Pensées diverses IV – Fragment n° 11 / 23 – Papier original : RO 229-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 161 p. 393-394 / C2 : p. 363 à 365

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIV - Vanité de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 188-189 /

1678 n° 14 p. 184

Éditions savantes : Faugère I, 185, XXI et XX ; 251, XV ; 186, XXII  / Havet XXV.2, III.7, VII.33, XXV.64 / Brunschvicg 456, 176, 3, 866 / Tourneur p. 117-3 / Le Guern 632 / Lafuma 749 à 752 (série XXVI) / Sellier 622

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Bibliographie

 

 

BUFORD Norman, “L’idée de règle chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 87-99.

MESNARD Jean, Pascal et les Roannez, Desclée de Brouwer, Paris, 1965.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

MOREAU Denis, Deux cartésiens, La polémique Arnauld Malebranche, Paris, Vrin, 1999.

PLAZENET Laurence, “Sordes et trivialités dans les Pensées : pour un Pascal écrivain”, in Relire l’apologie pascalienne, Chroniques de Port-Royal, 63, Paris, Société des Amis de Port-Royal, 2013, p. 93-94.

 

 

Éclaircissements

 

Quel dérèglement de jugement par lequel il n’y a personne qui ne se mette au‑dessus de tout le reste du monde, et qui n’aime mieux son propre bien que celui et la durée de son bonheur et de sa vie que celle de tout le reste du monde !

 

Voir le dossier thématique sur le moi et le texte Amour propre (Laf. 978, Sel. 743).

Pensée n° 8H-19T recto (Laf. 919, Sel. 751). Eritis sicut dii scientes bonum et malum ; tout le monde fait le Dieu en jugeant : cela est bon ou mauvais et s’affligeant ou se réjouissant trop des événements.

Après son propre bien, note Brunschvicg, Pascal a écrit que celui, qu’il a immédiatement barré, puis a achevé la phrase sans indiquer à quoi l’homme préfère son propre bien. En effet, la dernière partie de la phrase, que celle de tout le reste du monde, ne peut se rapporter qu’à la durée de son bonheur et de sa vie. S’agit-il d’un oubli ? On peut considérer celle comme un accord par proximité.

Dérèglement : désordre, action ou mouvement qui se fait contre les lois naturelles, ou civiles, ou morales. Cet homme vit dans un grand dérèglement (Furetière). Le même mot dérèglement est fréquent dans les Provinciales pour désigner les actions des hommes, et surtout ceux qui suivent les opinions probables des casuistes.

La XIVe Provinciale, éd. Cognet, Garnier, p. 263-264, présente l’intérêt d’associer ce mot avec celui de renversement, qui le complète :

« Que Layman suive en cela Navarre, comme vous le faites tant valoir, n’est-ce pas une chose abominable qu’il consente à cette opinion : Que, pour conserver un faux honneur, il soit permis en conscience d’accepter un duel, contre les édits de tous les États chrétiens, et contre tous les Canons de l’Église, sans que vous ayez encore ici pour autoriser toutes ces maximes diaboliques, ni lois, ni Canons, ni autorités de l’Écriture ou des Pères, ni exemple d’aucun saint, mais seulement ce raisonnement impie : L’honneur est plus cher que la vie ; or, il est permis de tuer pour défendre sa vie : donc il est permis de tuer pour défendre son honneur ? Quoi ! mes Pères, parce que le dérèglement des hommes leur a fait aimer ce faux honneur plus que la vie que Dieu leur a donnée pour le servir, il leur sera permis de tuer pour le conserver ? C’est cela même qui est un mal horrible, d’aimer cet honneur-là plus que la vie. Et cependant cette attache vicieuse, qui serait capable de souiller les actions les plus saintes, si on les rapportait à cette fin, sera capable de justifier les plus criminelles, parce qu’on les rapporte à cette fin ! Quel renversement, mes Pères ! et qui ne voit à quels excès il peut conduire ? »

Le Factum pour les curés de Paris, in Les Provinciales, éd. Cognet, p. 405, précise en quoi les opinions probables des casuistes introduisent dans la morale bien plus que des dérèglements : ils les justifient en détruisant les véritables règles de la morale chrétienne :

« Ce qu’il y a de plus pernicieux dans ces nouvelles morales, est qu’elles ne vont pas seulement à corrompre les mœurs, mais à corrompre la règle des mœurs ; ce qui est d’une importance tout autrement considérable. Car c’est un mal bien moins dangereux et bien moins général d’introduire des dérèglements, en laissant subsister les lois qui les défendent, que de pervertir les lois et de justifier les dérèglements ; parce que, comme la nature de l’homme tend toujours au mal dès sa naissance, et qu’elle n’est ordinairement retenue que par la crainte de la loi, aussitôt que cette barrière est ôtée, la concupiscence se répand sans obstacle ; de sorte qu’il n’y a point de différence entre rendre les vices permis et rendre tous les hommes vicieux. »

Dans le même écrit, p. 407, Pascal met directement ce dérèglement avec la libération de l’amour propre :

« On voit, en ce peu de mots, l’esprit de ces casuistes, et comment, en détruisant les règles de la piété, ils font succéder au précepte de l’Écriture, qui nous oblige de rapporter toutes nos actions à Dieu, une permission brutale de les rapporter toutes à nous-mêmes : c’est-à-dire, qu’au lieu que Jésus-Christ est venu pour amortir en nous les concupiscences du vieil homme, et y faire régner la charité de l’homme nouveau, ceux-ci sont venus pour faire revivre les concupiscences et éteindre l’amour de Dieu, dont ils dispensent les hommes, et déclarent que c’est assez pourvu qu’on ne le haïsse pas. »

Laf. 697, Sel. 576. Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la nature et ils la croient suivre, comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau, mais où prendrons-nous un port dans la morale ?

Le fragment suivant explique pour quelle raison l’amour propre est source de dérèglement :

Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes. Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme. La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.

A contrario, voir les remarques sur l’idée de règle dans les éclaircissements du fragment Géométrie-finesse II (Laf. 513, Sel. 671), et l’article de Buford Norman, “L’idée de règle chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, 1979, p. 87-99.

Eugène Ionesco a peut-être pensé à ce passage, lorsque, dans Le roi se meurt, il fait dire au roi Bérenger : « Que tous meurent, pourvu que je vive éternellement, même tout seul dans le désert sans frontière » (Théâtre complet, éd. E. Jacquart, Pléiade, Paris, Gallimard, 1991, p. 768).

 

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Cromwell allait ravager toute la chrétienté, la famille royale était perdue, et la sienne à jamais puissante sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère. Rome même allait trembler sous lui. Mais ce petit gravier s’étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, tout en paix, et le roi rétabli.

 

Sur Olivier Cromwell (1599-1658), voir l’article Cromwell du Dictionnaire du Grand Siècle de F. Bluche, qui donne les indications nécessaires, et pour approfondir, voir Cottret Bernard, Cromwell, Paris, Fayard, 1992. Voir dans les transcriptions les difficultés de lecture qu’occasionne ce nom.

Indication chronologique à tirer de ce fragment : voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 47 et p. 372. Cromwell meurt le 3 septembre 1658. Le rétablissement de la monarchie en Angleterre date du 25 mai 1660. La note de Pascal est nécessairement postérieure à cette date. Voir Méthodes chez Pascal, p. 164 sq.

Rome même allait trembler sous lui : le puritain Cromwell a persécuté violemment les catholiques Irlandais, et confisqua leurs biens. Il prit aussi la défense des protestants d’Europe.

[Sa famille] à jamais puissante : Cromwell a désigné son fils Richard pour successeur. Mais comme le dit Pascal, celui-ci a bientôt été contraint d’abdiquer.

Mesnard Jean, Pascal et les Roannez, p. 698 sq. Par Ernest-Philippe, comte de Morlot, Pascal dispose d’informations sur les affaires d’Angleterre. Morlot est de famille d’origine française, apparemment poitevine, expatriée en Suisse au temps des guerres de religion, où elle a été anoblie par le duc de Lorraine. Il accompagne son père en Angleterre ; il semble connaître intimement la famille royale : le 10 mars 1661, il présente Huygens à la veuve et à la fille de Charles Ier. C’est surtout à partir de 1660 que Pascal a pu rencontrer Morlot. Voir p. 699, sur les informations que Morlot pouvait donner à Pascal sur l’Angleterre (notamment le fragment sur Cromwell). Sur les rapports de Morlot avec Port-Royal, voir p. 705. Sur sa carrière, voir p. 701 sq.

C’est une autre forme de l’effet nez de Cléopâtre. Une cause insignifiante, si elle agit en un point crucial, peut avoir des conséquences énormes, parfois catastrophiques, ou au contraire bénéfiques.

Dossier de travail (Laf. 413, Sel. 32). Qui voudra connaître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause en est un je ne sais quoi. Corneille. Et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnaître remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopâtre s’il eût été plus court toute la face de la terre aurait changé.

Nicole Pierre, De la faiblesse de l’homme, I, ch. IV, Essais de morale, I, éd. L. Thirouin, Paris, P. U. F., p. 36. « Si nous voyions ce qui nous fait mourir, nous en serions surpris. Ce n’est quelquefois qu’une goutte d’humeur étrangère, qu’un grain de matière mal placé, et cette goutte ou ce grain suffit pour renverser tous les desseins ambitieux de ces conquérants et de ces maîtres du monde ».

Uretère : terme de médecine. Le conduit de l’urine dans la verge. Au pluriel : terme de médecine, qui se dit des deux vaisseaux creux, blancs, épais et nerveux comme des artères, qui vont jusqu’à la vessie ; on les appelle aussi uriniers, urinaux, conduits pissotiers ; ils n’ont qu’une tunique simple, mais épaisse, tissue de filaments obliques, afin qu’ils se dilatent et resserrent aisément. Ils servent à porter l’urine dans la vessie, que la vertu des reins a séparée d’avec le sang séreux (Furetière).

Plazenet Laurence, “Sordes et trivialités dans les Pensées : pour un Pascal écrivain”, in Relire l’apologie pascalienne, Chroniques de Port-Royal, 63, p. 93-94. Voir p. 94, sur le manque de bienséance du mot uretère.

Havet, I, p. 37, renvoie à Montaigne, Essais, II, XII, Apologie de Raymond Sebond, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 485 : « Les poux sont suffisants pour faire vaquer la dictature de Sylla », à propos de la maladie dont est mort le tyran.

Il renvoie aussi à Balzac, Aristippe, Discours III, in Œuvres de M. J.-L. de Guez de Balzac, éd. L. Moreau, II, Paris, Lecoffre, 1854, p. 191 : « Les grands événements ne sont pas toujours produits par les grandes causes. Les ressorts sont cachés et les machines paraissent : et quand on vient à découvrir ces ressorts, on s’étonne de les voir si faibles et si petits ». Mais le rapprochement ne s’impose pas vraiment.

Ce fragment a-t-il une signification finaliste, ou ne signifie-t-il pas autre chose que l’effet papillon ? Arnauld a abordé la question à propos d’un épisode du Livre des Juges. Voir Arnauld Antoine, Réflexions philosophiques et théologiques, Œuvres, XXXIX, I, 1, p. 177. La pierre d’Abimélech, et l’intervention de Dieu dans les événements fortuits produits par des causes mécaniques naturelles. Sur l’histoire d’Abimélech, voir Juges, IX, 4-5, et 53 (« En même temps une femme jetant d’en haut un morceau d’une meule de moulin, frappa Abimélech à la tête et lui en fit sortir la cervelle »). Arnauld écrit :

« L’Écriture nous raconte qu’une pierre, tombant du haut d’une tour, cassa la tête d’Abimélech fils de Gédéon, qui avait fait tuer tous ses frères, à l’exception d’un seul. On ne peut douter raisonnablement que cette pierre, en tombant, n’ait observé les lois générales du mouvement des choses pesantes, et que la plaie qu’elle fit à la tête de ce méchant prince ne se fût faite aussi selon les lois de la communication des mouvements.

On peut donc dire que Dieu a agi dans la blessure de ce méchant homme selon les lois générales de la nature, qu’il a lui-même établies. Mais s’ensuit-il de là qu’il n’ait agi que selon ces lois, et qu’il n’a eu sur cela aucune volonté particulière ? Pour en juger, remontons plus haut. Cette pierre tomba de cette tour. Fut-ce d’elle-même ? Ce fut une femme qui la jeta. Or qui peut douter que Dieu n’eût conduit la volonté et la main de cette femme, si on considère que l’Écriture nous apprend que cela arriva par une juste vengeance de Dieu, qui avait été prédite par le plus jeune des enfants de Gédéon, qui avait échappé à la cruauté de son frère ? Il en est de même d’une infinité d’autres accidents, qui, à n’y considérer que les causes prochaines, paraissent n’être que des suites des lois générales, tels que sont les famines, les pestes, les naufrages. Mais la religion nous apprend que Dieu y peut contribuer et y contribue en effet, en mille manières qui nous sont cachées. Il est donc certain, et c’est tout ce que j’avais envie de faire remarquer en cet endroit, que ce sont deux propositions qu’il ne faut pas confondre, ni inférer la seconde de la première : Dieu a agi ou a paru agir, à l’égard d’un certain effet, selon les lois générales de la nature. Et Dieu n’a agi, à l’égard de cet effet, que selon les lois générales de la nature ; et cet effet n’en a été qu’une suite ».

Moreau Denis, Deux cartésiens, La polémique Arnauld Malebranche, p. 199 sq. Problématique cartésienne de la finalité. La pierre qui cassa la tête d’Abimélech et Jérusalem désolée : p. 206 sq.

La question est de savoir ce que pensait Pascal sur ce sujet. On peut là-dessus consulter le livre de Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977, qui analyse les idées de Pascal sur les critères qui permettent de savoir si un événement doit être pris pour un miracle, savoir une intervention extraordinaire de Dieu dans les événements du monde naturel.

 

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Ceux qui sont accoutumés à juger par le sentiment ne comprennent rien aux choses de raisonnement. Car ils veulent d’abord pénétrer d’une vue et ne sont point accoutumés à chercher les principes. Et les autres au contraire, qui sont accoutumés à raisonner par principes, ne comprennent rien aux choses de sentiment, y cherchant des principes et ne pouvant voir d’une vue.

 

L’intérêt de ce fragment est de préciser en quoi la différence des géomètres et des esprits qui jugent par sentiment peuvent être incapables de se comprendre entre eux.

Sur le mot sentiment, voir Grandeur 6 (Laf. 110, Sel 142).

Pascal explique en effet dans le grand texte sur l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, Géométrie-Finesse II (Laf. 512, Sel. 670), que tous deux ont en commun une sorte de structure géométrique, fondée sur le fait que tous deux partent de principes dont ils tirent les conséquences, la grande différence consistant dans la délicatesse des principes et leur grand nombre. Voir sur ce point Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 96 sq. Ceux qui sont accoutumés à raisonner par principes sont aussi bien ceux qui raisonnent géométriquement que ceux qui raisonnent par finesse.

Mais il s’agit ici d’une autre distinction, qui oppose les jugements par sentiment qui saisissent les choses dans leur ensemble, par intuition et sans recours à des principes, aux jugements de l’esprit de finesse et de l’esprit de géométrie, qui procèdent chacun à sa manière par principes et conséquences.

On peut hésiter sur le sens de l’expression ne comprennent rien aux choses de sentiment : il faut entendre que ceux qui pensent par raisonnement ne peuvent pas comprendre les réalités qui sont accessibles à l’intuition du sentiment.

Pascal ne prend pas parti sur la supériorité d’une forme d’esprit sur l’autre, pour ce qui touche la vérité. Il n’aborde pas non plus la question de la connaissance religieuse par raison et par sentiment. La connaissance par sentiment est évidemment susceptible d’être confondue avec les effets de la fantaisie. Et le raisonnement peut en être de ce fait affecté.

Laf. 530, Sel. 455. Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment ; de sorte qu’on ne peut distinguer entre ces contraires. L’un dit que mon sentiment est fantaisie, l’autre que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir une règle. La raison s’offre mais elle est ployable à tous sens. Et ainsi il n’y en a point.

Du présent fragment se déduit facilement cette maxime :

Géométrie-finesse I (Laf. 511, Sel. 669). Diverses sortes de sens droit, les uns dans un certain ordre de choses et non dans les autres ordres où ils extravaguent.

 

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Deux sortes de gens égalent les choses, comme les fêtes aux jours ouvriers, les chrétiens aux prêtres ; tous les péchés entre eux, etc. Et de là les uns concluent que ce qui est donc mal aux prêtres l’est aussi aux chrétiens. Et les autres, que ce qui n’est pas mal aux chrétiens est permis aux prêtres.

 

L’objet de ce fragment n’est pas parfaitement clair. Pascal ne dit pas bien quelles sont les deux sortes de gens en question. Il semble qu’il leur reproche un manque de discernement, c’est-à-dire de capacité de faire les différences.

Jours ouvriers, autrement dit jours ouvrables : les jours où il n’est point fête, où il est permis de travailler et d’ouvrir les boutiques. Les fêtes sont nécessairement chômées. Égaler les fêtes aux jours ouvriers, c’est assimiler des contraires, ou ne pas comprendre une distinction notoire qui structure la vie ordinaire.

Tous les péchés entre eux : tous les péchés ne sont pas identiques, ni de même gravité les uns que les autres. Le péché mortel est caractérisé par trois traits : la pleine connaissance du mal de l’action, le plein consentement de la personne qui la commet et une matière grave. Il constitue une rupture du lien qui unit l’homme à Dieu, et constitue une sorte de mort spirituelle, qui ne peut être réparée que par la pénitence qui remet l’âme en état de grâce. Le péché véniel est une faute de gravité moindre, qui n’entraîne qu’un affaiblissement de l’état de grâce ; cependant le péché véniel peut entraîner à sa suite d’autres péchés, qui finissent par faire tomber dans un péché mortel.

Sur la distinction entre péchés véniels et mortels, voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, en s’aidant de l’index. Voir aussi, pour approfondir, Saint Augustin, Œuvres, t. 23, Premières polémiques contre Julien d’Éclane, Desclée de Brouwer, 1974, p. 685 sq.

Peut-être faut-il penser à la thèse des stoïciens qu’il n’y a pas de degrés dans la vertu ni dans le vice, de sorte que tous les hommes sont soit complètement vicieux, soit complètement vertueux. Voir sur ce point Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 458. Sur l’idée que toutes les actions droites, comme les fautes, se valent, voir aussi Rodis-Lewis, La morale stoïcienne, Paris, P. U. F., 1970, p. 34.

Il semble que dans ces deux cas, l’erreur consiste à identifier le tout et la partie, alors que la partie est soumise à des règles spéciales. On peut considérer par exemple qu’un jour en vaut un autre ; mais ce n’est pas pour autant que l’on peut considérer que ce qui vaut pour les jours fériés vaut pour les jours qui ne le sont pas.

Le passage concerne peut-être la casuistique, dont il dénonce l’un des procédés, qui consiste à assimiler des réalités qui ne peuvent pas être identifiées les unes aux autres.

On trouve dans les Provinciales des exemples de ce procédé, qui permet d’autoriser des maximes indéfendables en elles-mêmes. Par exemple, si l’on dit qu’un juge qui rend la justice peut aussi rendre l’injustice, on justifie la corruption des magistrats en « égalant » deux manières de gagner de l’argent, l’une légitime, l’autre illégitime (cas cité dans la huitième Provinciale).

Et de là les uns concluent que ce qui est donc mal aux prêtres l’est aussi aux chrétiens : ce qui est péché pour un prêtre ne l’est pas nécessairement pour un laïc, par exemple vivre avec une femme. Les personnes dont parle Pascal seraient donc coupables d’un excès de sévérité. Mais il n’en donne aucune explication précise.

Et les autres que ce qui n’est pas mal aux chrétiens est permis aux prêtres : certaines choses sont permises aux laïcs qui ne le sont pas aux prêtres, comme le mariage. Pascal s’en prendrait, dans cette hypothèse, à des personnes qui feraient preuve d’un grand relâchement en matière de morale, savoir sans doute les casuistes.

Mais ces interprétations demanderaient confirmations et éclaircissements.

Quoi qu’il en soit, il est piquant de voir que Pascal discerne deux types de personnes qui ne sont pas capables de discerner les choses.

Le manque de savoir discerner est aux yeux de Pascal une preuve de vulgarité :

Géométrie-finesse I (Laf. 510, Sel. 669). À mesure qu’on a plus d’esprit on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent point de différence entre les hommes.