Pensées diverses III – Fragment n° 47 / 85 – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 133 p. 375 v°-377 / C2 : p. 335

Éditions savantes : Faugère II, 388 / Havet XXV.108 / Brunschvicg 61 / Le Guern 588 / Lafuma 694 (série XXV) / Sellier 573

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Bibliographie

 

 

DAVIDSON Hugh M., Means and meanings in Pascal’s Pensées, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1979.

DESCOTES Dominique, “Le problème de l’ordre chez Pascal”, in PAPASOGLI Benedetta (dir.), Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, n° 143, Torino, Rosenberg et Sellier, mai-août 2004, p. 281-300.

FERREYROLLES Gérard, “Les citations de saint Thomas dans les Écrits sur la grâce”, in DESCOTES Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 143-159.

GIOCANTI Sylvia, Penser l’irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer : trois itinéraires sceptiques, Paris, Champion, 2001.

GUSDORF Georges, La révolution galiléenne, I, Paris, Payot, 1969.

PRIGENT Jean, “La conception pascalienne de l’ordre”, Ordre, désordre, lumière, Paris, 1952, p. 190-209. Voir p. 203.

PRIGENT Jean, “La réflexion pascalienne sur les principes”, Mélanges de littérature française offerts à M. René Pintard, Strasbourg, Centre de Philologie et de littérature romanes, Klincksieck, Paris, 1975, p. 117-128.

ROMANO Antonella, La contre-réforme mathématique. Constitution et diffusion d’une culture mathématique jésuite à la Renaissance, Rome, École française de Rome, 1999.

ROMMEVAUX Sabine, Clavius : une clé pour Euclide au XVIe siècle, Paris, Vrin, 2005.

SUEMATSU Hisashi, “Les Pensées et le métatexte”, Équinoxe, 1, automne 1987, p. 27-53.

THIROUIN Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015.

THIROUIN Laurent, “Le défaut d’une droite méthode”, Littératures classiques, n° 20, 1994.

 

 

Éclaircissements

 

Ordre.

 

Voir la liasse Ordre.

Prigent Jean, “La conception pascalienne de l’ordre”, Ordre, désordre, lumière, Paris, 1952, p. 190-209.

Descotes Dominique, “Le problème de l’ordre chez Pascal”,in Papasogli Benedetta (dir.), Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, n° 143, p. 282 sq., la définition de l’ordre.

Le titre Ordre a un triple sens. Il désigne d’abord les réflexions que la pratique de la géométrie a inspirées à Pascal sur la meilleure manière d’enchaîner les raisons. Il marque aussi la mise en ordre concrète de ces arguments, en conformité avec les règles ainsi établies. Enfin, il intitule les fragments dans lesquels il réfléchit sur ce travail et tire les conclusions de ses réussites et de ses échecs éventuels. Le présent fragment répond à ces trois « ordres » de préoccupations. Voir sur ce point les réflexions de Suematsu Hisashi, “Les Pensées et le métatexte”, Équinoxe, 1, p. 27-53. Voir p. 45. Le titre d’Ordre ne se réfère pas à un sujet de l’Apologie ni aux effets qu’elle est censée produire, mais traite de la composition et de la disposition de la matière : p. 45.

Une série de fragments touche l’ordre dans la liasse Ordre, mais aussi dans le présent dossier et le précédent.

Deux fragments montrent comment la confusion se réintroduit dans le discours au moment même où l’on croit avoir trouvé un ordre. Ce phénomène n’est pas dû à la sottise de l’homme, mais à la nature même des vérités :

Laf. 684, Sel. 563. Ordre. La nature a mis toutes ses vérités en soi-même. Notre art les renferme les unes dans les autres, mais cela n’est pas naturel. Chacune tient sa place.

Laf. 683, Sel. 562. Ordre. Pourquoi prendrai‑je plutôt à diviser ma morale en 4 qu’en 6. Pourquoi établirai‑je plutôt la vertu en 4, en 2, en 1. Pourquoi en abstine et sustine plutôt qu’en suivre nature ou faire ses affaires particulières sans injustice comme Platon, ou autre chose. Mais voilà, direz‑vous, tout renfermé en un mot : oui mais cela est inutile si on ne l’explique. Et quand on vient à l’expliquer, dès qu’on ouvre ce précepte qui contient tous les autres ils en sortent en la première confusion que vous vouliez éviter. Ainsi quand ils sont tous renfermés en un ils y sont cachés et inutiles, comme en un coffre et ne paraissent jamais qu’en leur confusion naturelle. La nature les a tous établis, sans renfermer l’un en l’autre.

Pourtant la recherche du bon ordre est essentielle dans l’art de persuader, car c’est l’ordre qui fait la nouveauté réelle des idées.

Laf. 696, Sel. 575. Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. J’aimerais autant qu’on me dît que je me suis servi des mots anciens. Et comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d’autres pensées par leur différente disposition.

On trouve là un écho de ce que Pascal écrit à propos de Descartes dans De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, OC III, éd. J. Mesnard, p. 423-424.

« Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte ; et c’est pour quoi l’incomparable auteur de l’Art de conférer s’arrête avec tant de soin à faire entendre qu’il ne faut pas juger de la capacité d’un homme par l’excellence d’un bon mot qu’on lui entend dire ; mais, au lieu d’étendre l’admiration d’un bon discours à la personne, qu’on pénètre, dit-il, l’esprit d’où il sort, qu’on tente s’il le tient de sa mémoire ou d’un heureux hasard, qu’on le reçoive avec froideur et avec mépris, afin de voir s’il ressentira qu’on ne donne pas à ce qu’il dit l’estime que son prix mérite : on verra le plus souvent qu’on le lui fera désavouer sur l’heure, et qu’on le tirera bien loin de cette pensée meilleure qu’il ne croit, pour le jeter dans une autre toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en son auteur ; comment, par où, jusques où il la possède : autrement, le jugement précipité sera jugé téméraire.

Je voudrais demander à des personnes équitables si ce principe : La matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser, et celui-ci : Je pense, donc je suis, soient en effet une même chose dans l’esprit de Descartes et dans l’esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant. En vérité je suis bien éloigné de dire que Descartes n’en soit pas le véritable auteur, quand même il ne l’aurait appris que dans la lecture de ce grand saint. Car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d’une physique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner s’il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu’il l’ait fait, et c’est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent dans ses écrits d’avec le même mot dans les autres qui l’ont dit en passant, qu’un homme mort d’avec un homme plein de vie et de force ».

 

J’aurais bien pris ce discours d’ordre comme celui-ci,

 

L’édition Sellier-Ferreyrolles interprète par ordre, renvoyant au fragment Preuves de Jésus-Christ 1 (Laf. 298, Sel. 329). On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour. Havet, éd. des Pensées, XXV, 108, p. 174, propose de « construire : J’aurais pris d’ordre, comme on dirait bien J’aurais pris de biais ; j’aurais pu prendre ce discours d’après un ordre, suivant un ordre tel que celui-ci.

Dans C1, le mot d’ordre est en addition au-dessus de la première ligne ; mais dans C2, d’ordre a été intégré à la ligne.

 

Fragments dans lesquels Pascal fait état d’une tentative avortée

 

Suematsu Hisashi, “Les Pensées et le métatexte”, Équinoxe, 1, p. 27-53. Voir p. 48.

Pascal fait état d’un autre échec qu’il a rencontré dans le fragment Laf. 687, Sel. 566J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en l’ignorant. J’ai pardonné aux autres d’y peu savoir, mais j’ai cru trouver au moins bien des compagnons en l’étude de l’homme et que c’est le vrai étude qui lui est propre. J’ai été trompé. Il y en a encore moins qui l’étudient que la géométrie. Voir plus bas les conséquences qu’il tire de ce double échec.

Dans le présent fragment, il ne s’agit pas d’une erreur sur la discipline, mais d’un échec dans la méthode.

Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, p. 59 sq. Dans ce fragment, Pascal fait une simulation d’ordre voué à l’échec, en montrant les artifices de présentation qui auraient pu donner à son ouvrage l’apparence d’un ordre. L. Thirouin estime que « le fond du problème, en fait, est que Pascal ne croit pas à la possibilité d’une disposition réellement ordonnée du discours. On peut simuler l’ordre, exhiber des marques d’organisation, mais il s’agit toujours d’une illusion, d’un effet apparent, tandis qu’en profondeur la confusion demeure ». Dans le présent fragment, Pascal envisagerait « ironiquement des artifices de présentation qui auraient pu donner à son œuvre l’apparence de l’ordre » : p. 59. Les techniques qui créent des « fausses fenêtres » rhétoriques ne sont, pour lui, « que des artifices de présentation, qui ne sauraient masquer l’absence d’un ordre réel » : p. 60. Pascal contrevient au troisième précepte de la méthode cartésienne, « qui recommande le respect d’une stricte progression dans la réflexion, « en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ». « S’il convient avec l’auteur du Discours de la méthode que la mathématique est bien un authentique modèle d’ordre, et même le seul, il tire de cette commune référence une conclusion inverse : non pas qu’il faille adopter un ordre mathématique, mais qu’on doit fatalement renoncer à l’ordre pour ce qui n’est pas mathématique » : p. 60.

On peut citer à l’appui le passage suivant de l’opuscule De l’esprit géométrique, OC III, éd. J. Mesnard, p. 391-392. La géométrie est la seule des sciences humaines qui produise des démonstrations infaillibles, parce qu’elle seule observe la véritable méthode. Les autres sciences sont par « une nécessité naturelle dans quelque sorte de confusion que les seuls géomètres savent extrêmement reconnaître ».

La thèse développée par L. Thirouin paraît pertinente pour la partie anthropologique des Pensées, dans la mesure où, pour s’insinuer dans l’esprit du lecteur, procède en se mettant à sa place et en lui donnant raison, ce qui induit une forme d’ordre spécifique (voir Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode, p. 239 sq.). Elle semble moins recevable pour le second mouvement de la suite des dossiers à titres, notamment à tout ce qui touche les prophéties et l’histoire du peuple juif, de Fondements de la religion à Figures particulières. Il est aussi difficile de dire que « Pascal ne croit pas à la possibilité d’une disposition réellement ordonnée du discours » à propos des Écrits sur la grâce, alors qu’il y raisonne en partant de choses [...] qui sont sans contestation », qui « conduiront insensiblement à concevoir celles qui sont contestées » (Lettre sur la possibilité des commandements, 2, § 34, OC III, éd. J. Mesnard, p. 657). Voir aussi les analyses de la méthode de ces écrits dans OC III, éd. J. Mesnard, p. 622 sq.

Selon Davidson Hugh M., Means and meanings in Pascal’s Pensées, p. 41, Pascal propose, comme substitut à l’ordre des mathématiques un mélange de dialectique et de rhétorique. La dialectique fournit une manière de poser les problèmes, une technique qui tourne autour de la constatation de contradictions et des moyens de les résoudre ; la rhétorique prolonge la dialectique en s’adressant aux exigences du lecteur et en inventant les moyens qui causeront les changements dans ses idées et ses attitudes.

 

pour montrer la vanité de toutes sortes de conditions, montrer la vanité des vies communes, et puis la vanité des vies philosophiques, pyrrhoniennes, stoïques. Mais l’ordre n’y serait pas gardé.

 

Il reste quelque chose de ce plan dans la suite des liasses : on commence avec Vanité, puis on verra apparaître les liasses Philosophes et Commencement. Mais Pascal ne se contente pas d’une énumération ni d’un catalogue des genres de vie : il a associé les conceptions philosophiques des pyrrhoniens et des stoïques, avec leurs différentes aspects par un lien logique qui crée le renversement du pour au contre.

Laf. 683, Sel. 562. Ordre. Pourquoi prendrai-je plutôt à diviser ma morale en quatre qu’en six ? Pourquoi établirai-je plutôt la vertu en quatre, en deux, en un ? Pourquoi en abstine et sustine plutôt qu’en suivre nature ou faire ses affaires particulières sans injustice comme Platon, ou autre chose. Mais voilà, direz-vous, tout renfermé en un mot : oui mais cela est inutile si on ne l’explique. Et quand on vient à l’expliquer, dès qu’on ouvre ce précepte qui contient tous les autres ils en sortent en la première confusion que vous vouliez éviter. Ainsi quand ils sont tous renfermés en un ils y sont cachés et inutiles, comme en un coffre et ne paraissent jamais qu’en leur confusion naturelle. La nature les a tous établis, sans renfermer l’un en l’autre.

Mais l’ordre auquel Pascal a renoncé consiste en une énumération par parties formées par une division ; la division des parties selon un ordre progressif de dignité : des vies ordinaires aux philosophiques ; puis du scepticisme au stoïcisme ; on aurait eu un ordre consistant à discréditer des attitudes de plus en plus spécieuses, en les ramenant toutes à la vanité. Le plan n’était pas absurde, puisqu’il permettait de débusquer la vanité dans tous ses refuges les plus secrets successivement. Mais il pouvait se prolonger longtemps, puisque ce genre de division n’est pas essentiellement limité. L’ordre ne serait pas gardé, parce que cette présentation aboutirait à des divisions indéfinies, comme l’indique le fragment Misère 14 (Laf. 65, Sel. 99). Diversité. La théologie est une science, mais en même temps combien estce de sciences ? Un homme est un suppôt, mais si on l’anatomise, que serace ? la tête, le cœur, l’estomac, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur du sang ? Une ville, une campagne, de loin c’est une ville et une campagne, mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne. Ce serait, chercher à éclaircir les choses en les réduisant à la confusion.

 

Je sais un peu ce que c’est,

 

Dans De l’esprit géométrique, Pascal écrit : « Voilà ce que je sais par une longue expérience de toutes sortes de livres et de personnes ». Si l’opuscule de Pascal date de 1654 ou 1655, Pascal a 31 ans. Son expérience des disputes n’est pas mince : il a soutenu une polémique avec le P. Noël ; voir OC III, éd. J. Mesnard, p. 371, et une contre le P. Médaille pour défendre ses expériences sur le vide. Pascal a aussi discuté avec Descartes sur le vide et la physique. Ces disputes ont dû être précédées de longues discussions sur le vide à Rouen et à Paris. Il faut aussi tenir compte du fait que Pascal a dû suivre les polémiques relatives à la méthode de Desargues pour les coniques. Il a eu avec Méré des discussions sur les fondements de la géométrie. Au bout du compte, il a bel et bien une expérience substantielle de ces controverses.

La confusion de ces disputes doit sans doute être mise en contraste avec la correspondance pacifique et méthodique avec Fermat sur les partis.

Philippe Sellier remarque que si Pascal a été choisi pour composer les Provinciales, c’est qu’il a une solide expérience des controverses d’idées.

 

et combien peu de gens l’entendent.

 

L’opuscule De l’esprit géométrique, I, Réflexions sur la géométrie en général, § 3, OC III, éd. J. Mesnard, p. 391, dit explicitement que seule la géométrie « sait les véritables règles du raisonnement, et, sans s’arrêter aux règles des syllogismes qui sont tellement naturelles qu’on ne peut les ignorer, s’arrête et se fonde sur la véritable méthode de conduire le raisonnement en toutes choses, que presque tout le monde ignore, et qu’il est si avantageux de savoir que nous voyons par expérience qu’entre esprits égaux et toutes choses pareilles, celui qui a de la géométrie l’emporte et en acquiert une vigueur toute nouvelle. »

De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 27, OC III, éd. J. Mesnard, p. 425-426. « La méthode de ne point errer est recherchée de tout le monde. Les logiciens font profession d’y conduire, les géomètres seuls y arrivent, et, hors de leur science et de ce qui l’imite, il n’y a point de véritables démonstrations. Tout l’art en est renfermé dans les seuls préceptes que nous avons dits : ils suffisent seuls, ils prouvent seuls ; toutes les autres règles sont inutiles ou nuisibles. »

 

Nulle science humaine ne le peut garder.

 

Par science humaine il faut entendre non pas science ayant l’homme pour objet, comme on le dirait aujourd’hui, mais une science établie par l’homme.

De l’esprit géométrique, I, Réflexions sur la géométrie en général, § 3. « Je veux donc faire entendre ce que c’est que démonstration par l’exemple de celles de géométrie, qui est presque la seule des sciences humaines qui en produise d’infaillibles, parce qu’elle seule observe la véritable méthode, au lieu que toutes les autres sont par une nécessité naturelle dans quelque sorte de confusion que les seuls géomètres savent extrêmement reconnaître. »

Pascal étend ici la question, passant du problème particulier du plan de son apologie à l’ensemble des sciences en général.

De l’Esprit géométrique, I, § 9, OC III, p. 394-395. « Ces choses étant bien entendues, je reviens à l’explication du véritable ordre, qui consiste, comme je disais, à tout définir et à tout prouver. Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument impossible [...]. D’où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli. »

Mais dans L’esprit géométrique, l’impossibilité de trouver un ordre parfaitement satisfaisant tient au fait que son concept même repose sur une contradiction : il n’est pas possible de tout prouver, parce qu’il faut bien que le raisonnement trouve un point de départ, qu’il commence quelque part en s’appuyant sur des notions premières. Dans le présent fragment, c’est un défaut rhétorique qui est en cause. L’ordre auquel Pascal dit avoir renoncé consiste en une énumération par parties formées par une division, dont on sait qu’elle ne peut pas trouver de terme final. Elle se prolonge indéfiniment, en divisant les philosophies en sectes à l’infini (les sceptiques, par exemple, se divisent en académiciens et en pyrrhoniens, que l’on peut elles-mêmes diviser). L’ordre ne serait pas gardé, parce qu’il ne pourrait jamais s’achever, comme l’indique le fragment Misère 14 (Laf. 65, Sel. 99). Diversité. La théologie est une science, mais en même temps combien est-ce de sciences ? Un homme est un suppôt, mais si on l’anatomise, que sera-ce ? la tête, le cœur, l’estomac, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur du sang ? Une ville, une campagne, de loin c’est une ville et une campagne, mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne. Ce serait chercher à éclaircir les choses en les réduisant à la confusion.

On rejoint l’idée du fragment Laf. 683, Sel. 562. Ordre. Pourquoi prendrai-je plutôt à diviser ma morale en quatre qu’en six ? Pourquoi établirai-je plutôt la vertu en quatre, en deux, en un ? Pourquoi en abstine et sustine plutôt qu’en suivre nature ou faire ses affaires particulières sans injustice comme Platon, ou autre chose. Mais voilà, direz-vous, tout renfermé en un mot : oui mais cela est inutile si on ne l’explique. Et quand on vient à l’expliquer, dès qu’on ouvre ce précepte qui contient tous les autres ils en sortent en la première confusion que vous vouliez éviter. Ainsi quand ils sont tous renfermés en un ils y sont cachés et inutiles, comme en un coffre et ne paraissent jamais qu’en leur confusion naturelle. La nature les a tous établis, sans renfermer l’un en l’autre.

 

Saint Thomas ne l’a pas gardé.

 

Après la science humaine, saint Thomas représente la science théologique.

Pensées, éd. Havet, II, p. 174, n° 108, avec commentaire p. 219-220. Les élèves d’Augustin, de Jansénius et de Saint-Cyran n’aiment pas la pensée scolastique ; il n’y a dans saint Thomas qu’un ordre extérieur et objectif, qui suppose la science toute faite, tandis que Pascal demande l’ordre qui conduit l’intelligence à la vérité. Thomas commence par la connaissance de Dieu, Pascal par la connaissance de soi. Havet annexe à cette pensée le fragment Ordre 4 (Laf. 6, Sel. 40).

GEF XII, p. 62. Saint Thomas est l’organisateur de la méthode scolastique qui inspirait l’enseignement de la théologie ; cette méthode consiste dans une énumération de propositions juxtaposées les unes aux autres et rattachées par le moyen du syllogisme à des postulats que l’on pose comme universellement admis ou comme autorisés par la révélation. Cette méthode ne fait pas comprendre comment la vérité s’engendre dans l’esprit ; la mathématique en revanche est une « méthode de génération intellectuelle ».

Sainte-Beuve, Port-Royal, II, VII, éd. Leroy, t. 1, Pléiade, p. 529. Opinion de Saint-Cyran sur saint Thomas.

Il est difficile de garder l’ordre dans la théologie : voir Entretien avec M. de Sacy, éd. P. Mengotti et J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 126-127. La théologie est le centre de toutes les vérités, de sorte qu’on y revient constamment. « Je vous demande pardon, Monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, de m’emporter ainsi devant vous dans la théologie, au lieu de demeurer dans la philosophie qui était seule mon sujet ; mais il m’y a conduit insensiblement ; et il est difficile de n’y pas entrer, quelque vérité qu’on traite, parce qu’elle est le centre de toutes les vérités ; ce qui paraît ici parfaitement, puisqu’elle enferme si visiblement toutes celles qui se trouvent dans ces opinions. »

Voir une présentation du plan de la Somme de saint Thomas d’Aquin dans Somme théologique, Ia Q1, La théologie, tr. H.-D. Gardeil, Paris, Tournai-Rome, Desclée, 1968, p. 171 sq.

Ferreyrolles Gérard, “Les citations de saint Thomas dans les Écrits sur la grâce”, in Pascal auteur spirituel, p. 143-159.

 

La mathématique le garde,

 

Gusdorf Georges, La révolution galiléenne, I, p. 245 sq. Idée généralement admise de la supériorité de l’ordre géométrique sur les autres.

Prigent Jean, “La réflexion pascalienne sur les principes”, p. 121. La géométrie, modèle universel ; les géomètres sont maîtres de vérité ; hors de leur science et de ce qui l’imite, il n’y a pas de vraie démonstration.

Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, p. 60.

De l’Esprit géométrique, I, Réflexions sur la géométrie en général, § 10, OC III, éd. J. Mesnard, p. 395. « Mais il ne s’ensuit pas de là qu’on doive abandonner toute sorte d’ordre. Car il y en a un, et c’est celui de la géométrie, qui est à la vérité inférieur en ce qu’il est moins convaincant, mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il ne définit pas tout et ne prouve pas tout, et c’est en cela qu’il lui cède ; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle, et c’est pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le soutenant au défaut du discours. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste, non pas à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les autres ; et de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre cet ordre pèchent également ceux qui entreprennent de tout définir et de tout prouver, et ceux qui négligent de le faire dans les choses qui ne sont pas évidentes d’elles-mêmes. »

Les traités mathématiques de Pascal confirment cette affirmation.

Les écrits sur les coniques sont perdus, mais la Generatio conisectionum, premier élément du traité perdu de Pascal sur les coniques, présente les définitions et les constructions qui établissent l’existence effective des courbes dont traite Pascal, ce qui est conforme à l’ordre expliqué dans l’opuscule De l’esprit géométrique.

Le plan du Traité du triangle arithmétique garde aussi explicitement l’ordre. La deuxième impression renchérit d’ailleurs sur la première : Pascal y place le Traité du triangle arithmétique en tête, puis insère les Usages du triangle arithmétique pour les ordres numériques, les partis, les combinaisons, et les sommes de puissances numériques, qui servent de transition vers ces applications.

L’ordre est plus complexe dans les Lettres de A. Dettonville. Pascal y commence par l’exposition de sa méthode générale des centres de gravité, appuyée sur la théorie des sommes triangulaires, puis il l’applique aux solides engendrés par la rotation des trilignes (Lettre à Carcavy) ; puis il entreprend l’évaluation des sommes simples, triangulaires et pyramidales d’ordonnées et de sinus de ces trilignes dans les Traités des trilignes rectangles et de leurs onglets, des sinus et des sinus du quart de cercle. Le Traité général de la roulette fait la synthèse des différentes mesures obtenues et montre comment on peut les calculer.

En physique, les deux Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air de 1654 sont aussi rigoureusement ordonnés, puisque L’équilibre des liqueurs présente les lois générales de l’hydrostatique, et que La pesanteur de la masse de l’air propose les applications de ces lois aux phénomènes de la pression atmosphérique. L’ordre interne de chacun de ces deux traités est visible dans la succession des titres de leurs chapitres. On notera que cet ordre n’empêche pas Pascal d’envisager dans La pesanteur de la masse de l’air des phénomènes qui s’inscrivent dans les « entretiens ordinaires de la vie », puisqu’il y est question de « l’enflure de la chair quand on applique des ventouses », de « l’attraction qui se fait en suçant », de « l’attraction du lait que les enfants tètent de leurs nourrices » et de celle « de l’air qui se fait en respirant ».

 

mais elle est inutile en sa profondeur.

 

Faut-il comprendre que la mathématique est profonde et inutile, ou que sa profondeur la rend inutile ?

Laf. 605, Sel. 502. L’homme est plein de besoins. Il n’aime que ceux qui peuvent les remplir tous. C’est un bon mathématicien dira‑t‑on, mais je n’ai que faire de mathématique ; il me prendrait pour une proposition. C’est un bon guerrier : il me prendrait pour une place assiégée. Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous mes besoins généralement.

Voir la lettre que Pascal écrit à Fermat le 10 août 1660 de Bienassis, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 922-923. « Car pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l’esprit ; mais en même temps je la connais pour si inutile, que je fais peu de différence entre un homme qui n’est que géomètre et un habile artisan. Aussi je l’appelle le plus beau métier du monde ; mais enfin ce n’est qu’un métier ; et j’ai dit souvent qu’elle est bonne pour faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force : de sorte que je ne ferais pas deux pas pour la géométrie, et je m’assure fort que vous êtes fort de mon humeur. »

GEF XII, p. 62. La mathématique est inutile « parce qu’elle ne porte que sur des données hors de l’usage commun et sans relation avec notre destinée morale ».

De l’Esprit géométrique, § 39-40, OC III, p. 411 : « on peut aisément être très habile homme et mauvais géomètre ».

La contestation de l’utilité des mathématiques n’est pas sans exemples aux XVIe et XVIIe siècles.

Le P. Mersenne a inclus dans ses Questions harmoniques un discours de La Mothe le Vayer très critique à l’égard des mathématiques. Voir La Mothe Le Vayer, Discours sceptique sur la musique, in Mersenne Marin, Questions harmoniques, éd. Pessel, Paris, Fayard, 1985, p. 141. L’inutilité des mathématiques est avouée par les savants eux-mêmes : p. 141. Après Aristippe et Aristote, « Averroès soutient quelque part que les mathématiques ne contribuent rien à la félicité contemplative [V. Niphum de solit. 88]. Et Cardan qui les avait cultivées avec tant de soin, est contraint de reconnaître au cinquième livre de sa Sagesse, qu’il n’y a rien qui soit si contraire à la prudence que ces disciplines ; pource que d’une part la grande contention d’esprit qu’elles demandent, brûle le sang, et porte à l’humeur atrabilaire, et d’autre côté, les démonstrations nues et simples dont elles se servent, rendent enfin ceux qui s’y arrêtent aussi simples qu’elles, et par conséquent faciles à être trompés. De là vient que comme les mathématiciens méprisant le reste des hommes qui ne savent pas user de leurs démonstrations, ne tirent aucune instruction de la conversation civile, aussi passent-ils quasi pour fols envers la plupart, et qui plus est demeurent tous enfin misérables ».

Mersenne Marin, Questions inouïes, Question XXIX, éd. Pessel, p. 80-81. Pic de la Mirandole tient dans la 6e thèse qu’il a faite sur les mathématiques, qu’il n’y a rien qui nuise davantage aux théologiens que le fréquent usage des mathématiques d’Euclide.

Mais il est peut-être plus pertinent de renvoyer à la lettre que le chevalier de Méré prétend avoir écrite à Pascal. Voir les Lettres de Monsieur le chevalier de Méré, Première partie, Lettre XIX, Paris, Thierry et Barbin, 1672, p. 110 sq., GEF IX, p. 215-216. « Ces longs raisonnements tirés de ligne en ligne vous empêchent d’entrer d’abord en des connaissances plus hautes qui ne trompent jamais. Je vous avertis aussi que vous perdez par là un grand avantage dans le monde, car lorsqu’on a l’esprit vif et les yeux fins, on remarque à la mine et à l’air des personnes qu’on voit quantité de choses qui peuvent beaucoup servir, et si vous demandiez selon votre coutume à celui qui sait profiter de ces sortes d’observations sur quel principe elles sont fondées, peut-être vous dirait-il qu’il n’en sait rien, et que ce ne sont des preuves que pour lui [...]. Vos nombres ni ce raisonnement artificiel ne font pas connaître ce que les choses sont : il faut les étudier par une autre voie, mais vous demeurerez toujours dans les erreurs où les fausses démonstrations de la géométrie vous ont jeté, et je ne vous croirai point tout à fait guéri des mathématiques tant que vous soutiendrez que ces petits corps dont nous disputâmes l’autre jour se peuvent diviser jusques à l’infini ».

Pascal tire ses propres conclusions sur ce sujet, beaucoup plus complexes, dans le texte sur l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, Géométrie-Finesse II (Laf. 512, Sel. 670).

 

Défense de l’utilité et de l’excellence des mathématiques

 

Comme on peut s’y attendre pour une époque où Galilée a déclarée que la nature est écrite en langage mathématique, la thèse de l’utilité des mathématiques trouve évidemment des défenseurs. Certains savants, tels que le jésuite Christophe Clavius ont plaidé efficacement la défense de leur cause. La Vérité des sciences du P. Mersenne se présente explicitement comme une réfutation du scepticisme fondée sur la démonstration de l’utilité des mathématiques.

Romano Antonella, La contre-réforme mathématique. Constitution et diffusion d’une culture mathématique jésuite à la Renaissance, p. 98. Clavius défenseur de l’utilité des mathématiques pour la philosophie : « il est en effet nécessaire que les élèves comprennent que cette science est utile et nécessaire à une juste compréhension de l’ensemble de la philosophie, qu’en même temps elle est d’un grand ornement dans tous les autres arts pour acquérir une parfaite connaissance. Mieux en vérité, il y entre cette science et la philosophie naturelle une telle parenté qu’elles ne peuvent défendre leur dignité sans s’aider mutuellement » : p. 98. L’argument du rapport de nécessité entre philosophie et mathématiques, qui contrebalance leur inutilité, est repris dans la formule « je passe sous silence le fait que la philosophie naturelle sans les mathématiques reste incomplète et imparfaite » : p. 99. « La physique ne peut se comprendre correctement sans les mathématiques, tout particulièrement pour ce qui concerne cette partie de la physique qui traite du nombre et du mouvement des orbes célestes, de la multitude des choses intelligibles, des effets des planètes qui dépendent des différentes conjonctions, oppositions et des distances variables qui les séparent, de la division des quantités continues dans l’infini, du flux et du reflux de la mer, des vents, des comètes, du rayonnement solaire et d’autres phénomènes météorologiques, des proportions entre les mouvements, les qualités, les actions, les passions, les réactions, etc. à propos desquels les calculateurs écrivent beaucoup » : p. 99. Platon et Aristote ne peuvent être compris sans les mathématiques : p. 99. Voir p. 117 sq., sur l’éloge de l’utilité des mathématiques dans la première version de la Ratio studiorum.

Kessler Eckhard, “Clavius entre Proclus et Descartes”, in L. Giard (dir.), Les jésuites à la Renaissance. Système éducatif et production du savoir, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 296 sq. Idées de Clavius sur l’opposition entre les sciences traditionnelles, qui seraient de simples accumulations d’opinions sans certitude dans les principes ni ordre dans le raisonnement, alors que les mathématiques peuvent satisfaire à toutes les exigences, et servent de modèle pour la démonstration.

Rommevaux Sabine, Clavius : une clé pour Euclide au XVIe siècle, Paris, Vrin, 2005, p. 25 sq. Les mathématiques sont bonnes, selon Clavius, pour avoir accès à la métaphysique. Le passage de la contemplation des choses sensibles aux choses séparées de toute matière expose à l’aveuglement. Les mathématiques rendent l’âme plus pénétrante pour la contemplation des choses divines : p. 26. Les mathématiques contribuent à la parfaite possession de la philosophie naturelle : p. 27.

C’est un thème cher à P. Mersenne, que l’utilité universelle des mathématiques. Il a consacré son livre, La vérité des sciences contre les sceptiques ou pyrrhoniens à ce sujet. Voir Livre II, Chapitre premier. De la division, et des diverses espèces de Mathématique ; de leur utilité et nécessité ; et que la Philosophie, la jurisprudence ni les autres Arts ne peuvent acquérir leur perfection sans icelles, éd. D. Descotes, p. 305 sq. ; Chapitre II. Auquel l’excellence, et l’utilité de l’arithmétique est démontrée, et où il est décidé si l’unité est nombre, p. 330 sq.

Mersenne Marin, Questions inouïes, Question XXIX, éd. Pessel, p. 79 sq. Les mathématiques peuvent-elles servir pour la théologie et pour la physique ? p. 79. Exemples de l’utilité des mathématiques dans la vie sociale.

Cette défense de l’utilité des mathématiques s’inspire d’écrits qui remontent à l’Antiquité, notamment à Proclus. Voir A commentary on the first book of Euclid’s Elements, éd. Morrow, p. 17. Chap. VIII, référence à Platon pour la philosophie, la théologie : p. 18. Utilité pour la physique : p. 19. Philosophie politique : p. 20. La morale : p. 21. La rhétorique : p. 21.

Mousnier Roland, Les XVIe et XVIIe siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 351. Selon Fontenelle, « l’esprit géométrique n’est pas si attaché à la géométrie qu’il n’en puisse être tiré et transporté à d’autres connaissances. Un ouvrage de politique, de morale, de critique, peut-être même d’éloquence, en sera plus beau, toutes choses égales d’ailleurs, s’il est fait de main de géomètre. L’ordre, la netteté, la précision, l’exactitude, qui règnent dans les bons livres depuis un certain temps, pourraient bien avoir leur première source dans cet esprit géométrique qui se répand plus que jamais ».

Prigent Jean, “La réflexion pascalienne sur les principes”, Mélanges de littérature française offerts à M. René Pintard, Strasbourg, Centre de Philologie et de littérature romanes, Klincksieck, Paris, 1975, p. 117-128. Voir p. 121-122 sur ce passage.

Quelle est la position de Pascal ?

Il sait bien que la mathématique n’est pas inutile, puisqu’il lui a fallu connaître les fondements de la théorie des nombres pour inventer et réaliser la machine arithmétique, qui se recommande surtout par son utilité.

L’opuscule De l’esprit géométrique, I, § 3, OC III, éd. J. Mesnard, p. 391, dit explicitement que la géométrie a aussi une puissante efficacité pédagogique : seule la géométrie « sait les véritables règles du raisonnement, et, sans s’arrêter aux règles des syllogismes qui sont tellement naturelles qu’on ne peut les ignorer, s’arrête et se fonde sur la véritable méthode de conduire le raisonnement en toutes choses, que presque tout le monde ignore, et qu’il est si avantageux de savoir que nous voyons par expérience qu’entre esprits égaux et toutes choses pareilles, celui qui a de la géométrie l’emporte et en acquiert une vigueur toute nouvelle. » Idée empruntée peut-être à Torricelli Evangelista, Opera geometrica, De dimensione parabolae, 1644, II, p. 7 : « Sola enim geometria inter liberales disciplinas acriter exacuit ingenium, idoneumque reddit ad civitates adornandas in pace et in bello defendendas : caeteris enim paribus, ingenium quod exercitatum sit in geometrica palestra, peculiare quoddam et virile robur habere solet : praestabitque semper et antecellet, circa studia architecturae, rei bellicae, nautiaeque, etc. »

Ce que Pascal écrit à Fermat le 10 août 1660, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 923, que la géométrie « est bonne pour faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force », revient à peu près au même.

Mais Pascal pense que la géométrie est inutile pour établir une véritable communication entre les hommes.

Laf. 687, Sel. 566J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en l’ignorant. J’ai pardonné aux autres d’y peu savoir, mais j’ai cru trouver au moins bien des compagnons en l’étude de l’homme et que c’est le vrai étude qui lui est propre. J’ai été trompé. Il y en a encore moins qui l’étudient que la géométrie. Ce n’est que manque de savoir étudier cela qu’on cherche le reste. Mais n’est-ce pas que ce n’est pas encore là la science que l’homme doit avoir, et qu’il lui est meilleur de s’ignorer pour être heureux.

Mesnard Jean, “Science et foi selon Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, p. 346-354, sur l’échec de la recherche de la communication par la science.

Pascal estime pourtant que la géométrie peut aussi avoir son utilité dans les réflexions que l’homme consacre à sa propre condition.

De l’Esprit géométrique, § 39, OC III, éd. J. Mesnard, p. 411-412. « Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces raisons, et qui demeureront dans la créance que l’espace n’est pas divisible à l’infini, ne peuvent rien prétendre aux démonstrations géométriques ; et, quoi qu’ils puissent être éclairés en d’autres choses, ils le seront fort peu en celles-ci : car on peut aisément être très habile homme et mauvais géomètre. Mais ceux qui verront clairement ces vérités pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considération merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regardant placés entre une infinité et un néant d’étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s’estimer son juste prix, et former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie. »

Pierre Nicole aborde ce problème dans la Préface aux Nouveaux éléments de géométrie (1667) ; voir Géométries de Port-Royal, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2009, p. 94 sq. :

« La nature de toutes les sciences humaines, et principalement de celles qui entrent peu dans le commerce de la vie, est d’être mêlées d’utilités et d’inutilités : et je ne sais si l’on ne peut point dire qu’elles sont toutes inutiles en elles-mêmes, et qu’elles devraient passer pour un amusement entièrement vain et indigne de personnes sages, si elles ne pouvaient servir d’instruments et de préparations à d’autres connaissances vraiment utiles. Ainsi ceux qui s’y attachent pour elles-mêmes comme à quelque chose de grand et de relevé n’en connaissent pas le vrai usage, et cette ignorance est en eux un beaucoup plus grand défaut que s’ils ignoraient absolument ces sciences.

Ce n’est pas un grand mal que de n’être pas géomètre ; mais c’en est un considérable que de croire que la géométrie est une chose fort estimable, et de s’estimer soi-même pour s’être rempli la tête de lignes, d’angles, de cercles, de proportions. C’est une ignorance très blâmable que de ne pas savoir, que toutes ces spéculations stériles ne contribuent rien à nous rendre heureux ; qu’elles ne soulagent point nos misères ; qu’elles ne guérissent point nos maux ; qu’elles ne nous peuvent donner aucun contentement réel et solide ; que l’homme n’est point fait pour cela, et que bien loin que ces sciences lui donnent sujet de s’élever en lui-même, elles sont au contraire des preuves de la bassesse de son esprit ; puisqu’il est si vain et si vide de vrai bien, qu’il est capable de s’occuper tout entier à des choses si vaines et si inutiles.

Cependant on ne voit que trop par expérience, que ces sortes de connaissances sont d’ordinaire jointes à l’ignorance de leur prix et de leur usage. On les recherche pour elles-mêmes ; on s’y applique comme à des choses fort importantes ; on en fait sa principale profession ; on se glorifie des découvertes que l’on y fait ; on croit fort obliger le monde si l’on veut bien lui en faire part ; et l’on s’imagine mériter par là un rang fort considérable entre les savants et les grands esprits.

Si cet ouvrage n’a rien de ce qui mérite la réputation de grand géomètre au jugement de ces personnes, en quoi il est très juste de les en croire ; au moins on peut dire avec vérité que celui qui l’a composé est exempt du défaut de la souhaiter, et que quoiqu’il estime beaucoup le génie de plusieurs personnes qui se mêlent de cette science, il n’a qu’une estime très médiocre pour la géométrie en elle-même. Néanmoins comme il est impossible de se passer absolument d’une science qui sert de fondement à tant d’arts nécessaires à la vie humaine, il peut y avoir quelque utilité à montrer aux hommes de quelle sorte ils en doivent user, et de leur rendre cette étude la plus avantageuse qu’il est possible.

C’est l’unique vue qu’a eue l’auteur de ces nouveaux Éléments. Il n’a pas tant considéré la géométrie, que l’usage qu’on en pouvait faire ; et il a cru qu’en évitant ces défauts qui n’en sont pas inséparables, on s’en pouvait très utilement servir pour former les jeunes gens, non seulement à la justesse de l’esprit ; mais même en quelque sorte à la piété et au règlement des mœurs.

Pour comprendre les avantages qu’on en peut tirer, il faut considérer que dans les premières années de l’enfance l’âme de l’homme est comme toute plongée et toute ensevelie dans les sens, et qu’elle n’a que des perceptions obscures et confuses des objets qui font impression sur son corps. Elle sort à la vérité de cet état à mesure que ses organes se dégagent et se fortifient par l’âge, et elle acquiert quelque liberté de former des pensées plus claires et plus distinctes, et même de les tirer les unes des autres, ce que l’on appelle raisonnement. Mais l’amour des choses sensibles et extérieures lui étant devenu comme naturel, et par la corruption de son origine et par l’accoutumance qu’elle a contractée durant l’enfance, les choses extérieures sont toujours le principal de son plaisir et de sa pente. Ainsi non seulement les jeunes gens ne se plaisent guère que dans les choses sensuelles ; mais même entre les personnes avancées en âge il y en a peu qui soient capables de trouver du goût dans une vérité purement spirituelle, et où les sens n’aient aucune part. Toute leur application est toujours aux manières agréables ; ils n’ont de l’intelligence et de la délicatesse que pour cela, et ils ne se servent de leur esprit que pour étudier l’agrément et l’art de plaire, par les choses qui flattent la concupiscence et les sens.

Il me serait aisé de montrer, que cette disposition d’esprit est non seulement un très grand défaut ; mais que c’est la source des plus grands désordres et des plus grands vices. Il est vrai qu’il n’y a que la grâce et les exercices de piété qui puissent la guérir véritablement : mais entre les exercices humains qui peuvent le plus servir à la diminuer, et à disposer même l’esprit à recevoir les vérités chrétiennes avec moins d’opposition et de dégoût, il semble qu’il n’y en ait guère de plus propre que l’étude de la géométrie. Car rien n’est plus capable de détacher l’âme de cette application aux sens, qu’une autre application à un objet qui n’a rien d’agréable selon les sens ; et c’est ce qui se rencontre parfaitement dans cette science. Elle n’a rien du tout qui puisse favoriser tant soit peu la pente de l’âme vers les sens ; son objet n’a aucune liaison avec la concupiscence ; elle est incapable d’éloquence et d’agrément dans le langage ; rien n’y excite les passions ; elle n’a rien du tout d’aimable que la vérité, et elle la présente à l’âme toute nue et détachée de tout ce que l’on aime le plus dans les autres choses.

Que si les vérités qu’elle propose ne sont pas fort utiles ni fort importantes, si l’on en demeurait là ; il est néanmoins très utile et très important de s’accoutumer à aimer la vérité, à la goûter, à en sentir la beauté. Et Dieu se sert souvent de cette disposition d’esprit, pour nous faire entrer dans l’amour et dans la pratique des vérités qui conduisent au salut, pour nous faire voir l’illusion de tout ce qui plaît dans les choses sensibles et extérieures, et pour nous rendre justes et équitables dans toute la conduite de notre vie ; cet esprit d’équité consistant principalement dans le discernement et dans l’amour de la vérité en toutes les affaires que nous traitons.

Mais la géométrie ne sert pas seulement à détacher l’esprit des choses sensibles, et à inspirer le goût de la vérité ; elle apprend aussi à la reconnaître et à ne se laisser pas tromper par quantité de maximes obscures et incertaines, qui servent de principes aux faux raisonnements dont les discours des hommes sont tout remplis. Car si l’on y prend garde, ce qui nous jette ordinairement dans l’erreur et nous fait prendre le faux pour le vrai, n’est pas le défaut de la liaison des conséquences avec les principes, en quoi consiste ce qu’on appelle la forme des arguments, mais c’est l’obscurité des principes mêmes, qui n’étant pas exactement vrais, et n’étant pas aussi évidemment faux, présentent à l’esprit une lumière confuse où la vérité et la fausseté sont mêlées ; ce qui cause à plusieurs une espèce d’éblouissement qui leur fait approuver ces principes sans les examiner davantage.

Il est vrai que la logique nous donne deux excellentes règles pour éviter cette illusion, qui sont de définir tous les mots équivoques, et de ne recevoir jamais que des principes clairs et certains. Mais ces règles ne suffisent pas pour nous garantir d’erreur. Premièrement, parce qu’on se trompe souvent dans la notion même de l’évidence en prenant pour évident ce qui ne l’est pas. Et en second lieu, parce que quoiqu’on sache ces règles, on n’est pas toujours appliqué à les pratiquer. Il n’y a donc que la géométrie qui remédie en effet à l’un et à l’autre de ces défauts. Car d’une part en fournissant des principes vraiment clairs, elle nous donne le modèle de la clarté et de l’évidence pour discerner ceux qui l’ont de ceux qui ne l’ont pas : et de l’autre, comme elle ne se dispense jamais de l’observation de ces deux règles, elle accoutume l’esprit à les pratiquer, et à être toujours en garde contre les équivoques des mots et contre les principes confus, qui sont les deux sources les plus communes des mauvais raisonnements.

Il ne faut pas dissimuler néanmoins, que cette coutume même de rejeter tout ce qui n’est pas entièrement clair peut engager dans un défaut très considérable, qui est de vouloir pratiquer cette exactitude en toute sorte de matières, et de contredire tout ce qui n’est pas proposé avec l’évidence géométrique. Cependant il y a une infinité de choses dont on ne doit pas juger en cette manière, et qui ne peuvent pas être réduites à des démonstrations méthodiques. Et la raison en est, qu’elles ne dépendent pas d’un certain nombre de principes grossiers et certains, comme les vérités mathématiques ; mais d’un grand nombre de preuves et de circonstances qu’il faut que l’esprit voie tout d’un coup, et qui n’étant pas convaincantes séparément, ne laissent pas de persuader avec raison lorsqu’elles sont jointes et unies ensemble. La plupart des matières morales et humaines sont de ce nombre ; et il y a même des vérités de la religion qui se prouvent beaucoup mieux par la lumière de plusieurs principes qui s’entraident et se soutiennent les uns les autres, que par des raisonnements semblables aux démonstrations géométriques.

C’est donc sans doute un fort grand défaut que de ne faire pas distinction des matières ; d’exiger partout cette suite méthodique de propositions, que l’on voit dans la géométrie ; de faire difficulté sur tout, et de croire avoir droit de rejeter absolument un principe lorsqu’on juge qu’il peut recevoir quelque exception en quelque rencontre.

Mais si ce défaut est assez ordinaire en quelques géomètres, il ne naît pas néanmoins de la géométrie même. Cette science étant toute véritable ne peut pas autoriser une conduite qui n’est fondée que sur des principes d’erreur. Car il n’est pas vrai qu’un principe qui ne prouve pas absolument ne prouve rien ; et que ne prouvant pas tout seul, il ne prouve pas étant joint à d’autres. Il y a différents degrés de preuves. Il y en a dont on conclut la certitude, et d’autres dont on conclut l’apparence ; et de plusieurs apparences jointes ensemble on conclut quelquefois une certitude à laquelle tous les esprits raisonnables se doivent rendre. Il n’est pas absolument certain que l’on doive voir le soleil quelqu’un des jours de l’année qui vient, je le dois néanmoins croire ; et je serais ridicule d’en douter, quoiqu’il soit impossible de le démontrer. La raison ne doit donc pas prétendre de démontrer géométriquement ces choses ; mais elle peut prouver géométriquement que c’est une sottise de ne les pas croire : Et c’est en cette manière qu’on se peut servir de la géométrie même dans ces sortes de matières, pour faire voir plus clairement la force de la vraisemblance qui nous les doit faire croire.

Outre ces utilités que l’on peut tirer de la géométrie, on en peut encore remarquer deux autres qui ne sont pas moins considérables. Il y a des vérités importantes pour la conduite de la vie et pour le salut, qui ne laissent pas d’être difficiles à comprendre, et qui ont besoin d’une attention pénible ; Dieu ayant voulu, comme dit S. Augustin, que le pain de l’âme se gagnât avec quelque sorte de travail aussi bien que le pain du corps [Saint Augustin, In epistolam Ioannis ad Parthos tractatus decem, tr. XIX, 17, 35. « Nostis, fratres, quia ad panem ventris cum labore pervenitur ; quanto magis ad panem menti ? »]. Et il arrive de là que plusieurs personnes s’en rebutent par une certaine paresse, ou plutôt par une délicatesse d’esprit qui leur donne du dégoût de tout ce qui demande quelque effort et quelque sorte de contention. Or l’étude de la géométrie est encore un remède à ce défaut ; car en appliquant l’esprit à des vérités abstraites et difficiles, elle lui rend faciles toutes celles qui demandent moins d’application ; comme en accoutumant le corps à porter des fardeaux pesants, on fait qu’il ne sent presque plus le poids de ceux qui sont plus légers.

Non seulement elle ouvre l’esprit et le fortifie pour concevoir tout avec moins de peine ; mais elle fait aussi qu’il devient plus étendu et plus capable de comprendre plusieurs choses à la fois. Car les vérités géométriques ont cela de propre qu’elles dépendent d’un long enchaînement de principes qu’il faut suivre pour arriver à la conclusion ; et comme cette conclusion tire sa lumière de ces principes il faut que l’esprit voie en même temps, et ce qui éclaire et ce qui est éclairé, ce qu’il ne peut faire sans s’étendre et sans porter sa vue plus loin que dans ses actions ordinaires.

Cette étendue d’esprit, qui paraît dans la géométrie, est non seulement très utile pour tous les sujets qui ont besoin de raisonnement ; mais elle est aussi très admirable en elle-même ; et il n’y a guère de qualité de notre âme qui en fasse mieux voir la grandeur, et qui détruise davantage les imaginations basses et grossières de ceux qui voudraient la faire passer pour une matière. Car le moyen de s’imaginer qu’un corps, c’est-à-dire, un être où nous ne concevons qu’une étendue figurée et mobile, puisse pénétrer ce grand nombre de principes tout spirituels qu’il faut lier ensemble pour la preuve des propositions que la géométrie nous démontre, et qu’il porte même sa vue jusques dans l’infini pour en assurer ou en tirer plusieurs choses avec une certitude entière ? Elle nous fait voir par exemple, que la diagonale et le côté d’un carré n’ont nulle mesure commune, c’est-à-dire, que l’esprit voit que dans l’infinité des parties de différente grandeur qu’on y peut choisir, il n’y en a aucune qui puisse mesurer exactement l’une et l’autre de ces deux lignes.

On peut dire que toutes les propositions géométriques sont de même infinies en étendue ; parce que l’on n’y conclut pas ce qu’on démontre d’une seule ligne, d’un seul angle, d’un seul cercle, d’un seul triangle, mais de toutes les lignes, de tous les angles, de tous les cercles, de tous les triangles ; et qu’ainsi l’esprit les renferme et les comprend tous en quelque sorte, quelque infinis qu’ils soient. Or que tout cela se puisse faire par le bouleversement d’une matière, et qu’en la remuant elle devienne capable de comprendre des objets spirituels, et d’en comprendre même une infinité, c’est ce que personne ne saurait croire ni penser, pourvu qu’il veuille de bonne foi songer à ce qu’il dit.

Ce sont ces réflexions qui ont fait juger à l’auteur de ces Éléments, qu’on pouvait faire un bon usage de la géométrie ; mais ce n’est pas néanmoins ce qui l’a porté à travailler à en faire de nouveaux, puisqu’on peut tirer tous ces avantages des livres ordinaires qui en traitent. Ils portent tous à aimer la vérité ; ils apprennent à la discerner ; ils fortifient la raison ; ils étendent la vue de l’esprit, et ils donnent lieu d’admirer la grandeur de l’âme de l’homme, et de reconnaître qu’elle ne peut être autre que spirituelle et immortelle. Ce qui lui a donc fait croire qu’il était utile de donner une nouvelle forme à cette science est, qu’étant persuadé que c’était une chose fort avantageuse de s’accoutumer à réduire ses pensées à un ordre naturel, cet ordre étant comme une lumière qui les éclaircit toutes les unes par les autres, il a toujours eu quelque peine de ce que les Éléments d’Euclide étaient tellement confus et brouillés, que bien loin de pouvoir donner à l’esprit l’idée et le goût du véritable ordre, ils ne pouvaient au contraire que l’accoutumer au désordre et à la confusion.

Ce défaut lui paraissait considérable dans une science dont la principale utilité est de perfectionner la raison ; mais il n’eût pas pensé néanmoins à y remédier sans la rencontre que je vas dire qui l’y engagea insensiblement. Un des plus grands esprits de ce siècle, et des plus célèbres par l’ouverture admirable qu’il avait pour les mathématiques, avait fait en quelques jours un essai d’éléments de géométrie ; et comme il n’avait pas cette vue de l’ordre, il s’était contenté de changer plusieurs des démonstrations d’Euclide pour en substituer d’autres plus nettes et plus naturelles. Ce petit ouvrage étant tombé entre les mains de celui qui a depuis composé ces Éléments, il s’étonna qu’un si grand esprit n’eût pas été frappé de la confusion qu’il avait laissée pour ce qui est de la méthode, et cette pensée lui ouvrit en même temps une manière naturelle de disposer toute la géométrie, les démonstrations s’arrangèrent d’elles-mêmes dans son esprit, et tout le corps de l’ouvrage que nous donnons maintenant au public se forma dans son idée ».