Pensées diverses III – Fragment n° 69 / 85 – Papier original : RO 439-6

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 143 p. 381 v° / C2 : p. 341

Éditions savantes : Faugère I, 206, LXXXVI / Havet VII.37 / Brunschvicg 17 / Tourneur p. 108-6 / Le Guern 610 / Lafuma 717 (série XXV) / Sellier 595

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Bibliographie

 

 

BREMOND Henri, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, III, 2e partie, Bloud et Gay, 923, p. 170.

MESNARD Jean, Pascal et les Roannez, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

PASCAL, Œuvres complètes, coll. Les Grands écrivains de la France, XII, éd. Brunschvicg, Boutroux et Gazier, 1904, p. 29.

SELLIER Philippe, “Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du monde et la recherche de la permanence dans les Pensées”, in Port-Royal et la littérature. Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 411-423.

 

 

Éclaircissements

 

Les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent où l’on veut aller.

 

Rabelais, Cinquième livre, 25, in Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Pléiade, Paris, Gallimard, 1994, p. 786. Comment nous descendîmes en l’île d’Odes, en laquelle les chemins cheminent. « Car les chemins cheminent comme animaux. Et sont les uns chemins errants, à la semblance des planètes : autres chemins passant, chemins croisants, chemins traversants. Et vis que les voyagiers souvent es habitants du pays demandaient : Où va ce chemin, et cestui-ci ? On leur répondait, « entre midi et fevrolles, à la paroisse, à la ville, à la rivière. » Puis se guidant au chemin opportun, sans autrement se peiner ou fatiguer, se trouvaient au lieu destiné ; comme vous voyez advenir à ceux qui de Lyon en Avignon et Arles se mettent en bateau sur le Rhône... »

Peut-on voir dans ce passage une source du présent fragment ? On sait que Pascal « aimait les livres plaisants, comme Scarron, son roman » (OC I, éd. J. Mesnard, p. 892, extrait du Recueil de choses diverses, f° 94, r°-v° ; voir Lesaulnier Jean, Port-Royal insolite. Édition critique du Recueil de choses diverses, Paris, Klincksieck, 1992, p. 310). Il avait vraisemblablement lu Rabelais.

GEF XII, p. 29, renvoie en note à un article dû à un « correspondant d’Édimbourg » anonyme sur « Pascal et ses Pensées », traduit de l’Edinburg review dans la Revue britannique de juin 1847 (6e série, t. 9e, p. 233-266). Un Post scriptum du rédacteur français (p. 266-268) porte sur les contestations suscitées par la thèse du scepticisme de Pascal formulée dans le Rapport à l’Académie de Victor Cousin. L’article de l’Edinburg review interprète le fragment comme un « aphorisme d’économie politique » que l’on citait sans savoir à qui on l’empruntait. Mais rien n’y justifie ce rapprochement avec l’économie politique.

De leur côté, les auteurs de l’édition GEF voient dans le fragment une « description de l’éloquence, dans laquelle la douceur amène insensiblement à la conclusion voulue par l’auteur, comme si le chemin avait marché pour nous ». Cette interprétation n’est appuyée sur aucun argument.

Olier Jean-Jacques, Catéchisme chrétien pour la vie intérieure, 2e éd., Paris, Langlois, 1657, p. 224. Sur le « fleuve de feu dont parle l’Écriture » : le « fleuve signifie deux choses, la voie et la vie ; car un fleuve est un chemin animé et vivant ; étant rapide et vivant, il est la figure de l’impétuosité de l’amour, avec lequel nous devons nous porter à Dieu, et de la vertu de l’esprit qui sort de Jésus-Christ pour entrer en nous... ». Cité in Bremond Henri, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, III, 2e partie, Bloud et Gay, 1923, p. 170. Olier ne connaissait certainement pas le texte de Pascal.

La formule de Pascal, vraie d’amont en aval, est moins juste en sens inverse, car les rivières ne marchent pas d’aval en amont.

Le contraste est saisissant avec les textes des Pensées qui évoquent les fleuves de Babylone, mais l’idée de base du chemin qui porte est analogue.

Le fleuve de Babylone est brûlant, mais il coule, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de marcher soi-même : on peut être assis et se déplacer en demeurant stable.

Pensée n° 5E (Laf. 918, Sel. 748). Les fleuves de Babylone coulent et tombent, et entraînent.

Ô sainte Sion, où tout est stable et où rien ne tombe.

Il faut s’asseoir sur ces fleuves, non sous ou dedans, mais dessus, et non debout mais assis, pour être humble étant assis, et en sûreté étant dessus, mais nous serons debout dans les porches de Jérusalem.

Qu’on voie si ce plaisir est stable ou coulant ; s’il passe, c’est un fleuve de Babylone.

Laf. 545, Sel. 460. Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie. Libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi. Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu’ils n’arrosent. Heureux ceux qui étant sur ces fleuves, non pas plongés, non pas entraînés, mais immobilement affermis sur ces fleuves, non pas debout, mais assis, dans une assiette basse et sûre, dont ils ne se relèvent pas avant la lumière, mais après s’y être reposés en paix, tendent la main à celui qui les doit élever pour les faire tenir debout et fermes dans les porches de la sainte Jérusalem où l’orgueil ne pourra plus les combattre et les abattre, et qui cependant pleurent, non pas de voir écouler toutes les choses périssables que ces torrents entraînent, mais dans le souvenir de leur chère patrie de la Jérusalem céleste, dont ils se souviennent sans cesse dans la longueur de leur exil.

Sellier Philippe, “Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du monde et la recherche de la permanence dans les Pensées”, in Port-Royal et la littérature. Pascal, 2e éd., 2010, p. 411-423. Le Psaume 137 : p. 412. Les fleuves qui embrasent plutôt qu’ils n’arrosent, symboles des passions humaines : p. 413 sq. Idée générale de la fluidité des choses : p. 241.

La rivière pourrait être opposée à la mer et à l’océan, sur lesquels il n’y a pas de chemin assignable ni de direction constante, comme le suggère Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230) : Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle, et nous quitte, et si nous le suivons il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle ; rien ne s’arrête pour nous. L’homme, qui vogue « sur un milieu vaste », pour le corps comme pour l’esprit, « toujours incertain et flottant » n’est certainement le maître ni de son existence ni de sa nature.

Nicole Pierre, De la faiblesse de l’homme, I, ch. XI, Essais de morale, I, éd. L. Thirouin, p. 53. « Nous flottons dans la mer de ce monde au gré de nos passions, qui nous emportent tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, comme un vaisseau sans voile et sans pilote ».

Il n’est pas possible de savoir quel usage Pascal comptait faire de l’image des chemins qui marchent.

Pascal a-t-il voyagé par voie fluviale ? Il en a en tout cas envisagé le projet, comme en témoigne sa lettre à Fermat du 10 août 1660, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 923, où il écrit : « Je me suis engagé autant que je puis l’être, depuis deux mois, d’aller de là [les eaux de Bourbon] en Poitou par eau jusqu’à Saumur, pour demeurer jusqu’à Noël avec M. le duc de Roannez, gouverneur de Poitou, qui a pour moi des sentiments que je ne vaux pas. Mais comme je passerai par Orléans en allant à Saumur par la rivière, si ma santé ne me permet pas de passer outre, j’irai de là à Paris ». Ce projet ne put être réalisé, comme en témoigne la présence de Pascal à Paris dès la fin septembre ou le début octobre : p. 920.

D’un point de vue plus concret, il faut rappeler que Pascal, qui a vécu à Paris et à Rouen, a pu connaître familièrement la Seine. Il a d’autre part pris part à l’entreprise d’assèchement des marais poitevins, dans laquelle ses compétences et celles du duc de Roannez en matière d’hydraulique étaient indispensables. Voir sur ce point les chapitres de l’ouvrages de Jean Mesnard, Pascal et les Roannez, consacrés à cette entreprise, IIIe partie, ch. 3, p. 311 sq., et Ve partie, ch. 1, p. 618 sq. Voir particulièrement p. 334 sq., sur la participation technique de Pascal à l’entreprise.