Pensées diverses III – Fragment n° 41 / 85 – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 128 p. 375 / C2 : p. 333

Le texte a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. XXIX - Pensées morales : 1678 n° 14 p. 273-274

Éditions savantes : Faugère I, 196, LVII / Havet V.17 / Michaut 950 / Brunschvicg 323 / Le Guern 582 / Lafuma 688 (série XXV) / Sellier 567

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Bibliographie

 

 

BIRAULT Henri, “Pascal et le problème du moi introuvable”, in La passion de la raison. Hommage à Ferdinand Alquié, Paris, 1983, p. 161-201.

CARRAUD Vincent, L’invention du moi, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.

CARRAUD Vincent, “L’égologie cartésienne subvertie : le fragment 688 des Pensées”, Équinoxe, 6, Rinsen Books, été 1990, p. 143-153.

CARRIVE Paulette, “Lecture d’une pensée de Pascal : qu’est-ce que le moi ?”, Les études philosophiques, juillet-septembre 1983, p. 353-356.

CAVE Terence, “Fragments d’un moi futur : Pascal, Montaigne, Rabelais”, in FANLO Jean-Raymond, “D’une fantastique bigarrure”. Le texte composite à la Renaissance. Études offertes à André Tournon, Paris, Champion, 2000, p. 105-118.

MARIN Louis, La critique du discours. Sur la “Logique de Port-Royal” et les “Pensées” de Pascal, Paris, Minuit, 1975.

MARION Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 346.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, Paris, SEDES-CDU, 1993.

MESNARD Jean, “L’incipit dans les fragments des Pensées”, Littératures, 29, automne 1993, p. 25-39.

SELLIER Philippe, Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du monde et la recherche de la permanence, in Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., Paris, Champion 2010, p. 416-417.

STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007.

 

 

Éclaircissements

 

Qu’est‑ce que le moi ?

 

Mesnard Jean, “L’incipit dans les fragments des Pensées”, Littératures, 29, automne 1993, p. 25-39. Type de l’incipit formé par une question, en vue de produire un effet de vivacité.

Dans tout ce qui suit, le mot moi ne renvoie pas, comme c’est parfois le cas, à l’amour propre. Il désigne ce qui fait de la personne une réalité individuelle différente des autres.

Le texte ne doit pas être interprété à contresens. Voir sur ce point Sellier Philippe, Sur les fleuves de Babylone…, in Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., p. 416-417. Contrairement au demi-habile (philosophe, anthropologue ou psychanalyste), Pascal est convaincu que sous la fluidité de nos contenus de conscience, existe un lien mystérieux qu’on appelle l’âme.

Mais ici, Pascal se place dans le cadre problématique de la philosophie (et particulièrement de la philosophie cartésienne). Il raisonne donc selon les lumières naturelles, comme il le fait dans Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). Il montre que, dans ce cadre, le moi est une réalité indubitable, mais que l’on n’arrive ni à définir, ni à assigner.

Le présent fragment a souvent été interprété comme une négation de l’existence du moi. Voir par exemple dans Méthodes chez Pascal, p. 282-283, la discussion avec C. Meurillon, au terme de laquelle M. Defrenne conclut : « le moi n’existe pas, il est fugace ». Conclusion insatisfaisante, dans la mesure où, pour être fugace, il faut bien que le moi existe.

Une réponse à la question semble pouvoir être empruntée à la distinction suivante, que propose Boulenger A., La doctrine catholique, I, p. 55. La personne peut être définie comme une substance complète, douée de raison, individuelle, autonome. Si tous les hommes ont la même nature, si tous sont doués d’un corps et d’une âme raisonnable, cette nature commune à tous existe d’une manière différente en chacun d’eux. Or ce qui fait que tel homme n’est pas tel autre homme, ce que chacun a en propre, ce qui fait son autonomie, son moi, c’est ce qu’on appelle la personnalité, la personne. Or c’est de cette personne que Pascal dit qu’elle est inassignable dans le cadre de la philosophie.

On peut proposer une définition du moi qui vaut pour tous les hommes, par exemple par la pensée ; mais la notion du moi suppose que puisse être donnée, dans la nature de ce moi, un élément qui permette de définir une individualité, de telle sorte qu’il existe entre les différents moi, une différence substantielle. Tout le monde a un moi, mais aucun moi n’est le même que les autres.

Ce fragment ne définit pas le moi, mais il ne montre pas non plus qu’il n’y a pas de moi. Il montre seulement qu’avec les concepts de la philosophie, notamment ceux de substance et d’attribut, le moi est inassignable, autrement dit qu’il est impossible de déterminer ce qui fait l’essence singulière de chaque moi. Une réponse qui dirait ce qu’est le moi comme essence ne suffirait pas, car on cherche à savoir ce qui fait l’individualité du moi, telle qu’un moi est différent des autres. Le fragment a un caractère aporétique : que le moi soit fuyant ne prouve pas qu’il n’existe pas, mais qu’il est inassignable. On le connaît par sentiment immédiat, mais sans pouvoir le définir.

GEF XIII, p. 241 indique en note que « pour bien entendre la portée de ce fragment, il faut noter que Pascal définit ici le moi vu du dehors, notre individualité dans sa relation avec les autres individualités. Or l’essence du moi ne peut être qu’intime ».

Birault Henri, “Pascal et le problème du moi introuvable”, in La passion de la raison. Hommage à Ferdinand Alquié, p. 161-201.

Carraud Vincent, “L’égologie cartésienne subvertie : le fragment 688 des Pensées”, Équinoxe, 6, p. 143-153. Le fragment annonce une définition réelle du moi, répondant à la question de la quiddité du sujet : p. 144. Le moi y est cherché comme objet, et non dans sa fonction sujet, je. Ce moi est introuvable : p. 147. La singularité du moi est mise en cause : p. 148. Le concept de substance est insuffisant pour penser le moi : p. 148.

Cave Terence, “Fragments d’un moi futur : Pascal, Montaigne, Rabelais”, in Fanlo Jean-Raymond, “D’une fantastique bigarrure”. Le texte composite à la Renaissance. Études offertes à André Tournon, p. 105-118. On trouve chez Descartes, dans le Discours de la méthode, le mot moi employé comme substantif : « je connus par là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle ; en sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps » : p. 106-107.

La situation paraît faire écho à celle que Pascal a connue lors de sa querelle avec le P. Noël, lorsqu’il cherchait à définir l’espace : le P. Noël se plaint que l’espace vide de Pascal n’est ni substance ni accident, ni corps ni esprit, etc. ; voir Lettre à Le Pailleur, OC II, éd. J. Mesnard, p. 564 sq. Pascal répond que l’espace est une réalité sui generis, ni corps ni esprit, ni substance ni accident, « parce que pour être, il n’est pas nécessaire d’être ou substance ou accident ». De la même manière, le moi n’est pas substance, et c’est parce que l’on persiste à le prendre pour une substance, en posant la question qu’est-ce que le moi ?, que l’on n’obtient pas de réponse sensée et satisfaisante.

« Car pour examiner les objections en particulier : Cet espace, dit-il, n’est ni Dieu, ni créature. Les mystères qui concernent la Divinité sont trop saints pour les profaner par nos disputes ; nous devons en faire l’objet de nos adorations, et non pas le sujet de nos entretiens : si bien que, sans en discourir en aucune sorte, je me soumets entièrement à ce qu’en décideront ceux qui ont droit de le faire.

Ni corps, ni esprit. Il est vrai que l’espace n’est ni corps, ni esprit ; mais il est espace : ainsi le temps n’est ni corps, ni esprit : mais il est temps : et comme le temps ne laisse pas d’être, quoiqu’il ne soit aucune de ces choses, ainsi l’espace vide peut bien être, sans pour cela être ni corps, ni esprit.

Ni substance, ni accident. Cela est vrai, si l’on entend par le mot de substance ce qui est ou corps ou esprit ; car, en ce sens, l’espace ne sera ni substance, ni accident ; mais il sera espace, comme, en ce même sens, le temps n’est ni substance, ni accident ; mais il est temps, parce que pour être, il n’est pas nécessaire d’être substance ou accident : comme plusieurs de leurs Pères soutiennent : que Dieu n’est ni l’un ni l’autre, quoiqu’il soit le souverain être. »

Quand on choisit de mauvais outils de pensée, il est normal que l’on n’arrive pas à une certitude claire.

Le présent fragment a été comparé au fragment Misère 14 (Laf. 65, Sel. 99). Voir Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007, p. 173, qui procède à une comparaison entre la suite de ce fragment avec le processus de décomposition du fragment Diversité. Le moi serait ici dissout dans l’anatomie de ses qualités. On peut objecter à cette interprétation que si dans Diversité, il y a incontestablement une anatomie par division indéfinie, ce n’est pas le cas ici.

Louis Marin, Pascal et Port-Royal, Paris, P. U. F., 1997, p. 19, interprète le texte sous un autre angle, inspiré de la linguistique : « si l’on prend le risque d’une question sur le signifié, on s’expose ainsi au flux infini de l’être et à sa dispersion ». Le commentaire vaut certainement pour le fragment Diversité, mais convient moins au présent fragment. Primo, ce n’est pas parce que l’interrogation porte sur le signifié que le texte débouche sur une aporie, mais parce qu’il pose en termes de substance un problème qui ne peut pas l’être, dans la mesure où il s’agit de déterminer une singularité, et non de définir une essence. L’invocation de la distinction du signifiant et du signifié n’a guère de place ici. D’autre part, il n’est nulle part question dans ce fragment de la dispersion à l’infini que l’on trouve dans Diversité.

C’est en revanche un cas intéressant, non mathématique, d’incompréhensible qui ne laisse pas d’être. Voir A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182).

 

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis‑je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non, car il ne pense pas à moi en particulier.

 

Carraud Vincent, “L’égologie cartésienne subvertie : le fragment 688 des Pensées”, Équinoxe, 6, p. 143-153. Rapport avec le passage de Descartes sur les personnes qui passent dans la rue : p. 145.

On rapproche en effet souvent ce fragment de Descartes, Méditations, II, AT IX, p. 25, éd. Alquié, II, p. 426-427, sur les hommes qui passent dans la rue : « d’où je voudrais presque conclure, que l’on connaît la cire par la vision des yeux, et non par la seule inspection de l’esprit, si par hasard je ne regardais d’une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire ; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux. »

Gassendi Pierre, Disquisitio metaphysica seu dubitationes et instantiae adversus Renati Cartesii metaphysicam et responsa, éd. Rochot, Vrin, Paris, 1962, p. 148, retourne l’exemple des automates couverts de manteaux et de chapeaux contre Descartes.

Carraud Vincent, Pascal et la philosophie, Presses Universitaires de France, Paris, 1992, p. 315-317.

Le rapprochement ne va pas de soi. Descartes ne parle pas du fait que le spectateur peut vouloir me voir moi en particulier. La question est, chez lui, de savoir si celui qui passe sous un chapeau est un homme ou un robot. Pascal n’envisage nulle part que ce puisse être un robot. D’autre part, Pascal ne pose pas la question de la nature de celui qui passe : il est admis que la personne qui regarde les passants sait que ce sont des hommes. Chez Pascal, il s’agit de savoir si l’observateur m’attend moi : c’est une question différente. Ces textes n’ont donc guère de commun que l’idée qu’un observateur regarde d’en haut les passants. C’est insuffisant pour conclure à une filiation entre les deux textes.

 

Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime‑t‑il ? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.

 

Celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? La question est posée non du point de vue de la connaissance théorique, mais du point de vue de l’amour. Contrairement à la perspective cartésienne, le point de vue de l’amour ne supporte pas qu’on considère les hommes indifféremment : aimer quelqu’un, c’est forcément le préférer à d’autres, même si cela n’enveloppe aucune notion de connaissance. Mais aimer suppose qu’on distingue.

La petite vérole : le fragment peut correspondre à une réalité vécue : Jacqueline devenue malade a perdu sa beauté ; son frère n’a pas cessé de l’aimer pour autant ; mais il ne l’aimait pas pour sa beauté. Sur la petite vérole de Jacqueline, voir la Vie de Jacqueline Pascal de Gilberte, in OC I, éd. J. Mesnard, p. 660-661.

La petite vérole est considérée comme une fièvre, proche de la rougeole. Voir le chapitre IX du Livre I de De Rebecque Constant, Le médecin français charitable, qui donne les signes et la curation des maladies internes qui attaquent le corps humain, avec un Traité de la peste, Lyon, Certe, 1683, p. 77 sq.

Le cas de la beauté est commode, car elle n’est pas un attribut, mais un accident. L’accident adhère à un sujet dont il est réellement distinct. Des accidents contraires peuvent affecter successivement la même substance. Voir Aristote, Métaphysique, Δ, 30, 1025 a, éd. Tricot, p. 321 sq. ; et E, 2, 1025 a sq., p. 335 sq., sur l’être par accident ; et Organon, V, Topiques, I, 5, 102 b, éd. Tricot, p. 13. Pierre d’Espagne, Summulae, Tr. II, De accidente, éd. 1572, p. 63 v : « Accidens est quod adest et abest praeter subjecti corruptionem, ut album, nigrum, sedere, non sedere » ; Guillaume d’Ockham, Somme de logique, Première partie, ch. 25, éd. J. Biard, p. 85 sq. Voir Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser (éd. de 1664), I, ch. VI, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2014, p. 144 sq. « De l’accident. Nous avons déjà dit dans le chapitre second qu’on appelait mode ce qui ne pouvait exister naturellement que par la substance, et ce qui n’était point nécessairement lié avec l’idée d’une chose, en sorte qu’on peut bien concevoir la chose sans concevoir le mode, comme on peut bien concevoir un homme sans le concevoir prudent ; mais on ne peut concevoir la prudence sans concevoir ou un homme, ou une autre nature intelligente qui soit prudente. Or quand on joint une idée confuse et indéterminée de substance avec une idée distincte de quelque mode, cette idée est capable de représenter toutes les choses où sera ce mode, comme l’idée de prudent tous les hommes prudents, l’idée de rond tous les corps ronds ; et alors cette idée exprimée par un terme connotatif, prudent, rond, est ce qui fait le cinquième universel qu’on appelle accident, parce qu’il n’est pas essentiel à la chose à qui l’on attribue. Car s’il l’était, il serait différence ou propre ».

Autre fragment fréquemment rapproché du texte de Pascal : Nicole Pierre, Des moyens de conserver la paix avec les hommes, ch. Seconde partie, ch. V, Qu’il est injuste de vouloir être aimé des hommes, in Essais de morale, éd. L. Thirouin, Paris, P. U. F., 1999, p. 166 sq. « Quand les hommes nous aiment, ce n’est pas nous proprement qu’ils aiment, leur amour n’étant fondé que sur ce qu’ils nous attribuent des qualités que nous n’avons pas, ou qu’ils ne voient pas en nous des défauts que nous avons. Ils en font de même quand ils nous haïssent. Ce que nous avons de bon ne leur paraît point alors, et ils ne voient que nos défauts. Or nous ne sommes ni cette personne sans défauts, ni cette personne qui n’a rien de bon. Ce n’est donc pas tant nous qu’un fantôme qu’ils se sont formés, qu’ils aiment ou qu’ils haïssent : et ainsi nous avons tort, et de nous satisfaire de leur amour, et de nous offenser de leur haine ». La question chez Pascal n’est pas de savoir si les qualités sont bonnes ou mauvaises, ni même si elles sont réellement attachées à la personne ou non : c’est le fait que les qualités ne sont pas la substance. Il n’importe qu’elles soient bonnes ou mauvaises, ni justement on injustement attribuées.

 

Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime‑t‑on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi.

 

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 173 sq. La vanité est liée au moi par la question de la prétention du moi à l’estime, l’amour n’étant qu’une forme particulière d’estime.

Dans cette seconde hypothèse, Pascal passe aux réalités intellectuelles, qui relèvent de la pensée, donc de l’âme. Voir Divertissement 3 (Laf. 135, Sel. 167), qui pose que le moi consiste dans ma pensée ; voir aussi Grandeur 7 (Laf. 111, Sel. 143) : Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête, car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute.

L’argument devient donc plus délicat, dans la mesure où la pensée est le propre de l’homme, au sens strict du terme, savoir un attribut nécessairement lié à l’attribut premier de la substance. Le premier attribut essentiel de l’esprit est la pensée ; le jugement et la mémoire sont des attributs nécessairement liés à cet attribut premier. On ne peut concevoir en effet la pensée sans le jugement, puisque celui-ci consiste à associer des idées pour former des propositions. Quant à la mémoire, selon le fragment Laf. 651, Sel. 536, la mémoire est nécessaire pour toutes les opérations de la raison. On a donc affaire à des attributs qui, en théorie, ne peuvent être séparés de ce qui fait l’être de l’homme.

L’idée de Pascal est ici que, que l’on perde le jugement ou que l’on perde la mémoire, l’instinct qui consiste à tout rapporter à soi subsiste. Un amnésique n’est pas moins égoïste qu’un autre. Un abruti, même s’il est incapable de raisonner, n’en conserve pas moins l’instinct de tout rapporter à soi. Par conséquent, le moi en eux n’a pas disparu.

L’édition de 1678 remplace car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi par car je puis perdre ces qualités sans cesser d’être. La substitution semble signifier que se perdre est assimilé à cesser d’être, c’est-à-dire mourir. Il semble plutôt que, par sans me perdre moi, Pascal veut dire sans détruire ce qui fait mon moi. Il n’est pas nécessaire d’entendre par là la mort, mais la disparition de ce qui fait la personne, et qui peut être l’abrutissement, le gâtisme ou la folie.

On ne voit pas bien comment on peut aimer un homme pour sa mémoire... Pour la question de savoir si l’on peut aimer quelqu’un qui perd le jugement, voir Sartre Jean-Paul, La Chambre, dans le recueil Le mur.

Cave Terence, “Fragments d’un moi futur : Pascal, Montaigne, Rabelais”, in Fanlo Jean-Raymond, “D’une fantastique bigarrure”. Le texte composite à la Renaissance. Études offertes à André Tournon, p. 105-118. Voir p. 107 : John Locke fera de la mémoire le fondement de sa définition de l’identité personnelle, proposition qui suscitera un débat prolongé ; la question est reprise par Hume et Thomas Reid au XVIIIe siècle.

 

Où est donc ce moi s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ?

 

Le moi ne consiste pas dans le corps : le fragment Divertissement 3 (Laf. 135, Sel. 167) exclut clairement la première hypothèse : Je sens que je puis n’avoir point été car le moi consiste dans ma pensée, donc moi qui pense n’aurais point été si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé, donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel ni infini mais je vois bien qu’il y a dans la nature un être nécessaire éternel et infini.

 

Et comment aimer le corps ou l’âme sinon pour ses qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi puisqu’elles sont périssables ?

 

La description du moi accorde une part importante à son inconstance, à sa vanité et à sa contingence.

Inconstance et variabilité : le moi n’est pas le même selon les temps, et on constate des changements profonds dans les personnes selon les moments et les périodes de la vie. Voir le fragment Divertissement 3 (Laf. 135, Sel. 167).

Laf. 673, Sel. 552. Il n’aime plus cette personne qu’il aimait il y a dix ans. Je crois bien : elle n’est plus la même ni lui non plus. Il était jeune et elle aussi ; elle est tout autre. Il l’aimerait peutêtre encore telle qu’elle était alors.

De l’Esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 11, p. 417. « La raison de cette extrême difficulté vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversité, qu’il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi-même dans les divers temps. Un homme a d’autres plaisirs qu’une femme ; un riche et un pauvre en ont de différents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les changent. »

On retrouve cette idée, placée dans la même perspective que dans les lignes qui suivent, dans le fragment Sel. 773, ms Joly de Fleury. Je me sens une malignité qui m’empêche de convenir de ce que dit Montaigne, que la vivacité et la fermeté s’affaiblissent en nous avec l’âge. Je ne voudrais pas que cela fût. Je me porte envie à moi‑même. Ce moi de vingt ans n’est plus moi.

 

Car aimerait‑on la substance de l’âme d’une personne abstraitement et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut et serait injuste.

 

C’est à la fois impossible et injuste. Impossible, parce que l’amour suppose une différence entre les objets, puisqu’il enferme la préférence d’un objet sur les autres.

Injuste parce que si les différents mois sont indiscernables, il n’y a aucune raison de préférer l’un à l’autre.

Nicole tire cette idée du moi pris abstraitement, tout impossible qu’elle soit, dans un sens moralisateur : voir Nicole Pierre, De la connaissance de soi-même, éd. Thirouin, p. 313. L’idée abstraite du moi, conçu en dehors de ses qualités, contribue à nous dissimuler nos défauts.

 

On n’aime donc jamais personne mais seulement des qualités.

 

Marion Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, p. 346, interprète cette phrase dans le sens suivant : « il faut entendre : l’ego, à aimer comme un moi, non seulement ne peut rester autonome, puisqu’il lui faut un autre regard qui l’aime, mais aussi ne suffit pas à définir le seul destinataire possible d’un amour, l’insubstituable personne ».

 

Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.

 

Conclusion ironique, qui consiste à tirer de la réflexion sur le moi personnel une conclusion qui la généralise au domaine social : puisque dans les autres on n’a affaire qu’à des qualités, on n’a aucune raison de ne pas en faire autant pour ce qui concerne les apparences sociales.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 174 sq., met en rapport l’opposition du moi réel et du moi imaginaire avec la distinction que fait Pascal dans les Trois discours sur la condition des grands entre grandeurs naturelles et grandeurs d’établissement. La création d’un moi imaginaire, composé par des apparences, établit un système de signes à peu près stable et lisible, qui fixe l’inconstance de la réalité humaine.

Le fragment tourne contre les demi-habiles qui refusent de respecter les grands au nom du fait que leur nature étant indifférente à leur vêtement, qui ne sont que des effets du hasard et des conventions sociales : Pascal répond a simili que, puisque dans les relations entre personnes, on ne paraît aimer des qualités, pourquoi n’en irait-il pas de même dans l’ordre social ?

L’édition de 1678 ajoute à la fin du texte la conclusion suivante : « Ou si on aime la personne, il faut dire que c’est l’assemblage des qualités qui fait la personne ». GEF XIII, p. 242, estime que c’est dans une « pensée de réconciliation ».

Havet, éd. des Pensées, I, 1866, p. 69, n’admet manifestement pas ce commentaire, où il voit la coexistence d’une logique vigoureuse avec des erreurs : « Pascal a uni dans cette pensée, comme dans plusieurs autres, une logique d’une force et d’une subtilité merveilleuses avec un sentiment faux de ce qui est. Quelle analogie entre des charges et des honneurs, et les qualités de la figure ou de l’esprit ? L’hommage qu’on rend aux dignités se détache de la personne avec les dignités elles-mêmes, et passe à une autre ; mais quand on aime quelqu’un pour sa beauté, on ne peut la séparer de lui ; on n’aime peut-être pas la personne sans la beauté, mais on n’aime pas non plus la beauté dans une autre personne. Il y a là une étrange méprise, à laquelle Pascal a été conduit par l’envie de trouver en tout ce qu’il appelle la raison des effets, c’est-à-dire la raison de ses préjugés ».

 

Prolongement de cette argumentation

 

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 305. On peut mettre en rapport avec le sentiment de l’inconsistance du moi le refus opposé par Pascal à la « liberté d’indifférence » des jésuites, « liberté qui, accordée à un moi inconsistant, ne serait elle-même que néant. Pour que le moi soit constitué comme être authentique, il faut que la grâce le relie au seul être nécessaire qui est Dieu ».