Pascal les considère comme constituées par des éléments finis, des êtres terminés, placés à la suite les uns des autres, indéfiniment.

La nature recommence toujours les mêmes choses, les ans, les jours, les heures, les espaces de même : le rapport avec le fragment Laf. 698, Sel. 577, est visible : Nature s’imite. La nature s’imite. Une graine jetée en bonne terre produit. Un principe jeté dans un bon esprit produit.

Les nombres imitent l’espace qui sont de nature si différente.

Tout est fait et conduit par un même maître.

La racine, les branches, les fruits, les principes, les conséquences.

La répétition est une forme d’imitation, mais effectuée dans le temps, ou au moins dans la succession. Il y a là deux idées : d’une part le retour de l’identique, d’autre part l’idée que cette répétition dure toujours. Les nombres imitent l’espace : les jours, les heures, etc., sont discrets. Tout cela est vrai des grandeurs concrètes.

Mais pour les nombres, Pascal fait une distinction entre les nombres comme multipliés et le nombre dans la fonction multiplicatrice qu’il accomplit sur les grandeurs naturelles.

D’une part, les nombres sont aussi bout à bout, l’un suivant l’autre. C’est le cas des nombres entiers, et par exemple celui des nombres figurés abordés dans le Triangle arithmétique. Non seulement les nombres sont à la suite l’un de l’autre, mais les ordres numériques se suivent selon leur ordre de génération. On peut donc considérer les nombres comme de même type que l’espace, le temps, ou les autres nombres, dans la mesure où ils permettent à l’homme de saisir les réalités naturelles. Voir Preuves par discours I (Laf. 418, Sel.  680) : Notre âme est jetée dans le corps où elle trouve nombre, temps, dimensions, elle raisonne là-dessus et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre chose. On compte les jours, les lieues, on ajoute les pas les uns aux autres, et de même les nombres, envisagés comme une succession accrue chaque fois d’une unité. Si on les considère comme cardinaux accrus à chaque fois d’une unité, les nombres sont bout à bout, à la suite l’un de l’autre. Et sous cet aspect, ils forment, comme les autres grandeurs, une espèce d’infini.

Mais le nombre a une autre fonction, qui est multiplicatrice (la distinction entre nombre multipliant et nombre multiplié est déjà connue d’Euclide, à laquelle certaines démonstrations répondent expressément). Or les nombres qui multiplient les grandeurs du premier type, ne sont pas concrétisés dans des objets : ils sont de pures manières de penser et de concevoir un nombre de fois que des grandeurs sont prises. Comme telles, contrairement au nombre qui sert à saisir des objets naturels concrets, ils sont d’ordre purement intellectuel, et à partir du moment où la pensée les pose infinis, ils le sont effectivement. C’est au nombre envisagé sous cet aspect, que Pascal accorde l’infinité réelle : il n’y a ce me semble que le nombre qui les multiplie qui soit infini. Voir Descotes Dominique, “Les nombres dans les Pensées”, in Chroniques de Port-Royal, 63, Paris, 2013, p. 199-219.

Pascal raisonne comme suit : pour que soient engendrées les « espèces d’infini » de l’espace, du temps, etc., alors que leur nature intrinsèque n’enferme pas l’infinité, il faut que ce soit la multiplication qui leur confère l’infinité. Et par suite il faut qu’il existe un nombre infini qui soit en mesure de le faire. Comme le dit Pascal dans le fragment A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182), quoiqu’il soit incompréhensible, le nombre infini ne laisse pas d’être, et c’est par lui que les autres grandeurs peuvent être envisagées comme infinies.

Remarquer que la clause ce me semble met en relief le caractère spéculatif de la conclusion que seul le nombre infini soit réellement infini. Manifestement, Pascal avance prudemment dans sa réflexion fondamentale.

Ce passage doit être confronté au raisonnement par induction parfaite (par récurrence), tel que Pascal le présente dans le Traité du triangle arithmétique, Consectarium 11 de la rédaction latine, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1187-1188, et  Conséquence douzième de la rédaction française, p. 1294-1295.

Havet, Pensées, XXV, 1866, t. 2, p. 211, demande si les espaces et les temps sont des êtres.

Sur le nombre infini, voir le dossier sur « Infini rien », Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680) et le dossier thématique sur l’infini.