Pensées diverses III – Fragment n° 5 / 85 – Papier original : RO 441-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 115 p. 365 v°-367 / C2 : p. 323

Éditions savantes : Faugère I, 213, CXIV / Havet VIII.7 / Brunschvicg 95 / Tourneur p. 96 / Le Guern 546 / Lafuma 646 (série XXV) / Sellier 531

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Bibliographie

 

 

ADAM Michel, “Le thème de la joie dans l’œuvre de Pascal”, Bulletin de l’association Guillaume Budé, II, 1956, p. 97-101.

DESCOTES Dominique, Blaise Pascal. Littérature et géométrie, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2001.

FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Champion, Paris, 1995.

MERKER Claude, Le chant du cygne des indivisibles. Le calcul intégral dans la dernière œuvre scientifique de Pascal, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2001.

PAPASOGLI Benedetta, La mémoire du cœur au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2008.

RUSSIER Jeanne, La foi selon Pascal, I, Paris, Presses Universitaires de France, 1949.

SELLIER Philippe, “Joie et mystique chez Pascal”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, Paris, Champion, 2010, p. 627-648.

SELLIER Philippe, “Pascal et le psaume 118”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, p. 211-220.

 

 

Éclaircissements

 

Sentiment.

 

Ce titre ne se trouve que sur les Copies. Voir l’étude sur ce point.

Sentiment : voir Grandeur 6 (Laf. 110, Sel 142).

 

La mémoire, la joie sont des sentiments,

 

Laf. 651, Sel. 536. La mémoire est nécessaire pour toutes les opérations de la raison.

L’assimilation de la mémoire, qui consiste en une assimilation progressive de souvenirs, avec le sentiment, qui dans le langage de Pascal suppose une intuition directe des vérités, a quelque chose de paradoxal.

Définir la mémoire comme un sentiment suppose que l’on donne au mot sentiment un sens technique. Cela signifie que la mémoire donne ses représentations de manière immédiate.

Papasogli Benedetta, La mémoire du cœur au XVIIe siècle, p. 223 sq. La mémoire est un sentiment : p. 225. Chez Pascal, la mémoire existentielle occupe peu de place, parce qu’il n’y a pas de temps pour la mémoire, en raison de la brièveté de la vie sur la terre : p. 226-227. Il n’y a pas d’art de la mémoire : voir Laf. 542, Sel. 459, hasard donne les pensées, et hasard les ôte ; point d’art pour conserver ni pour acquérir (texte barré verticalement). Pourtant les lettres de Pascal à ses proches parlent sans cesse de souvenir : p. 231. Se souvenir n’est pas une opération intellectuelle ou un pur événement affectif ; cela touche à la volonté, c’est une action morale. Mémoire de la lettre et mémoire de l’esprit : p. 23. La première est judaïque et ne forme qu’un corps inanimé, la seconde est comme un esprit vivifiant : p. 23. La mémoire veille sur des vérités acquises, mais les vérités profondes sont gravées dans le cœur : dans la Lettre sur la mort de son père, Pascal appelle ses sœurs non à se remémorer la figure de leur père, mais à la faire revivre devant Dieu en elles, OC II, éd. J. Mesnard, p. 851-863. C’est le sens du Mémorial : témoignage d’un événement et actualisation pérenne de la grâce liée à cet événement : p. 233.

Sur l’importance de la memoria dans la rhétorique des Pensées de Pascal, voir l’Introduction de l’édition des Pensées de Philippe Sellier, Paris, Garnier, 2011, p. 81-87.

 

La joie

 

Sur la joie, voir le Mémorial (Laf. 913, Sel. 742). Joie, joie, joie, pleurs de joie.

Comment Pascal peut-il associer joie et mémoire ?

Comme la mémoire telle qu’elle a été définie ci-dessus, la joie se fait sentir immédiatement, sans intervention du raisonnement. La mémoire et la joie sont en quelque sorte des principes de la pensée.

OC III, éd. J. Mesnard, p. 40. La joie, dans le Mémorial, découle de la connaissance inséparable de l’amour. Le mot joie prend son relief si on le replace dans le contexte du passé immédiat de la vie de Pascal : alors que, comme en témoignent les lettres de Jacqueline Pascal à sa sœur Gilberte, Pascal n’éprouvait qu’un désir de conversion purement intellectuel, sans attrait effectif pour Dieu, il exprime dans le Mémorial l’allégresse que procure le don de la découverte de Dieu. Expression du sentiment que donne la connaissance de Dieu.

Adam Michel, “Le thème de la joie dans l’œuvre de Pascal”, p. 97-101.

Dans l’esprit de Pascal, la joie n’est pas un sentiment de réjouissement superficiel : elle est inséparable d’une certaine forme de connaissance associée à la présence au cœur de la grâce.

Sellier Philippe, “Joie et mystique chez Pascal”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, p. 627-648. C’est un contresens de prendre le jansénisme pour une théologie de la tristesse : p. 634. Opposition de Pascal à la conception de la sécheresse et de la nuit comme facteurs du progrès spirituel ; comme tout Port-Royal, il est très réservé à l’égard de Jean de la Croix : p. 640. Pascal interprète les moments de sécheresse à des temps de retrait de la grâce. C’est un principe que le caractère joyeux de la théologie augustinienne de la grâce. Comme dit Tertullien, il ne faut pas croire que la vie du chrétien est une vie de tristesse ; on ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands. La douleur que l’on ressent dans la conversion n’est, comme Pascal l’écrit aux Roannez, que l’effet de la séparation de ce que la concupiscence faisait aimer. La grâce est foncièrement joie, et elle apporte avec elle une manière nouvelle de connaître les choses : elle fait prendre à l’homme conscience de sa misère, de ses chutes, de ses refus de l’amour de Dieu. Les Écrits sur la grâce expliquent la puissance de la grâce, mais les écrits intimes en chantent souvent la douceur et le bonheur, par exemple le § 5 de la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. Pascal célèbre la délectation de la grâce : p. 631-633. On ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands et nul n’est heureux comme un vrai chrétien : p. 633. Dans le Mémorial, c’est le bonheur d’avoir trouvé le trésor caché de la grâce de Jésus-Christ qui commande tout. Pascal n’oublie jamais la part de déchirement que comporte la conversion, en raison de l’impiété qui subsiste chez l’homme qui se convertit ; mais il écrit à Melle de Roannez : « Ôtons l’impiété, et la joie sera sans mélange. » L’annonce du Christ dans saint Jean, au seuil de la Passion, est marquée par la joie : p. 644. L’insistance sur la joie chez Pascal se réfère au Christ qui, selon saint Jean, dit à ses apôtres que, s’ils se trouvent momentanément dans la tristesse, personne ne leur ravira leur joie (Jean, XVI, 22-24), et pour second maître saint Augustin.

Voir ce qu’écrit Pascal dans les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, 3, § 13, OC III, éd. J. Mesnard, p. 795 : « la grâce de Jésus [...] n’est autre chose qu’une suavité et une délectation dans la loi de Dieu, répandue dans le cœur par le Saint Esprit, qui non seulement égalant, mais surpassant encore la concupiscence de la chair, remplit la volonté d’une plus grande délectation dans le bien que la concupiscence ne lui en offre dans le mal ». Sur la joie et la mystique évangélique, voir surtout p. 640 sq. : c’est le bonheur d’avoir trouvé le trésor caché de la grâce christique qui commande tout.

Sellier Philippe, “Pascal et le psaume 118”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, p. 211-220. Chanter la joie du chrétien, dans le fil du psaume 118 : p. 216. La joie est le régime normal de l’existence chrétienne, alors que la tristesse et la sécheresse sont le plus souvent les vestiges du narcissisme humain. Le psaume 118 apparaît ici comme une école de la jubilation catholique.

La joie est ici envisagée comme source d’une manière de connaître, ce qui explique sans doute que Pascal l’associe à la mémoire. Ce que résume le fragment Preuves par les Juifs VI (Laf. 460, Sel. 699). Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l’âme qu’il est son unique bien ; que tout son repos est en lui, qu’elle n’aura de joie qu’à l’aimer ; et qui lui fait en même temps abhorrer les obstacles qui la retiennent et l’empêchent d’aimer Dieu de toutes ses forces. L’amour propre et la concupiscence, qui l’arrêtent, lui sont insupportables. Ce Dieu lui fait sentir qu’elle a ce fond d’amour propre qui la perd, et que lui seul la peut guérir.

 

et même les propositions géométriques deviennent sentiments, car la raison rend les sentiments naturels

 

La formule est volontairement paradoxale : que ce soit la raison qui rende les sentiments naturels, c’est difficile à comprendre. Cela signifie sans doute qu’à force d’être revus et confirmés par la raison, certains sentiments deviennent pour ainsi dire immédiats.

Cependant, on peut vérifier aisément que Pascal ne fait ici que formuler une expérience que ses travaux scientifiques ont dû lui rendre familière.

Dans le Traité du triangle arithmétique, par exemple, la construction et la disposition très structurée des cellules, des rangs, des bases, et la succession des nombres figurés dans les rangs parallèles et perpendiculaires, font que l’on voit immédiatement certaines propositions qui sont démontrées sur les nombres figurés ou les combinaisons, et qu’elles s’incorporent au bout d’un temps comme des connaissances intuitives, sans même que l’on garde en mémoire la démonstration.

Par exemple, lorsque l’on a compris et vu sur la Conséquence seconde du Traité du triangle arithmétique OC II, éd. J. Mesnard, p. 1290, « En tout Triangle arithmétique, chaque cellule est égale à la somme de toutes celles du rang parallèle précédent comprises depuis son rang perpendiculaire jusques au premier inclusivement »...

 

 

... on comprend immédiatement et on retient comme une évidence la Conséquence troisième, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1291-1292, « En tout Triangle arithmétique, chaque cellule égale la somme de toutes celles du rang perpendiculaire précédent comprises depuis son rang parallèle jusques au premier inclusivement », parce qu’en construisant le triangle arithmétique et en plaçant les nombres figurés dans les cellules, on sait avec évidence que les nombres figurés qui se correspondent dans les rangs parallèles et perpendiculaires sont les mêmes, et que leurs sommes sont égales.

 

 

De même, Pascal a construit la théorie des sommes triangulaires dans Lettre à Carcavy de ses Lettres de A. Dettonville de telle façon que l’intuition du lecteur soit assez préparée pour qu’il puisse immédiatement les reconnaître dans les figures géométriques qui feront l’objet du Traité des trilignes, qui suit immédiatement. Il commence par exposer la manière dont doivent être construites les sommes triangulaires : on prend la somme triangulaire de trois grandeurs, par exemple 4, 0 et 7, en comptant la première une fois, la seconde deux fois, la troisième trois fois. Et ainsi de suite s’il y a plus de trois grandeurs.

 

 

Pascal montre ensuite comment on peut, de la même manière, construire géométriquement la somme triangulaire de plusieurs portions d’un triligne ABC de manière à former, suivant les « règles des indivisibles », un solide en escalier. La première portion ACIK (ou AC x KA) une fois, la deuxième KIGH (ou IK x HK) deux fois, et ainsi de suite.

Le lecteur n’hésitera pas à reconnaître cette même construction, lorsque, passant dans le continu, on lui présentera le solide de l’onglet CABK, qui fait l’objet du Traité des trilignes et de leurs onglets, comme la somme triangulaire des ordonnées du triligne ABC. Le lecteur s’habitue très vite à reconnaître dans différents solides géométriques de pareilles sommes triangulaires, grâce aux substantiels Avertissements proposés dans la Lettre à Carcavy (OC IV, éd. J. Mesnard, p. 413 sq).

 

 

Costabel Pierre, “Essais sur les secrets des Traités de la Roulette”, L’œuvre scientifique de Pascal, Paris, P. U. F., 1964, p. 154-168.

Merker Claude, Le chant du cygne des indivisibles. Le calcul intégral dans la dernière œuvre scientifique de Pascal, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2001.

Descotes Dominique, Blaise Pascal. Littérature et géométrie, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2001.

Les mathématiques ne sont pas le seul domaine dans lequel Pascal fait passer les objets de la mémoire comme de véritables sentiments. Les Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air en donnent plusieurs exemples, notamment dans la manière où Pascal répète comme une sorte de refrain que les liqueurs pèsent suivant leur hauteur (OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1043 sq.).

La théologie ne fait pas exception, comme le prouve la Lettre sur la possibilité des commandements, lorsque Pascal propose plusieurs démonstrations de l’idée que la prière, est nécessairement le don de la grâce, afin que cette idée s’imprime comme un principe dans l’esprit du lecteur. Voir OC III, éd. J. Mesnard, p. 699 sq.

Ces remarques sur l’importance de la memoria chez Pascal doivent être prolongées par ses remarques sur l’utilité de la répétition. La mémoire fait l’efficacité rhétorique :

Laf. 745, Sel. 618. La manière d’écrire d’Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie est la plus d’usage qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie, comme quand on parlera de la commune erreur qui est parmi le monde que la lune est cause de tout, on ne manquera jamais de dire que Salomon de Tultie dit que lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose il est bon qu’il y ait une erreur commune, etc.

Cependant, il semble que, dans le domaine de la foi, Pascal accorde beaucoup moins à la mémoire. Voir sur ce point la lettre de Blaise et Jacqueline Pascal à Gilberte Périer du 5 novembre 1648, OC II, éd. J. Mesnard, p. 697. Après avoir rappelé que « la continuation de la justice des fidèles n’est autre chose que la continuation de l’infusion de la grâce, et non pas seulement une seule grâce qui subsiste toujours », les auteurs de la lettre poursuivent en ces termes : « C’est pourquoi tu ne dois pas craindre de nous remettre devant les yeux les choses que nous avons dans la mémoire, et qu’il faut faire rentrer dans le cœur, puisqu’il est sans doute que ton discours en peut mieux servir d’instrument à la grâce que non pas l’idée qui nous en reste en la mémoire, puisque la grâce est particulièrement accordée à la prière, et que cette charité que tu as eue pour nous est une prière du nombre de celles qu’on ne doit jamais interrompre. C’est ainsi qu’on ne doit jamais refuser de lire ni d’ouïr les choses saintes, si communes et si connues qu’elles soient ; car notre mémoire, aussi bien que les instructions qu’elle retient, n’est qu’un corps inanimé et judaïque sans l’esprit qui les doit vivifier. Et il arrive très souvent que Dieu se sert de ces moyens extérieurs, plutôt que des intérieurs, pour les faire comprendre et pour laisser d’autant moins de matière à la vanité des hommes lorsqu’ils reçoivent ainsi la grâce en eux-mêmes. C’est ainsi qu’un livre et qu’un sermon, si communs qu’ils soient, apportent bien plus de fruit à celui qui s’y applique avec plus de disposition, que non pas l’excellence des discours plus relevés qui apportent d’ordinaire plus de plaisir que d’instruction ; et l’on voit quelquefois que ceux qui les écoutent comme il faut, quoique ignorants et presque stupides, sont touchés au seul nom de Dieu et par les seules paroles qui les menacent de l’enfer, quoique ce soit tout ce qu’ils y comprennent et qu’ils le sussent aussi bien auparavant ».

Voir sur ce sujet Russier Jeanne, La foi selon Pascal, I, p. 211. Procédés par lesquels les propositions deviennent sentiment dans la confirmation en la foi. La rumination des vérités découvertes : de même qu’à force de l’entendre dire, ou de se dire à soi-même qu’on est un sot, on finit par le croire, si difficile que ce soit (Laf. 768, Sel. 633), de même il faut se tenir en silence autant qu’on peut, et ne s’entretenir que de Dieu, qu’on sait être la vérité ; et ainsi on se le persuade à soi-même (Raisons des effets 17 - Laf. 99, Sel. 132). J. Russier associe cette idée au recours aux automatismes et aux humiliations extérieures : p. 212.

La mémoire et les habitudes disposent à la foi, mais elles ne sauraient l’accomplir :

Laf. 821, Sel. 661. Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit. Et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ? Les preuves ne convainquent que l’esprit, la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues. Elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il sera demain jour et que nous mourrons, et qu’y a-t-il de plus cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade. C’est elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens qu’aux païens. Enfin il faut avoir recours à elle quand une fois l’esprit a vu où est la vérité afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance qui nous échappe à toute heure, car d’en avoir toujours les preuves présentes c’est trop d’affaire. Il faut acquérir une créance plus facile qui est celle de l’habitude qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne croit que par la force de la conviction et que l’automate est incliné à croire le contraire ce n’est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces, l’esprit par les raisons qu’il suffit d’avoir vues une fois en sa vie et l’automate, par la coutume, et en ne lui permettant pas de s’incliner au contraire. Inclina cor meum Deus.

 

et les sentiments naturels s’effacent par la raison.

 

Que les sentiments naturels s’effacent par la raison, c’est ce que l’on trouve dans Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78) : il n’y a principe, quelque naturel qu’il puisse être, même depuis l’enfance, qu’on ne fasse passer pour une fausse impression, soit de l’instruction, soit des sens.

Contrariétés 9 (Laf. 126, Sel. 159)Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.

Le fragment Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94) rapporte cet état de chose à la corruption de la raison : il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu.

Voir sur ce sujet Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, p. 57 sq., qui souligne la complexité réelle que cette thèse enferme : entre première nature et coutume, il ne peut pas y avoir destruction de l’une par l’autre, ni même rupture totale. Nul ne peut détruire sa première nature, et ceux qui, comme Des Barreaux, ont tenté de le faire n’y sont pas parvenus (Dossier de travail - Laf. 410, Sel. 29). Il est possible de retrouver, jusque dans les aberrations coutumières de telle peuplade ou de telle époque, le fil de la première nature : p. 61.

 

En conclusion, ce passage constitue-t-il une déclaration de scepticisme ? Il ne s’agit pas d’une critique de la manière dont parfois on accepte d’instinct des propositions qui devraient être démontrées, mais d’une description de la manière dont pensent les géomètres, mais aussi les hommes en général.