Pensées diverses III – Fragment n° 76 / 85 – Papier original : RO 435-6

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 146 p. 383 / C2 : p. 341 v°

Éditions savantes : Faugère I, 270, XV / Michaut 728 / Brunschvicg 922 / Tourneur p. 109-6 / Le Guern 614 / Lafuma 722 (série XXV) / Sellier 602

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Bibliographie

 

 

BÉLY Lucien, Dictionnaire Louis XIV, article Duel, Paris, Robert Laffont, 2015, p. 426-429.

BILLACOIS Roger, Le duel dans la société française des XVIe et XVIIe siècles, essai de psychosociologie historique, éd. de l’EHESS, Paris, 1986.

BLUCHE François, Dictionnaire du grand siècle, art. Duel, Paris, Fayard, 1990, p. 503-504.

Dictionnaire de théologie catholique, art. “Duel”, IV, col. 1845-1856.

FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Presses Universitaires de France, Paris, 1984.

GAY Jean-Pascal, “La théologie morale dans le pré : la casuistique du duel dans l’affrontement entre laxisme et rigorisme en France au XVIIe siècle”, Histoire, économie, société, 24, 2005, p. 171-194.

JOUSLIN Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, 2 vol.

PONTAS Jean, Dictionnaire des cas de conscience ou décisions, par ordre alphabétique, des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline ecclésiastique, publié par l’abbé Migne, 1847, t. 1, p. 705 sq.

 

 

Éclaircissements

 

Oserez‑vous ainsi, vous, vous jouer des édits du roi ? Ainsi en disant que ce n’est pas se battre en duel que d’aller dans un champ en attendant un homme.

 

Édit : lettre de chancellerie que le roi signe et fait sceller pour servir de loi à ses sujets (Furetière).

Sur le duel, voir le commentaire du fragment Laf. 644, Sel. 529 bis. Peut-ce être autre chose que la complaisance du monde qui vous fasse trouver les choses probables ? Nous ferez-vous accroire que ce soit la vérité et que si la mode du duel n’était point, vous trouveriez probable qu’on se peut battre en regardant la chose en elle-même ?

Gay Jean-Pascal, “La théologie morale dans le pré : la casuistique du duel dans l’affrontement entre laxisme et rigorisme en France au XVIIe siècle”, Histoire, économie, société, 24, 2005, p. 171-194.

Pontas Jean, Dictionnaire des cas de conscience ou décisions, par ordre alphabétique, des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline ecclésiastique, publié par l’abbé Migne, 1847, t. 1, p. 705 sq. Définition. Le duel est un combat prémédité de deux ou de plusieurs personnes qui conviennent d’un lieu et d’un temps pour se battre, avec danger de se tuer ou de se blesser.

Sur l’histoire du duel en France au XVIIe siècle, on peut lire l’ouvrage de Cuénin Micheline, Le duel sous l’ancien régime, qui explique pour quelles raisons l’extirpation du duel a été difficile, et quelle a été l’évolution des idées et des mœurs dans ce domaine.

Mousnier Roland, L’homme rouge, ou la vie du cardinal de Richelieu (1585-1642), coll. Bouquins, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 152. Sur les premiers édits de Louis XIII contre le duel. Voir p. 319 sq. Politique de Louis XIII et de Richelieu en matière de répression des duels.

L’expression se jouer des édits du roi est particulièrement pertinente sur le cas du duel, car la manière dont les casuistes s’y prennent pour l’autoriser consiste à diviser l’acte du duel en plusieurs actions qui semblent par elles-mêmes innocentes, mais dont la somme compose bel et bien le combat singulier : « Car quel mal y a-t-il d’aller dans un champ, de s’y promener en attendant un homme, et de se défendre si on l’y vient attaquer ? » (Provinciale VII, éd. Sellier-Ferreyrolles, Garnier, p. 120).

Laf. 722, Sel. 604. Que l’Église a bien défendu le duel, mais non pas de se promener.

Et aussi l’usure, mais non...

Et la simonie, mais non...

Et la vengeance, mais non...

Et les sodomites, mais non...

Et le quam primum, mais non...

Pascal traite le problème du duel dans plusieurs Provinciales :

Provinciale VII, éd. cit., p. 119-120.

« Montrez-moi, lui dis-je, avec toute cette direction d’intention, qu’il soit permis de se battre en duel. Notre grand Hurtado de Mendoza, dit le Père, vous y satisfera sur l’heure, dans ce passage que Diana rapporte p. 5 tr. 14, r. 99. Si un gentilhomme qui est appelé en duel, est connu pour n’être pas dévot, et que les péchés qu’on lui voit commettre à toute heure sans scrupule, fassent aisément juger, que s’il refuse le duel, ce n’est pas par la crainte de Dieu, mais par timidité ; et qu’ainsi on dise de lui que c’est une poule, et non pas un homme, gallina et non vir ; il peut pour conserver son honneur, se trouver au lieu assigné, non pas véritablement avec l’intention expresse de se battre en duel, mais seulement avec celle de se défendre, si celui qui l’a appelé l’y vient attaquer injustement. Et son action sera tout indifférente d’elle-même. Car quel mal y a-t-il d’aller dans un champ, de s’y promener en attendant un homme, et de se défendre si on l’y vient attaquer. Et ainsi il ne pèche en aucune manière, puisque ce n’est point du tout accepter un duel, ayant l’intention dirigée à d’autres circonstances. Car l’acceptation du duel consiste en l’intention expresse de se battre, laquelle celui-ci n’a pas.

Vous ne m’avez pas tenu parole, mon père. Ce n’est pas là proprement permettre le duel. Au contraire il évite de dire que c’en soit un pour rendre la chose permise ; tant il la croit défendue. Ho, ho, dit le père, vous commencez à pénétrer, j’en suis ravi. Je pourrais dire néanmoins qu’il permet en cela tout ce que demandent ceux qui se battent en duel. Mais puisqu’il faut vous répondre juste, notre père Layman le fera pour moi, en permettant le duel en mots propres, pourvu qu’on dirige son intention à l’accepter seulement pour conserver son honneur, ou sa fortune. C’est au l. 3, p. 3, c. 3, n. 2 et 3. Si un soldat à l’armée, ou un gentilhomme à la cour, se trouve en état de perdre son honneur, ou sa fortune s’il n’accepte un duel, je ne vois pas que l’on puisse condamner celui qui le reçoit pour se défendre. Petrus Hurtado dit la même chose au rapport de notre célèbre Escobar, au tr. I, ex. 7, n. 96, et au n. 98. Il ajoute ces paroles de Hurtado : Qu’on peut se battre en duel pour défendre même son bien, s’il n’y a que ce moyen de le conserver, parce que chacun a le droit de défendre son bien, et même par la mort de ses ennemis. J’admirai sur ces passages de voir que la piété du Roi emploie sa puissance à défendre et à abolir le duel dans ses États ; et que la piété des jésuites occupe leur subtilité à le permettre et à l’autoriser dans l’Église. Mais le bon père était si en train, qu’on lui eût fait tort de l’arrêter, de sorte qu’il poursuivit ainsi. Enfin, dit-il, Sanchez, voyez un peu quels gens je vous cite, fait plus. Car il permet non seulement de recevoir, mais encore d’offrir le duel, en dirigeant bien son intention. Et notre Escobar le suit en cela au même lieu n. 97. Mon père, lui dis-je, je le quitte si cela est ; mais je ne croirai jamais qu’il l’ait écrit, si je ne le vois. Lisez-le donc vous-même, me dit-il ; et je lus en effet ces mots dans la Théologie morale de Sanchez, l. 2, c. 39, n. 7. « Il est bien raisonnable de dire, qu’un homme peut se battre en duel pour sauver sa vie, son honneur, ou son bien en une quantité considérable, lorsqu’il est constant qu’on les lui veut ravir injustement, par des procès et des chicaneries, et qu’il n’y a que ce seul moyen de les conserver. Et Navarrus dit fort bien, qu’en cette occasion il est permis d’accepter, et d’offrir le duel ; Licet acceptare, et offerre duellum. Et aussi qu’on peut tuer en cachette son ennemi : Et même, en ces rencontres-là on ne doit point user de la voie du duel, si on peut tuer en cachette son homme, et sortir par là d’affaire. Car par ce moyen on évitera tout ensemble, et d’exposer sa vie dans un combat, et de participer au péché que notre ennemi commettrait par un duel ».

Voilà, mon père, lui dis-je, un pieux guet-apens : mais, quoique pieux, il demeure toujours guet-apens, puisqu’il est permis de tuer son ennemi en trahison. Vous ai-je dit, répliqua le père, qu’on peut tuer en trahison. Vous ai-je dit, répliqua le Père, qu’on tuer en trahison ? Dieu m’en garde. Je vous dis qu’on peut tuer en cachette ; et de là vous concluez qu’on peut tuer en trahison, comme si c’était la même chose. Apprenez d’Escobar, tr. 6, exa. 4, n. 26, ce que c’est que tuer en trahison, et puis vous parlerez. On appelle tuer en trahison, quand on tue celui qui ne s’en défie en aucune manière. Et c’est pourquoi celui qui tue son ennemi n’est pas dit le tuer en trahison, quoique ce soit par derrière, ou dans une embûche ; licet per insidias, aut a tergo percutiat. Et au même traité, n. 56. Celui qui tue son ennemi avec lequel il s’était réconcilié sous promesse de ne plus attenter à sa vie, n’est pas absolument dit le tuer en trahison, à moins qu’il n’y eût entre eux une amitié bien étroite, arctior amicitia. »

Provinciale XIV, éd. cit. p. 263-264.

« Aussi, mes Pères, il est constant que vos auteurs permettent de tuer pour la défense de son bien et de son honneur, sans qu’on soit en aucun péril de sa vie. Et c’est par ce même principe qu’ils autorisent les duels, comme je l’ai fait voir par tant de passages sur lesquels vous n’avez rien répondu. Vous n’attaquez dans vos écrits qu’un seul passage de votre P. Layman, qui le permet, lorsque autrement on serait en péril de perdre sa fortune ou son honneur : et vous dites que j’ai supprimé ce qu’il ajoute, que ce cas-là est fort rare. Je vous admire, mes Pères ; voilà de plaisantes impostures que vous me reprochez ! Il est bien question de savoir si ce cas-là est rare ! il s’agit de savoir si le duel y est permis. Ce sont deux questions séparées. Layman, en qualité de casuiste, doit juger si le duel y est permis, et il déclare que oui. Nous jugerons bien sans lui si ce cas-là est rare, et nous lui déclarerons qu’il est fort ordinaire. Et si vous aimez [mieux] en croire votre bon ami Diana, il vous dira qu’il est fort commun, part. 5, tract. 14, misc. 2, resol. 99. Mais qu’il soit rare ou non, et que Layman suive en cela Navarre, comme vous le faites tant valoir, n’est-ce pas une chose abominable qu’il consente à cette opinion : Que, pour conserver un faux honneur, il soit permis en conscience d’accepter un duel, contre les édits de tous les États chrétiens, et contre tous les Canons de l’Église, sans que vous ayez encore ici pour autoriser toutes ces maximes diaboliques, ni lois, ni Canons, ni autorités de l’Écriture ou des Pères, ni exemple d’aucun saint, mais seulement ce raisonnement impie : L’honneur est plus cher que la vie ; or, il est permis de tuer pour défendre sa vie : donc il est permis de tuer pour défendre son honneur ? Quoi ! mes Pères, parce que le dérèglement des hommes leur a fait aimer ce faux honneur plus que la vie que Dieu leur a donnée pour le servir, il leur sera permis de tuer pour le conserver ? C’est cela même qui est un mal horrible, d’aimer cet honneur-là plus que la vie. Et cependant cette attache vicieuse, qui serait capable de souiller les actions les plus saintes, si on les rapportait à cette fin, sera capable de justifier les plus criminelles, parce qu’on les rapporte à cette fin ! »

L’intérêt du présent fragment est que Pascal ne s’y place pas du point de vue religieux, et qu’il ne s’en prend pas ici aux maximes des casuistes sur le duel pour des raisons religieuses (qui sont naturellement sous-entendues, en raison du commandement Tu ne tueras pas, qui interdit l’homicide volontaire). Il soutient que ces maximes sont nuisibles en politique, et tendent à la destruction du lien social. Les casuistes, qui prétendent ne proposer que des maximes de morale chrétienne, portent en réalité atteinte à l’ordre social tout entier, et s’opposent aux autorités qui s’emploient à maintenir un ordre social qui préserve les sujets de la violence et de la mort.

Ce point a été bien étudié par Gérard Ferreyrolles dans son livre Pascal et la raison du politique, P. U. F., Paris, 1984, p. 52 sq., sur « l’anomie jésuite ». Les maximes des casuistes ne renversent pas seulement les lois de la religion ; ce n’est qu’en apparence que les jésuites semblent ne pas « blesser sensiblement l’État » : p. 54. Ils ne le font que dans la mesure où ils craignent les représailles. Dans un État chrétien, « la corruption de la religion entraine aussitôt un risque de désagrégation politique » : p. 55. Les casuistes, en ôtant les scrupules du monde, détruisent, pour le plus grand dommage de l’État, les scrupules « qui arrêtent la plupart des crimes dans leur naissance » (Provinciale XIV, éd. Cognet-Ferreyrolles, p. 265). Dans le cas particulier du duel, Pascal estime que, lorsque des casuistes tels que Navarre et Sanchez admettent que « licet acceptare et offerre duellum », ils se jouent des édits du roi : p. 56-57. Les jésuites se conduisent ainsi en « perturbateurs de l’ordre public, et ennemis non seulement du roi et de l’État, comme le Parlement de Paris les a nommés, mais bien de tous les rois, et de toutes les nations du monde » (G. Hermant).

Sur le traitement de la question du duel dans la VIIe Provinciale, voir Jouslin Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, t. 1, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, p. 238 sq., qui présente un état de la question à l’époque, en insistant sur le fait que « l’état des mentalités, au moment où Pascal écrit, est [...] plus ou moins prêt, dans la plus grande majorité des cas, à admettre une interdiction totale des duels. » Il remarque aussi que Pascal réalise un « coup polémique » en faisant appel au roi comme arbitre, lorsqu’il écrit dans la VIIe Provinciale : « J’admirai sur ces passages de voir que la piété du roi emploie sa puissance à défendre et à abolir le duel dans ses états, et que la piété des jésuites occupe leur subtilité à le permettre et à l’autoriser dans l’Église » (éd. Cognet-Ferreyrolles, Garnier, p. 121).

La XIVe Provinciale fait écho à cette idée, éd. Cognet-Ferreyrolles, p. 273 :

« on doit louer Dieu de ce qu’il a éclairé l’esprit du Roi par des lumières plus pures que celles de votre théologie. Ses édits si sévères sur ce sujet n’ont pas fait que le duel fût un crime ; ils n’ont fait que punir le crime qui est inséparable du duel. Il a arrêté, par la crainte de la rigueur de sa justice, ceux qui n’étaient pas arrêtés par la crainte de la justice de Dieu ; et sa piété lui a fait connaître que l’honneur des chrétiens consiste dans l’observation des ordres de Dieu et des règles du christianisme, et non pas dans ce fantôme d’honneur que vous prétendez, tout vain qu’il soit, être une excuse légitime pour les meurtres. Ainsi vos décisions meurtrières sont maintenant en aversion à tout le monde, et vous seriez mieux conseillés de changer de sentiments, si ce n’est par principe de religion, au moins par maxime de politique. Prévenez, mes Pères, par une condamnation volontaire de ces opinions inhumaines, les mauvais effets qui en pourraient naître, et dont vous seriez responsables. Et pour recevoir plus d’horreur de l’homicide, souvenez-vous que le premier crime des hommes corrompus a été un homicide en la personne du premier juste ; que leur plus grand crime a été un homicide en la personne du chef de tous les justes ; et que l’homicide est le seul crime qui détruit tout ensemble l’État, l’Église, la nature et la piété. »

Olivier Jouslin cite, p. 490, un long passage dans lequel F. Billacois soutient que « Pascal n’a rien compris au duel » pour ce qui est de « l’analyse psychologique et sociale », notamment aux idées d’une « réparation qui n’est pas vengeance, une rencontre voulue et décidée d’un commun accord entre les parties, un affrontement qui est le fruit d’un pacte, un meurtre qui est témoignage d’estime, et qui va parfois jusqu’à la proclamation d’une solidarité profonde entre les deux combattants ». Il est certain que Pascal, si en réalité il comprend fort bien la mentalité des duellistes, récuse ces notions qui relèvent sans doute à ses yeux d’une forme de direction d’intention, propre à faire passer un homicide pour l’effet d’un « commun accord » et un « témoignage d’estime ». L’argument selon lequel ce que Pascal reproche le plus au duel, c’est que, n’étant « le résultat ni d’un froid calcul ni d’une bouillante colère, « il est gratuit » et « ne relève pas de la raison », doit choquer en Pascal l’homme qui « sait le prix des choses », et « pense bourgeoisement pour les économies contre tous les gaspillages » ne paraît pas vraiment pertinent.

Il peut être en revanche utile de lire la Note de Wendrock de la XIVe Provinciale, ou Dissertation théologique sur l’homicide, quoiqu’elle traite de l’homicide en général, et non pas seulement du duel.