Pensées diverses III – Fragment n° 50 / 85 – Papier original : RO 431-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 136 p. 377 / C2 : p. 335 v°

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 289 / 1678 n° 42 p. 286

Éditions savantes : Faugère I, 192, XLIV / Havet VI.4 / Michaut 714 / Brunschvicg 383 / Tourneur p. 104-3 / Le Guern 591 / Lafuma 697 (série XXV) / Sellier 576

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

 

KOYRÉ Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973.

KOYRÉ Alexandre, Études galiléennes, Paris, Hermann, 1966.

LE GUERN Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, Paris, Klincksieck, 1983.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, “Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du monde et la recherche de la permanence dans les Pensées”, in Port-Royal et la littérature. Pascal, 2e éd. Paris, Champion, 2010, p. 411-423.

SERRES Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, 2 vol.

STIKER-METRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007.

 

 

Éclaircissements

 

Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la nature et ils la croient suivre,

 

Dérèglement : désordre, action ou mouvement qui se fait contre les lois naturelles, ou civiles. Cet homme vit dans un grand dérèglement de mœurs. On le dit même des choses inanimées. Cette horloge ne marque pas bien, il y a quelque dérèglement en son mouvement (Furetière). Le Dictionnaire de l’Académie est moins précis : manque de règle.

Ce fragment, qui pose un problème d’ordre moral, est peut-être lié à la querelle des Provinciales sur la morale. Ceux qui sont dans le dérèglement désignerait alors les casuistes et les jésuites qui les soutiennent ? Ceux qui sont dans l’ordre désignerait les disciples de saint Augustin. Il y aurait toute fois lieu de le rapprocher de ce que Pascal écrit dans le premier Factum pour les curés de Paris, in Provinciales, éd. Cognet, Garnier, § 3, p. 405. « Ce qu’il y a de plus pernicieux dans ces nouvelles morales, est qu’elles ne vont pas seulement à corrompre les mœurs, mais à corrompre la règle des mœurs ; ce qui est d’une importance tout autrement considérable. Car c’est un mal bien moins dangereux et bien moins général d’introduire des dérèglements, en laissant subsister les lois qui les défendent, que de pervertir les lois et de justifier les dérèglements ; parce que, comme la nature de l’homme tend toujours au mal dès sa naissance, et qu’elle n’est ordinairement retenue que par la crainte de la loi, aussitôt que cette barrière est ôtée, la concupiscence se répand sans obstacle ; de sorte qu’il n’y a point de différence entre rendre les vices permis et rendre tous les hommes vicieux. » De la même manière que les casuistes, à l’aide des probabilités, créent un cadre dans lequel on ne trouve nulle part de principe ferme qui ne puisse être contesté à l’aide des probabilités, dans l’espace infini, uniforme et homogène, il n’y a plus de point qui puisse servir de référentiel fixe. Le présent fragment, dans cette perspective, correspondrait à un exemple de ce que Pascal dit dans Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230) : Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature.

La formule ils la croient suivre est ici importante : elle suppose que les deux parties sont sincères, ceux qui s’écartent de l’ordre de la nature comme ceux qui le suivent. Elle a été ajoutée en interligne.

Cependant dans le présent fragment, le problème est considéré dans un cadre beaucoup plus vaste et compréhensif.

Dans la nature humaine, l’impossibilité d’assigner un point fixe et l’instabilité qui en résulte proviennent de l’amour propre qui brouille les discriminations entre vraie et fausse morale, entre point fixe et point mouvant. Voir sur ce point Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007, p. 503 sq.

 

comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient.

 

Les images sont des modèles, qui parlent à l’imagination, mais qui n’ont pas prétention réaliste : de même que, lorsqu’il décrit une expérience de physique, Pascal y passe sous silence certains éléments accessoires pour ne retenir que l’effet remarquable seul. C’est généralement le cas de ce type de métaphore, comme en témoignent les exemples qui suivent. Les passagers d’un navire ne sont en général pas assez naïfs pour penser sérieusement que c’est la côte qui se déplace, ne serait-ce que parce qu’ils ont pris le bateau pour se rendre eux-mêmes d’un point à l’autre de cette côte. D’autre part, dans les comparaisons qui suggèrent que le mouvement peut être invisible lorsqu’on ne dispose pas d’un point de repère fixe, on suppose que la mer est parfaitement calme et uniforme, et les effets mécaniques du déplacement insensibles. Mais même par mer d’huile, le sillage du bateau rend le mouvement sensible. La Logique de Port-Royal, qui reprend le modèle du bateau qui s’éloigne, précise qu’on y suppose par convention que la mer est plate, et non courbe, comme c’est le cas dans la nature : voir Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique ou l’art de penser, IV, 1, éd. Descotes, Champion, 2014, p. 514-515. Il ne faut donc pas prendre à la lettre le verbe croire. Tout au plus devrait-on dire que les passagers du vaisseau ont l’impression que ceux qui sont au bord fuient. Mais Pascal emprunte à la navigation un modèle quasi abstrait pour comprendre le fait que, dans la morale, des éthiques différentes peuvent donner lieu à des discours semblables, chacun revendiquant d’être conforme à la nature.

L’application métaphorique d’une observation physique sur la navigation à la morale remonte à l’Antiquité, mais sa signification varie selon le contexte.

Cicéron, Premiers académiques, II, 81, in Les Stoïciens, éd. É. Bréhier et P. M. Schuhl, Pléiade, Paris, Gallimard, 1962, p. 224, remarque la différence entre l’observateur placé sur le rivage, qui ne perçoit pas le mouvement du navire qui passe au large, et celui qui se trouve sur le bateau et voit le rivage filer. « Voyez-vous ce bateau ? Il nous paraît immobile ; mais pour ceux qui sont dans le bateau, notre villa se meut ». Cicéron ne se sert de la métaphore du bateau que dans un sens sceptique. L’argument sert seulement à montrer la faiblesse des sens de l’homme, et à prouver que nous voyons faux. Il a donc une portée restreinte. Mais, dans ce passage, la remarque de Cicéron s’appuie sur une réalité concrète : il est vrai que, de la villa située sur la côte, le vaisseau lointain ne paraît pas se déplacer sur l’horizon indifférencié, alors que le voyageur embarqué voit plus aisément la côte défiler. Il en résulte que Cicéron contredit d’avance Pascal, qui écrit que le langage est pareil de tous côtés.

On trouve la métaphore de la navigation chez Nicolas de Cues, qui envisage le cas où aucun port ne peut servir de point de repère au passager du vaisseau : si le navire est pris dans un courant, et si l’observateur n’aperçoit aucun rivage qui permette d’en discerner le déplacement, il ne peut pas voir qu’il change de place. Voir Nicolas de Cues, De la docte ignorance, éd. Moulinier, p. 155. « Il nous est déjà manifeste que cette terre se meut en vérité, quoiqu’elle ne le paraisse pas, car nous ne saisissons le mouvement que grâce à une comparaison avec un point fixe. Si quelqu’un ignorait que l’eau coule, qu’il ne vît pas les rives et se trouvât sur un navire au milieu des eaux, comment comprendrait-il que le navire est en mouvement ? »

Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes.., II, éd. R. Fréreux et F. de Gandt, Paris, Seuil, 1992, p. 141, Relativité du mouvement : le mouvement est mouvement et agit comme tel pour autant qu’il est en rapport avec des choses qui en sont dépourvues, comme le montre l’image du vaisseau. Galilée développe la métaphore par un exemple pris de la navigation de commerce. Voir Koyré Alexandre, Études galiléennes, p. 221, qui cite ce passage du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, où Galilée donne l’idée de la relativité optique du mouvement : « le mouvement est mouvement et agit comme mouvement pour autant qu’il est en rapport avec des choses qui en sont dépourvues : mais, pour toutes les choses qui y participent également, il n’agit pas ; il est comme s’il n’était pas : les marchandises dont un navire est chargé se meuvent pour autant que partant de Venise, elles passent par Corfou, Candie, Chypre et s’en vont à Alep : Venise, Corfou, Candie, etc. demeurent et ne se meuvent pas avec le navire ; mais, pour ce qui est des balles de marchandises, des caisses et autres colis dont le navire est chargé et rempli, par rapport au navire lui-même, leur mouvement de Venise vers la Syrie est comme nul, rien ne modifie leur relation avec le navire : le mouvement en effet leur est commun à tous, tous y participent également. Mais que, parmi les objets qui sont dans le navire, une balle s’éloigne d’une caisse d’un doigt seulement, ce doigt, à lui tout seul, sera pour elle un mouvement plus important, par rapport à la caisse, que le voyage de 2 000 milles qu’elles ont fait ensemble » (tr. R. Fréreux). Le mouvement n’opère que sur la relation de ces mobiles à d’autres choses qui n’ont pas ce mouvement et au milieu desquelles ils changent de situation respective.

Dans le fragment Laf. 699, Sel. 577, Pascal envisage le cas d’un vaisseau, considéré en lui-même, sans mention du rivage. Quand tout se remue également rien ne se remue en apparence ; comme en un vaisseau, quand tous vont vers le débordement nul n’y semble aller. Tous les points du vaisseau et tous ses passagers se déplacent en même temps de la même façon, de sorte que sans autre point de repère, le mouvement demeure imperceptible au regard. Pascal imagine ensuite qu’un point de repère fixe apparaît (par exemple un phare) : celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement des autres, comme un point fixe.

Mais remarquer qu’il y a un mouvement ne suffit pas pour déterminer lequel des deux points se déplace, car chacun d’eux se croit être immobile, et que l’autre fuit : ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient, et ceux qui sont au port voient le vaisseau se mouvoir.

Dans le présent fragment en revanche, Pascal envisage le mouvement d’un navire par rapport à un port de la côte. L’application du principe de la relativité du mouvement le conduit à noter que chacun des deux points de vue, le vaisseau et le port, se croit fixe, et voit l’autre comme s’il était en mouvement. De sorte que l’on peut dire indifféremment que l’un ou l’autre se meut en prenant l’autre pour point de repère fixe.

Le Guern Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, p. 86-87. Source cartésienne de l’image du vaisseau en déplacement.

Descartes, Principes, II, § 13 et 14, éd. Alquié, III, p. 158-159 ; AT, IX, II, p. 70-71. Argument dont se sert Descartes pour fonder sa doctrine du mouvement de la Terre, appuyé sur le modèle de la navigation. « Nous pouvons dire qu’une même chose en même temps change de lieu et n’en change point. Par exemple, si nous considérons un homme assis à la poupe d’un vaisseau que le vent emporte hors du port, et ne prenons garde qu’à ce vaisseau, il nous semblera que cet homme ne change point de lieu, pour ce que nous voyons qu’il demeure toujours en une même situation à l’égard des parties du vaisseau sur lequel il est ; et si nous prenons garde aux terres voisines, il nous semblera aussi que cet homme change incessamment de lieu, pourvu qu’il s’éloigne de celles-ci, et qu’il approche de quelques autres ; si, outre cela, nous supposons que la terre tourne sur son essieu, et qu’elle fait précisément autant de chemin du couchant au levant comme ce vaisseau en fait du levant au couchant, il nous semblera derechef que celui qui est assis à la poupe ne change point de lieu, parce que nous déterminons ce lieu par quelques points immobiles que nous imaginerons être au ciel ». Descartes conclut : « Si nous pensons qu’on ne saurait rencontrer en tout l’univers aucun point qui soit véritablement immobile [...], nous conclurons qu’il n’y a point de lieu d’aucune chose au monde qui soit ferme et arrêté, sinon en tant que nous l’arrêtons en notre pensée ». Voir aussi Principes, III, éd. Alquié, III, p. 227 ; AT, IX, II, p. 108, où l’image est reprise dans le cas de plusieurs vaisseaux mobiles. Le choix d’un point de référence fixe est donc arbitraire, et le choix du port répond seulement à une certaine commodité.

Voir sur ce point le commentaire de Vilain Christiane, La mécanique de Christian Huygens. La relativité du mouvement au XVIIe siècle, Paris, Blanchard, 1996, p. 87, renvoie à Huygens, Œuvres, XVI, p. 103 : « Si une chose se meut on conçoit qu’elle se meut par rapport à d’autres corps par rapport auxquels elle change de distance ou de position. Et de même si une chose est au repos on conçoit qu’elle est au repos par rapport aux choses avec lesquelles elle conserve la même distance et la même position. Car celui qui s’efforce de rechercher la nature du mouvement dans un seul corps et non par rapport à d’autres s’apercevra que c’est un travail inutile. Par conséquent lorsque certains corps se meuvent, nous pouvons évaluer leur mouvement par rapport à d’autres corps considérés comme au repos. Il est impossible de désigner un corps quelconque ou un point dans l’univers, par rapport auquel tous les autres mouvements devraient nécessairement être référés. ». Voir dans Huygens, OC XVI, p. 142-143, un texte de l’Appendice au De motu (1656), qui reprend les mêmes idées. Voir aussi p. 121 sq.

La comparaison est classique pour décrire les mouvements cosmiques, lorsque l’on passe, suivant l’expression d’Alexandre Koyré, « Du monde clos à l’univers infini », pour appliquer la comparaison du navire avec le mouvement de la Terre. Voir Koyré Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, p. 29, sur Nicolas de Cues. Celui-ci tire la conclusion « de la relativité de la perception de l’espace (direction) et du mouvement, il affirme que, comme l’image du monde formée par un certain observateur est déterminée par le lieu qu’il occupe dans l’Univers, et comme aucun de ces lieux ne peut prétendre à une valeur absolument privilégiée (par exemple, celle d’être le centre le l’Univers), nous devons admettre la possibilité de l’existence de différentes et équivalentes images du monde, le caractère relatif – dans le plein sens du mot – de chacune d’elles, et l’impossibilité finale de former une représentation objective et valable de l’Univers » : p. 28. Nicolas de Cues conclut explicitement que, « où que soit quelqu’un soit, il se croira être au centre », de sorte qu’il semblera toujours à l’observateur qu’il est dans le centre quasi immobile et que c’est tout le reste qui se meut.

En matière de cosmologie, la position de Pascal paraît conforme à celle que dessine le présent fragment : il ne décide pas entre les « hypothèses de Ptolémée, de Tycho, de Copernic », parce qu’elles sont différentes manières de parler des « phénomènes des mouvements et rétrogradations des planètes » : voir la Lettre de Pascal au P. Noël, OC II, éd. J. Mesnard, p. 524, et la Provinciale XVIII, § 35.

Mesnard Jean, “Pascal et la doctrine de la double vérité”, in Averroes (1126-1198) oder der Triumph des Rationalismus, Heidelberg, C. Winter, 2002, p. 336. Position de Pascal dans l’affaire Galilée.

Mesnard Jean, “Pascal ou la maîtrise de l’esprit”, Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, 2008, p. 1-38. Voir p. 18 sur ce passage.

Mesnard Jean, “Pascal et Copernic”, in Avant, avec, après Copernic. La représentation de l’univers et ses conséquences épistémologiques, XXXIe semaine de synthèse, 1-7 juin 1973, Paris, Blanchard, 1975, p. 241-249.

 

Autres occurrences de la métaphore du vaisseau chez Pascal

 

L’image de la navigation a servi à plusieurs reprises de réservoir à métaphores à Pascal.

Voir la Provinciale I, § 22, éd. Cognet, Garnier, p. 15. « Je le suppliai de me dire ce que c’était qu’avoir le pouvoir prochain de faire quelque chose. Cela est aisé, me dit-il, c’est avoir tout ce qu’il est nécessaire pour la faire, de telle sorte qu’il ne manque rien pour agir. Et ainsi, lui dis-je, avoir le pouvoir prochain de passer une rivière, c’est avoir un bateau, des bateliers, des rames, et le reste, en sorte que rien ne manque. »

Dans De l’esprit géométrique, I, § 38, OC III, éd. J. Mesnard, p. 411. « Si on regarde au travers d’un verre un vaisseau qui s’éloigne toujours directement, il est clair que le lieu du diaphane, où l’on remarque un point tel qu’on voudra du navire, haussera toujours par un flux continuel à mesure que le vaisseau fuit. Donc, si la course du vaisseau est toujours allongée et jusques à l’infini, ce point haussera continuellement ; et cependant il n’arrivera jamais à celui où tombera le rayon horizontal mené de l’œil au verre, de sorte qu’il en approchera toujours sans y arriver jamais, divisant sans cesse l’espace qui restera sous ce point horizontal, sans y arriver jamais. »

 

Le langage est pareil de tous côtés,

 

Il faut entendre que, dans le cas qu’envisage Pascal, la manière dont les personnes expriment leur situation par rapport à l’autre est identique : chacun pense que c’est l’autre qui se déplace, et les arguments qu’ils apportent chacun à l’appui de leur manière de voir les choses sont les mêmes.

 

il faut avoir un point fixe pour en juger.

 

Sur la nécessité d’un point fixe pour servir de référentiel propre à permettre de discerner le mouvement, voir Laf. 699, Sel. 577Quand tout se remue également rien ne se remue en apparence ; comme en un vaisseau, quand tous vont vers le débordement nul n’y semble aller. Celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement des autres, comme un point fixe.

Sur le modèle du point fixe, voir l’étude de Serres Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, II, p. 673 sq., et p. 659, qui fait référence au passage de Descartes sur la manière dont Archimède ne demandait qu’un point fixe pour « tirer le globe de sa place », dont il montre le rapport avec le présent fragment. Voir aussi p. 676 sq. M. Serres montre dans la pensée de Pascal l’importance de la recherche d’un référentiel fixe, c’est-à-dire d’un fondement assuré, semblable au point de départ que le Cogito donne à Descartes dans le recherche de la vérité, à partir duquel il serait possible de comprendre l’ordre du monde. Pascal pose le problème de manière radicale, en se demandant non pas seulement quel peut être ce point, mais plus fondamentalement s’il existe, et s’il peut exister. Il présente dans les Pensées le problème qui, suivant M. Serres, est celui de tout l’âge classique : sachant que toute pensée doit, pour pouvoir s’exercer, s’appuyer sur une référence fixe et stable, cette référence peut-elle exister, et si elle existe, comment la trouver ?, p. 661-663. Disproportion de l’homme montre que cette recherche, dans l’espace humain, est vouée à l’échec, l’infinité du monde, dans l’ordre des corps comme dans celui des esprits, rendant impossible la détermination de ce référentiel fixe. L’objet du fragment Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230) est de montrer que l’homme brûle du désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante, mais que notre fondement craque : la quête d’un point fixe, quoique inscrite dans le désir le plus profond de l’homme, la quête d’un « point indivisible qui soit le véritable lieu » d’où l’homme pourrait comprendre l’univers qui l’entoure est vouée à l’échec en raison de la disproportion de l’homme à l’égard de cet univers.

 

Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau,

 

On ne trouve de référence fixe que si l’on réduit le domaine considéré qu’à une échelle restreinte et régionale. Si l’on s’en tient au rapport qui relie le navire avec la portion du rivage qu’est le port, on peut effectivement mesurer le déplacement du vaisseau en considérant que le port ne se déplace pas. Mais si l’on considère les choses à l’échelle de l’univers, on doit dire que le port aussi se déplace, puisque la Terre est en mouvement à l’égard du soleil.

 

mais où prendrons‑nous un port dans la morale ?

 

Le problème que Pascal pose ici restreint à la morale est étendu à la vérité dans le fragment Vanité 9 (Laf. 21, Sel. 55). Si on est trop jeune on ne juge pas bien, trop vieil de même. Si on n’y songe pas assez, si on y songe trop on s’entête et on s’en coiffe. Si on considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait, on en est encore tout prévenu, si trop longtemps après, on n’y entre plus. Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera ?

La perspective est entièrement une affaire de construction géométrique artificielle, qui détermine exactement les rapports entre l’œil, l’objet et le tableau. Voir Mesnard Jean, “Point de vue et perspective dans les Pensées de Pascal”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 16, 1994, p. 3-8. C’est pourquoi elle permet d’assigner le point de vue duquel doit être regardé un tableau. Mais la nature n’obéit pas aux mêmes règles que de tels artefacts.

Voltaire a une réponse toute prête dans ses Lettres philosophiques, XXV, XLII. « Le port règle ceux qui sont dans un vaisseau ; mais où trouverons-nous ce point dans la morale ? » Dans cette seule maxime reçue de toutes les nations : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ».

C’est exactement, comme l’indique Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 90, la réponse que saint Augustin apporte à la question de savoir s’il existe ou non un principe moral naturel qui serait inscrit au cœur de l’homme et se ferait entendre à chaque conscience. Les choses sont un peu plus complexes pour Pascal. Mais voir Voltaire d’accord avec saint Augustin est pour le moins réjouissant…

La réponse de Boullier, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XLII, p. 96, est assez faible : « Sans doute, la maxime est excellente et d’un usage universel, mais elle a ses difficultés dans l’application. Elle demande des précisions, des limitations, où on ne peut entrer soi-même qu’avec un cœur extrêmement droit ; et qu’on ne saurait enseigner aux autres, qu’avec un esprit fort juste et fort éclairé ».

La différence entre le problème physique et le problème moral consiste en ceci que l’homme a besoin d’un port pour diriger sa vie, alors que selon Commencement 14 (Laf. 164, Sel. 196), il est beaucoup moins nécessaire d’approfondir l’opinion de Copernic.

À supposer qu’on ne trouve pas le point fixe cherché, Disproportion de l’homme indique ce qui en résulterait : Voilà notre état véritable. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre ; quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle, et nous quitte, et si nous le suivons il échappe à nos prises, il nous glisse et fuit d’une fuite éternelle ; rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous est naturel et toutefois le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes.

Le thème de la navigation de répond pas chez Pascal à des sources purement mécaniques : il s’enracine aussi dans des textes bibliques. Lire sur ce sujet Sellier Philippe, “Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du monde et la recherche de la permanence dans les Pensées”, in Port-Royal et la littérature. Pascal, 2e éd., p. 411-423. « Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du monde et la recherche de la permanence », p. 239 sq. Les fleuves qui embrasent plutôt qu’ils n’arrosent sont les symboles des passions humaines : p. 413 sq. Idée générale de la fluidité des choses : p. 421 sq.

La méditation de Pascal tire son origine du Psaume 137. L’évocation des fleuves de Babylone, qui coulent, tombent et entraînent (Pensée n° 5E - Laf. 918, Sel. 748), symbolise l’instabilité dans laquelle l’humanité est condamnée par la domination des trois concupiscences : voir le fragment Laf. 545, Sel. 460. Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie. Libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi. Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu’ils n’arrosent. Heureux ceux qui étant sur ces fleuves, non pas plongés, non pas entraînés, mais immobilement affermis sur ces fleuves, non pas debout, mais assis, dans une assiette basse et sûre, dont ils ne se relèvent pas avant la lumière, mais après s’y être reposés en paix, tendent la main à celui qui les doit élever pour les faire tenir debout et fermes dans les porches de la sainte Jérusalem où l’orgueil ne pourra plus les combattre et les abattre, et qui cependant pleurent, non pas de voir écouler toutes les choses périssables que ces torrents entraînent, mais dans le souvenir de leur chère patrie de la Jérusalem céleste, dont ils se souviennent sans cesse dans la longueur de leur exil.

Le point fixe auquel l’homme peut se référer est la foi en la personne du Christ : voir Laf. 743, Sel. 617. Il y a plaisir d’être dans un vaisseau battu de l’orage lorsqu’on est assuré qu’il ne périra point ; les persécutions qui travaillent l’Église sont de cette nature.