Pensées diverses III – Fragment n° 20 / 85 – Papier original : RO 427-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 122 p. 369 v° / C2 : p. 327

Éditions savantes : Faugère II, 133, XIV / Havet V.5 / Brunschvicg 311 / Tourneur p. 99-1 / Le Guern 561 / Lafuma 665 (série XXV) / Sellier 546

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Bibliographie

 

 

Voir le dossier thématique Tyrannie, et la bibliographie du fragment Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78).

 

Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 731 sq.

FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Champion, Paris, 1995.

FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Presses Universitaires de France, Paris, 1984.

SELLIER Philippe, “De la tyrannie”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 399-409.

SHIOKAWA Tetsuya, “Imagination, fantaisie et opinion. Pourquoi Pascal prend-il pour thème l’imagination dans le fragment 44-78 des Pensées ?”, Équinoxe VI, été 1990, p. 69.

SHIOKAWA Tetsuya, “Imagination et opinion. À propos du fragment sur l’imagination”, in Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012, p. 61-77.

 

 

Éclaircissements

 

L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps et cet empire est doux et volontaire.

 

Empire désigne un pouvoir légitime, et s’oppose ici à tyrannie. Voir Sellier Philippe, “De la tyrannie”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal. Reine signifie douceur ; tyran signifie brutalité.

L’opinion est une addition au-dessus de la première ligne. Voir la transcription diplomatique. Pascal n’avait d’abord mentionné que l’imagination. Opinion oriente le fragment dans un sens collectif et politique.

La situation à laquelle Pascal fait ici allusion est envisagée sous un aspect mythique dans le premier Discours sur la condition des grands, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1029-1030. Le pouvoir royal auquel le naufragé de la parabole imaginée par Pascal est fondé sur l’imagination du peuple qui le place sur le trône. Cet empire est doux en deux sens : du côté du souverain, il ne s’agit pas d’un ambitieux qui cherche à imposer son autorité, puisqu’après avoir, non sans hésitation, accepté sa nouvelle dignité, il ne perd pas de vue sa « condition naturelle ». Ce même pouvoir est volontaire, puisque c’est la volonté du peuple qui a élevé le naufragé à la condition royale, et il est doux aux sujets qui ont trouvé un roi qui les satisfait. L’inconvénient de la situation n’est pas envisagé dans le Premier discours, savoir qu’un autre tour d’imagination peut d’un jour à l’autre retourner l’opinion contre le souverain qu’il a lui-même choisi.

Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Champion, Paris, 1995. À compléter sur le sujet traité dans ce fragment par son livre Pascal et la raison du politique.

 

Celui de la force règne toujours.

 

En quel sens faut-il entendre cette pérennité de la force ?

Pascal n’entend pas que ce soit toujours la même personne qui exerce son pouvoir éternellement. La force a un sens général : à un tyran peut en succéder un autre, et ainsi toujours. Mais même si les tyrans se suivent et ne se ressemblent pas, c’est toujours par la force qu’ils s’imposent. Pascal ne développe pas ici la conclusion qui s’impose implicitement : c’est que même si le peuple a la volonté de changer de souverain pour un régime qui soit doux et volontaire, le fait que la force ne cesse pas d’exercer son pouvoir exclut qu’il puisse faire prévaloir sa volonté et sortir d’esclavage.

Mais cette permanence de la force n’exclut pas que la politique soit un grand lieu de changements. Certains fragments des Pensées font explicitement allusion à cet état de choses.

Laf. 828, Sel. 668. Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont cordes de nécessité ; car il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant.

Figurons-nous donc que nous les voyons commencer à se former. Il est sans doute qu’ils se battront jusqu’à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu’enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé alors les maîtres qui ne veulent pas que la guerre continue ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur plaît : les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession de naissance, etc.

 Et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque-là la pure force l’a fait. Ici c’est la force qui se tient par l’imagination en un certain parti, en France des gentilshommes, en Suisse des roturiers, etc.

Mais dans ces conditions, l’inconstance de l’imagination peut faire céder le pouvoir dominant au profit d’un autre.

Le peuple lui-même peut du reste user de violence sur ses maîtres :

Laf. 797, Sel. 650. Roi, et tyran. [...] Quand la force attaque la grimace, quand un simple soldat prend le bonnet carré d’un premier président et le fait voler par la fenêtre.

En fait, si l’on envisage les choses non pas du simple point de vue de la politique humaine, mais avec le regard du chrétien, il arrive toujours que la domination de la force trouve un terme. Ce fragment doit être mis en relation avec la conclusion de la XIIe Provinciale, qui marque que l’exercice de la force, lorsqu’elle tourne à la violence est, malgré cette pérennité, cependant borné par l’ordre de Dieu : « C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre : quand l’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là néanmoins que les choses soient égales : car il y a cette extrême différence, que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque : au lieu que la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même. »

 

Ainsi l’opinion est comme la reine du monde mais la force en est le tyran.

 

Le roi a une autorité qu’il exerce éventuellement par une force légitime, limitée aux actions extérieures ; le tyran exerce une puissance qui excède ce domaine légitime, et cherche à asservir par la violence les esprits qui ne sont pas soumis à son autorité.

Misère 7 (Laf. 58, Sel. 92). La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre.

Diverses chambres de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux dont chacun règne chez soi, non ailleurs. Et quelquefois ils se rencontrent et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savants, elle n’est maîtresse que des actions extérieures.

Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91). Tyrannie. La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres. Ainsi ces discours sont faux, et tyranniques : je suis beau, donc on doit me craindre, je suis fort donc on doit m’aimer, je suis... Et c’est de même être faux et tyrannique de dire : il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas, il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas.

Dans le fragment Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78), l’imagination n’est pas exempte du reproche sinon de tyrannie, du moins de domination : C’est cette partie dominante dans l’homme [...], écrit Pascal. Dominante se justifie comme expression technique tirée de Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 7, 70 sq., et particulièrement 71, éd. Pellegrin, p. 240 ; elle est utilisée et traduite par Mersenne dans La Vérité des sciences, I, ch. XIV, p. 188 ; éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2003, p. 273. « Vous croirez peut être que la fantaisie servirait à cela, mais elle ne peut être comprise, puisqu’elle est une affection de l’esprit, que notre Sexte nomme pathos hegemonikou (sic) » ; voir Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 7, 71, éd. Pellegrin, p. 240.

Comme c’est souvent le cas, Pascal suggère que l’état des choses dans l’ordre des corps a son analogue dans l’ordre de l’esprit : il existe aussi une tyrannie de l’éloquence. Voir Laf. 584, Sel. 485. Éloquence qui persuade par douceur, non par empire, en tyran non en roi. Mais alors que l’empire politique doux est celui qui donne liberté à la volonté, dans le domaine de l’éloquence, c’est l’éloquence douce qui est tyrannique.