Pensées diverses III – Fragment n° 44 / 85 – Papier original : RO 425-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 131 p. 375 v° / C2 : p. 333 v°

Éditions savantes : Faugère II, 100, XXIV / Havet XXIV.1 / Brunschvicg 432 / Tourneur p. 103-4 / Le Guern 585 / Lafuma 691 (série XXV) / Sellier 570

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Bibliographie

 

 

ALEXANDRESCU Vlad, Le paradoxe chez Blaise Pascal, Berne-Berlin-Francfort, Peter Lang, 1997.

COUSIN Victor, Œuvres, Quatrième série, Littérature, tome 1, Paris, Pagnerre, 1849.

DROZ Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, Paris, Alcan, 1886.

LHERMET J., Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931.

PAVLOVITS Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007.

RABOURDIN David, Pascal. Foi et conversion, Paris, Presses Universitaires de France, 2013.

 

 

Éclaircissements

 

Pyrrhonisme.

Le pyrrhonisme est le vrai.

 

Sur le pyrrhonisme, voir les commentaires de Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164).

Ce fragment a permis à Victor Cousin de présenter Pascal comme un sceptique absolu. Voir Cousin Victor, Œuvres, Quatrième série, 1, p. 7. « Ainsi, dans l’histoire entière de la philosophie, Pascal n’absout que le scepticisme. Pyrrhonisme. Le pyrrhonisme est le vrai. Comprenez bien cette sentence décisive. Pascal ne dit pas : Il y a du vrai dans le pyrrhonisme, mais le pyrrhonisme est le vrai. Et le pyrrhonisme, ce n’est pas le doute sur tel ou tel point, de la connaissance humaine, c’est le doute universel, c’est la négation radicale de tout pouvoir naturel de connaître. Pascal explique parfaitement sa pensée : « Le pyrrhonisme est le vrai ; car, après tout, les hommes, avant Jésus-Christ, ne savaient où ils en étaient, ni s’ils étaient grands ou petits ; et ceux qui ont dit l’un ou l’autre n’en savaient rien, et devinaient sans raison et par hasard, et même ils erraient toujours en excluant l’un ou l’autre ». Ainsi, avant Jésus-Christ, le seul sage dans le monde, ce n’est ni Pythagore, ni Anaxagore, ni Platon ni Aristote, ni Zénon ni Épicure, ni même vous, ô Socrate, qui êtes mort pour la cause de la vérité et de Dieu ; non, le seul sage est Pyrrhon ; comme, depuis Jésus-Christ, de tous les philosophes le moins méprisable n’est ni Locke ni Descartes, c’est Montaigne ».

Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, p. 183, souligne le fait que « Pascal n’écrit pas le pyrrhonisme est vrai, ce qui s’expliquerait sans peine par le système des contradictions, tout en laissant au dogmatisme la permission de s’affirmer ». Le pyrrhonisme dont parle ici Pascal n’est pas, selon Droz, « la négation radicale de tout pouvoir naturel de connaître ». Il se réduit à penser « qu’avant Jésus-Christ les philosophes n’avaient pas su pénétrer par leur seule raison les causes de notre double nature. »

Ce commentaire est repris par Brunschvicg, GEF XIII, p. 339-340. Le contexte répond à Victor Cousin : « le pyrrhonisme serait le vrai si l’homme ne devait attendre la vérité que de la philosophie ; avant Jésus-Christ les sceptiques avaient donc raison contre tous les dogmatiques de l’antiquité ».

Balzac développe un peu longuement une idée semblable à la fin du premier Discours de son Socrate chrétien :

« L’homme que nous adorons [sc. le Christ], a nettoyé la terre de cette multitude de monstres que les hommes adoraient. Mais il n’en est pas demeuré là. Il ne s’est pas contenté de ruiner l’idolâtrie, et d’imposer silence aux démons ; il a de plus confondu la sagesse humaine ; il a ôté la parole aux philosophes.

Leurs sectes ont fait place à son Église, et leurs dogmes à ses commandements : toute la raison, toute l’éloquence d’Athènes lui a cédé. C’est lui qui a humilié l’orgueil du Portique, qui a décrédité le lycée, et les autres écoles de Grèce. Il a fait voir qu’il y avait de l’imposture partout ; qu’il y avait des fables dans la philosophie, et que les philosophes n’étaient pas moins extravagants que les poètes, mais que leur extravagance était plus grave et plus composée. Il a fait avouer aux spéculatifs, qu’ils avaient rêvé, lors qu’ils avaient voulu méditer.

Il leur a montré que de cent cinquante tant d’opinions, qui visaient au souverain bien, il n’y en avait pas une qui eût touché au but : vous pouvez voir et compter ces opinions, dans les livres de la Cité de Dieu de saint Augustin. Jésus-Christ a ainsi traité les sages du monde : de cette sorte il a pacifié leurs querelles et leurs guerres. En les réfutant tous, il les a tous accordés.

Avant lui on se doutait bien de quelque chose. On donnait de légères atteintes à la vérité : on avait quelques soupçons et quelques conjectures de ce qui est. Mais les plus intelligents étaient les plus retenus et les plus timides à se faire entendre ; ils n’osaient se déclarer sur quoi que ce soit ; ils ne parlaient qu’en tremblant et en hésitant, des affaires de l’autre vie : ils consultaient et délibéraient toujours, sans jamais se résoudre ni prendre parti.

Je ne m’en étonne pas néanmoins. Car comment eussent-ils pu trouver la vérité qu’ils cherchaient, puisqu’elle n’était pas encore née ; il fallait que la vérité se fît chair, afin de se rendre sensible, et de devenir familière aux hommes, afin de se faire voir et toucher.

Cette vérité n’est autre que Jésus-Christ : et c’est ce Jésus-Christ qui a fait les doutes et les irrésolutions de l’Académie, qui a même assuré le pyrrhonisme. Il est venu arrêter les pensées vagues de l’esprit humain, et fixer ses raisonnements en l’air.

Après plusieurs siècles d’agitation et de trouble, il est venu faire prendre terre à la philosophie, et donner des ancres et des ports à une mer qui n’avait ni fond ni rive. Par son moyen nous savons ce qu’Aristote, ce que le maître d’Aristote, ce que les disciples d’Aristote ont ignoré. Ils avaient les yeux bons ; mais ils cheminaient de nuit, et la subtilité de leur vue n’était point comparable à la pureté de notre lumière. Assidus, mais malheureux courtisans de la nature, ils ont vieilli dans la basse-cour : et nous, favoris de Dieu, quoiqu’indignes favoris, dès le premier jour nous avons été reçus dans le cabinet. Ou le monde est éternel, ou il a eu un commencement ; ou l’âme de l’homme meurt avec le corps, ou il y a une seconde vie pour elle, après celle-ci. Voilà toute la satisfaction que vous donneront les savants de Grèce et les habiles de Rome. Ne leur en demandez pas davantage. L’inconstance de leur esprit, l’incertitude de leurs opinions est une chose à faire pitié. Ils ne vous payeront que d’ambiguïtés et que d’équivoques ; ils ne vous conseilleront que de suspendre votre jugement, que de retenir votre détermination, que de balancer entre cela est et cela n’est pas. Le seul Jésus-Christ a pouvoir de conclure et de prononcer, et sa seule doctrine nous peut mettre l’esprit en repos. Elle définit, elle décide, elle juge souverainement. Elle tranche les difficultés. Elle coupe les nœuds, et ne s’amuse pas à les démêler. Elle nous assure en termes formels, que les choses visibles ont commencé, et que les substances spirituelles ne finiront point.

Depuis la publication de cette doctrine, nous disons hautement et affirmativement, que le monde ne s’est pas bâti soi-même, mais qu’il y a je ne sais quoi de plus vieux et de plus ancien, qui a travaillé à une si admirable architecture. Nous disons que le soleil n’est pas la source, mais le réservoir de la lumière ; qu’il a été allumé avant que de luire ; que les astres ont été faits par une main, qui en pourrait faire de plus beaux.

Nous disons que l’âme de l’homme est un feu inextinguible et perpétuel ; qu’elle est originaire du ciel ; que c’est une partie de Dieu même : et par conséquent qu’il y a bien plus d’apparence qu’elle se ressente de la noblesse de sa race, que de la contagion de sa demeure ; qu’il est bien plus à croire qu’elle dure, pour se réunir à son principe, pour acquérir la perfection de son être, pour devenir raison toute pure ; qu’il n’est à croire qu’elle finisse, pour tenir compagnie à la matière, pour s’éloigner de sa véritable fin, pour courir la fortune de ce qui est son contraire plutôt que son associé. La même doctrine nous découvre les autres secrets du ciel, avec la même certitude : mais ce sont les secrets importants, et qui contribuent à notre salut, et non pas les secrets inutiles, et qui ne font que donner de l’exercice à notre curiosité. Cette doctrine nous enseigne tout ce qu’il est nécessaire que nous apprenions. »

Quoiqu’elle paraisse tendre à l’éloge du scepticisme, la formule de Pascal est autodestructrice : dire que le pyrrhonisme est le vrai, le sens se détruit, disqualifie le pyrrhonisme aussi bien que toutes les autres philosophies, puisque cela revient à affirmer la vérité du pyrrhonisme, alors le pyrrhonisme consiste justement à dire qu’on ne peut pas connaître le vrai (s’il existe). Le paradoxe rappelle celui d’Épiménide.

Et pourtant il y a quelque chose de vrai dans le pyrrhonisme, comme l’indique la suite. Mais c’est que la déclaration se fait a posteriori, quand on connaît la vérité du christianisme : c’est alors une sorte de bilan, qui conclut que les pyrrhoniens avaient bien raison de douter de tout, puisqu’ils ne connaissaient pas la vérité chrétienne.

Alexandrescu Vlad, Le paradoxe chez Blaise Pascal, p. 215 sq. Analyse de la structure logique certes p, mais q. Sens de le pyrrhonisme est le vrai : p. 216.

Voir dans Rabourdin David, Pascal. Foi et conversion, p. 110 sq., une lecture religieuse de la phrase de Pascal.

 

Car après tout, les hommes avant Jésus-Christ ne savaient où ils en étaient, ni s’ils étaient grands ou petits. Et ceux qui ont dit l’un ou l’autre n’en savaient rien et devinaient sans raison et par hasard.

 

Singlin Antoine, Instructions chrétiennes sur les mystères de Notre Seigneur et sur les principales fêtes, t. 3, éd. de 1736, p. 250. « Avant l’Incarnation du fils de Dieu, les plus sages d’entre les hommes qui ont voulu se mêler d’éclairer les autres, tels qu’ont été les philosophes païens, n’ont été proprement, pour user des termes de notre Évangile, que des guides aveugles, qui, conduisant d’autres aveugles, sont tombés tous ensemble dans la fosse, c’est-à-dire dans l’enfer ». Droz estime que l’idée peut s’étendre au temps moderne, en ce sens que pour Pascal, « quiconque, aujourd’hui encore ignore Jésus-Christ ignore aussi sa propre nature, et pour lui le pyrrhonisme est le vrai » : p. 183-184.

Alexandrescu Vlad, Le paradoxe chez Blaise Pascal, p. 215 sq. Sens du connecteur après tout : p. 216 sq.

 

Et même ils erraient toujours en excluant l’un ou l’autre.

 

Laf. 576, Sel. 479. Les deux raisons contraires. Il faut commencer par là sans cela on n’entend rien, et tout est hérétique. Et même à la fin de chaque vérité il faut ajouter qu’on se souvient de la vérité opposée.

Pavlovits Tamás, Le rationalisme de Pascal, p. 201 sq. Les contrariétés et leur accord.

 

Quod ergo ignorantes quaeritis religio annuntiat vobis.

 

Actes des Apôtres, XVII, 23. « Praeteriens enim, et videns simulacra vestra, inveni et aram in qua scriptum erat : ignoto deo. Quod ergo ignorantes colitis, hoc ergo annuntio vobis ». Tr. de Port-Royal : « Car ayant regardé en passant les statues de vos dieux, j’ai trouvé même un autel, sur lequel il est écrit : Au dieu inconnu. C’est donc ce Dieu que vous adorez sans le connaître, que je vous annonce ».

La citation n’est pas exacte, mais libre. Au lieu de colitis, qui répond à eusebeite (vénérez), Pascal dit quaeritis (recherchez).

Le commentaire de la Bible de Port-Royal explique longuement pourquoi « saint Ambroise représente ce discours comme un parfait modèle que doivent suivre ceux qui ont à parler aux infidèles pour les convertir ; il faut premièrement les persuader de l’unité d’un Dieu créateur de toutes choses, de peur que l’on ne se moque d’eux avant de les entendre. C’est ce qu’a fait ici saint Paul avec une adresse toute spirituelle ».

Rabourdin David, Pascal. Foi et conversion, p. 111. Référence au discours de saint Paul devant l’Aréopage et son parterre de philosophes. Saint Paul est le relais apostolique entre la Révélation et la rationalité philosophique représentée par les Athéniens dont le culte rendu au « Dieu inconnu » est encore imparfait.

Lhermet J., Pascal et la Bible, p. 208. Pascal transforme Actes, XVII, 23, en un sens qui « n’est autre que la pure doctrine janséniste ».