Pensées diverses IV – Fragment n° 4 / 23 – Papier original : RO 443-3 r° / v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 154 p. 387 v°-389 / C2 : p. 353 à 355

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVII - Pensées sur les miracles : 1669 et janvier 1670 p. 231-233 /

1678 n° 16 p. 224-225

Éditions savantes : Faugère II, 234, XXX / Havet XXIII.23 / Brunschvicg 817 / Tourneur p. 114 / Le Guern 625 / Lafuma 734 (série XXVI) / Sellier 615

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Bibliographie

 

 

BOULLIER David Renaud, Apologie de la métaphysique... avec les Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, Jean Catuffe, 1753.

ERNST Pol, “Les autographes de Gilberte dans l’original des Pensées”, Chroniques de Port-Royal, 31, 1982, p. 69-92.

FERREYROLLES Gérard, “Lecture pascalienne des miracles en Montaigne”, in Montaigne et Les Essais 1580-1980. Actes du Congrès de Bordeaux. In : Bulletin de l'Association d'étude sur l'humanisme, la Réforme et la Renaissance, n° 17, 1983, p. 118-134.

LENOBLE Robert, Mersenne ou la naissance du mécanisme, 2e éd., Paris, Vrin, 1971.

MESNARD Jean, “L’incipit dans les fragments des Pensées”, Littératures, 29, automne 1993, p. 25-39.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

NORDON Marcel, Histoire de l’hydraulique, II, L’eau démontrée, Paris, Masson, 1992.

SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977.

VOLTAIRE, Lettres philosophiques, éd. A. McKenna et O. Ferret, Paris, Garnier, 2010.

 

 

Éclaircissements

 

Ce fragment offre l’occasion d’observer la manière dont Pascal développe une première rédaction (en l’occurrence celle du fragment suivant (Laf. 735, Sel. 616)). On l’y voit dessiner d’abord la ligne directrice de son argumentation. Dans la seconde rédaction, il développe et ordonne les arguments encore demeurés à l’état d’esquisse.

Pascal modifie aussi la manière même dont le problème des vrais et faux miracles est posée : alors que dans Laf. 735, Sel. 616, il part de la constatation d’un fait simple, il en élabore ici une problématique plus complexe, rigoureuse et convaincante.

Voir dans le commentaire la place que ce texte peut trouver dans l’ensemble du système apologétique de Pascal.

D’autre part, le lecteur doit savourer l’ironique habileté avec laquelle Pascal tire la preuve de l’existence d’une vraie religion du fait qu’il en existe de fausses.

Sur ce fragment, voir l’analyse de Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977, p. 15 sq.

 

Un cas de datation possible d’un fragment

 

Écriture de Gilberte, d’après Ernst Pol, “Les autographes de Gilberte dans l’original des Pensées”, Chroniques de Port-Royal, 31, 1982, p. 70. Même identification dans Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 47. Au temps de la composition des Pensées, Pascal et Gilberte n’ont vécu ensemble qu’à trois reprises : de décembre 1658 à mars 1659 à Paris, de mai à août 1660 à Clermont, et à partir du printemps 1661 à Paris. La dernière date est seule à retenir.

 

D’où vient qu’on croit tant de menteurs qui disent qu’ils ont vu des miracles et qu’on ne croit aucun de ceux qui disent qu’ils ont des secrets pour rendre l’homme immortel ou pour rajeunir.

 

Mesnard Jean, “L’incipit dans les fragments des Pensées”, Littératures, 29, automne 1993, p. 25-39. Voir p. 30, sur les débuts en forme d’interrogation.

Ce texte est représentatif de la manière dont Pascal substitue à un problème mal posé un autre, plus original, dont il dégage des conséquences inattendues.

Pascal ne pose évidemment pas le problème de savoir comment des personnes de bonne foi peuvent croire à des miracles : la question ainsi posée n’a évidemment pas de réponse satisfaisante, car d’un côté les incrédules reprocheront aux gens du peuple leur crédulité, mais les naïfs persisteront à penser qu’ils ont raison de croire aux miracles. La controverse est indécidable en l’état.

Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, § XLI, éd. A. McKenna et O. Ferret, p. 167 sq. « Il me semble que la nature humaine n’a pas besoin du vrai pour tomber dans le faux. On a imputé mille fausses influences à la lune avant qu’on imaginât le moindre rapport véritable avec le flux de la mer. Le premier homme qui a été malade a cru sans peine le premier charlatan. Personne n’a vu de loups-garous ni de sorciers, et beaucoup y ont cru. Personne n’a vu de transmutation de métaux, et plusieurs ont été ruinés par la créance de la pierre philosophale. Les Romains, les Grecs, tous les païens ne croyaient-ils donc aux faux miracles dont ils étaient inondés que parce qu’ils en avaient vu de véritables ? »

Le commentaire de Havet sur le fragment de Pascal, qui reprend celui de Voltaire, est décevant. Il remarque qu’une guérison ou un phénomène extraordinaire peuvent avoir des raisons naturelles, alors que le miracle est d’ordre surnaturel. « L’homme est disposé à croire des effets surnaturels, même sans en avoir vu, seulement parce qu’il a vu des effets naturels dont sa raison n’a pas su rendre compte ».

Au lieu de poser le problème à partir du fait brut que les hommes ne sont pas d’accord sur la réalité des miracles, Pascal s’appuie sur ce qu’il appelle un effet, c’est-à-dire un phénomène qui ne va pas de soi, et dans lequel une disproportion entre des faits réclame qu’on en trouve la raison et le fondement. Voir Raisons des effets sur cette notion.

Pascal laisse donc provisoirement de côté le problème sensible du miracle, et surtout du miracle religieux, pour envisager une incohérence apparente dans la conduite ordinaire des hommes : ceux-ci devraient en théorie accorder la même confiance ou la même défiance aux allégations des diseurs de nouvelles extraordinaires. Or il n’en va pas ainsi : les mêmes personnes accordent d’une part foi aux menteurs qui disent qu’ils ont vu des miracles, mais ils la refusent d’autre part à ceux qui disent qu’ils ont des secrets pour rendre l’homme immortel ou pour rajeunir. Pascal tient là l’effet qui demande une explication.

La discussion de Boullier David Renaud, Apologie de la métaphysique... avec les Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XXXII, 1753, p. 90 sq., qui répond à Voltaire, est plus ferme que d’ordinaire. Voltaire s’en prend, écrit Boullier,

« à une réflexion de Pascal touchant les miracles, savoir qu’il n’y a tant de faux miracles que parce qu’il y en a de vrais. Le fort de cette pensée gît en ceci, que le mensonge est d’ordinaire la copie, l’imitation de la vérité, et ne s’accrédite que par sa ressemblance avec elle. Le faux prend les apparences d’un vrai déjà connu, et les hommes s’y méprennent. Quoique la licence de feindre n’ait point de bornes, ordinairement l’imagination bâtit ses chimères sur quelque fondement réel ; elle se plaît à emprunter la vérité les couleurs dont elle orne le mensonge. Ainsi les faux remèdes des charlatans supposent la vérité des remèdes : c’est même la créance raisonnable donnée d’abord aux vrais remèdes que l’expérience a justifiés, qui sert de prétextes chez bien des esprits, à la confiance pour les faux. Une idée fondée en général est cause que le commun des hommes qui manquent de discernement pour l’appliquer juste, ont une crédulité sans mesure pour tout ce qui se rapporte à cette idée. Que d’exemples on pourrait ajouter à ceux qu’en donne Pascal ! Les fables païennes, les romans eux-mêmes n’ont-ils pas leur fondement dans l’histoire, et n’ont-ils pas par conséquent une vérité qui leur sert de fond ? On a imputé, dites-vous, mille fausses influences à la Lune, avant qu’on imaginât le moindre rapport véritable avec le flux de la mer. Oui, mais ce rapport confus de la Lune avec ce phénomène, rapport connu par une expérience immémoriale, avant qu’on en développât les vraies raisons, a fondé le préjugé populaire sur les fausses influences de la Lune. Le premier homme qui a été malade, a cru sans peine le premier charlatan. D’où M. de V[oltaire] le sait-il ? Qui lui a dit que la vraie médecine n’est pas de plus ancienne date que l’art des charlatans, et que ce ne sont pas les vrais remèdes qui ont accrédité les faux ? Pourquoi avoir une si mauvaise opinion du genre humain ? Le faux merveilleux de la transmutation des métaux s’est établi à l’aide des merveilles réelles qu’opère la chimie. Les loups-garous appartiennent à l’idée générale, qui est vraie, de l’opération des démons, et par conséquent à l’idée d’un ordre surnaturel. Objecter que les Romains et les Grecs croyaient aux prodiges, aux faux miracles, sans en avoir vu de véritables n’infirme en rien la pensée de Pascal : car il suffit que de vrais prodiges se soient opérés dans la monde, n’importe en quel pays, qu’ensuite la connaissance s’en soit répandue, et la mémoire conservée ; cela suffit à en feindre de faux, et pour disposer la crédulité à y ajouter foi. »

Il faut remarquer que ce début diffère considérablement de celui du fragment suivant (Laf. 735, Sel. 616). Dans ce dernier fragment, Pascal part du fait qu’il y a tant de faux miracles, de fausses révélations, sortilèges, etc., alors que le présent fragment part du fait qu’on croit tant de menteurs qui disent qu’ils ont vu des miracles et qu’on ne croit aucun de ceux qui disent qu’ils ont des secrets pour rendre l’homme immortel ou pour rajeunir. La suite de l’argumentation de Laf. 735, Sel. 616 est par conséquent beaucoup moins sûre : la conséquence il ne serait pas possible qu’il y eût tant de faux miracles s’il n’y en avait de vrais ressemble du coup à un raisonnement purement logique, savoir que l’existence du faux présuppose celle du vrai. Pascal s’expose par conséquent à une objection facile, savoir que l’on peut objecter à l’affirmation qu’il ne serait pas possible qu’il y ait tant de fausses religions s’il n’y en avait une véritable que toutes les religions sont fausses par essence et qu’il n’y a tout simplement pas de religion vraie.

Dans le présent fragment, l’argumentation est plus forte parce que Pascal part non du fait « qu’il y a tant de faux miracles », mais qu’à l’égard des faux miracles, les hommes ne suivent pas toujours les mêmes principes, et croient les uns et non les autres. En d’autres termes, alors que dans Laf. 735, Sel. 616, il part d’un simple fait, dans le fragment présent, il part d’un effet complexe.

On peut comparer le point de départ D’où vient qu’on croit tant de menteurs qui disent qu’ils ont vu des miracles et qu’on ne croit aucun de ceux qui disent qu’ils ont des secrets pour rendre l’homme immortel ou pour rajeunir, à la question du fragment Raisons des effets 17 (Laf. 98, Sel. 132) : D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas et un esprit boiteux nous irrite ? À cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons, et pourquoi ne nous fâchons-nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu’on dit que nous raisonnons mal ou que nous choisissons mal ?

Sur la critique des miracles dans les milieux libres-penseurs, notamment Pomponazzi, Cardan et Vanini, voir Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 16 sq.

Si Pascal s’en prend aux façons populaires de penser sur les miracles, il s’est ailleurs pris aux objections des esprits forts dans le fragment Miracles III (Laf. 882, Sel. 444). Athées. Quelle raison ont-ils de dire qu’on ne peut ressusciter ? Quel est plus difficile de naître ou de ressusciter, que ce qui n’a jamais été soit, ou que ce qui a été soit encore ? Est-il plus difficile de venir en être que d’ y revenir ? La coutume nous rend l’un facile, le manque de coutume rend l’autre impossible. Populaire façon de juger.

Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 16 sq. Voir p. 18 sq., sur la manière dont les sceptiques en matière de miracles réduisent ceux que la religion chrétienne attribue au Christ et aux saints à des causes naturelles.

 

Ayant considéré d’où vient qu’on ajoute tant de foi à tant d’imposteurs qui disent qu’ils ont des remèdes jusques à mettre souvent sa vie entre leurs mains,

 

Ce fragment diffère du fragment suivant (Laf. 735, Sel. 616), qui vient tout de suite aux « révélations », aux miracles, et à la religion : Pascal y développe un commentaire sur les remèdes aux maux naturels et les moyens d’empêcher la mort. En revanche, le raisonnement commence par les mirabilia, les événements extraordinaires qui relèvent de l’ordre de la nature, et ne vient aux miracula (miracles au sens religieux), et à la religion que dans le second paragraphe. Cette « dilatation » de son premier texte lui permet de décrire d’abord la manière dont les hommes envisagent les faits extraordinaires qu’ils croient ou ne croient pas, avant d’en venir à la question cruciale des miracles et de la vraie religion. Le second paragraphe, qui commence par les mots il en est de même des prophéties…, propose un raisonnement par analogie qui montre que le cas des faux remèdes permet de comprendre la manière dont les hommes envisagent les choses qui, en religion sont incompréhensibles mais ne laissent pas d’être (A P. R. 2 - Laf. 149, Sel. 182).

Ce qui appelle les remarques suivantes. Pascal situe sa réflexion dans un cadre acceptable, au moins pour son début, par des « libertins ». Il part en effet d’un double fait auquel ils s’arrêtent généralement : primo, il existe des imposteurs qui promettent des remèdes extraordinaires ; secundo, il existe des naïfs pour les croire. En présupposant que ceux qui répandent des mirabilia sont des menteurs qui dupent les simples, il fait une concession apparemment majeure aux esprits forts en reprenant un de leurs thèmes favoris.

Mais son raisonnement commence là où celui des esprits forts finit, puisque Pascal ajoute que, dans certains cas, comme les remèdes de jouvence ou les poudres de résurrection, le peuple ne se laisse généralement pas tromper. Il dédouble ainsi la question, qui n’est alors plus de savoir pourquoi le peuple se laisse duper par les imposteurs, mais aussi pourquoi, dans certains cas, il ne tombe pas dans le panneau.

Cette distinction, qui n’est encore relative qu’à l’ordre de la nature, s’adaptera comme un gant à la surnature par analogie. Le tour d’esprit qui fait que les hommes reçoivent ou refusent les miracles d’origine surnaturelle est le même, mutatis mutandis, que celui par lequel ils acceptent ou rejettent les mirabilia naturels.

 

il m’a paru que la véritable cause est qu’il y en a de vrais. Car il ne serait pas possible qu’il y en eût tant de faux et qu’on y donnât tant de créance s’il n’y en avait de véritables. Si jamais il n’y eût eu remède à aucun mal et que tous les maux eussent été incurables, il est impossible que les hommes se fussent imaginé qu’ils en pourraient donner, et encore plus que tant d’autres eussent donné créance à ceux qui se fussent vantés d’en avoir.

 

Pascal précise ici la raison qui explique le paradoxe indiqué plus haut. Il ordonne ici les points qu’il a présentés de manière moins claire et moins rigoureuse dans le fragment suivant (Laf. 735, Sel. 616) : il ne serait pas possible qu’il y eût tant de faux miracles s’il n’y en avait de vrais, ni tant de fausses révélations s’il n’y en avait de vraies, ni tant de fausses religions s’il n’y en avait une véritable. Car s’il n’y avait jamais eu de tout cela, il est comme impossible que les hommes se le fussent imaginé, et encore plus impossible que tant d’autres l’eussent cru. En d’autres termes, l’existence du faux présuppose celle de la vérité : il faut bien que les hommes aient rencontré des remèdes efficaces, pour qu’ils puissent  concevoir l’idée d’en fabriquer de faux ; s’il n’y avait jamais eu de bon remède, nul n’aurait pensé à en fabriquer de fallacieux.

Ce début rappelle, dans sa forme, le commencement du fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168), qui présente aussi une anabase des effets à leur raison.

La thèse est complexe. Mais Pascal ne l’a pas encore expliquée dans toutes ses conséquences. Il dira plus bas, dans la seconde partie du fragment, qu’elle enferme deux idées :

1. que dans l’ordre du raisonnement, on doit conclure qu’il y a de vrais remèdes à partir du fait qu’il en existe de faux ;

2. que, dans la réalité des choses, par une causalité d’ordre psychologique, c’est l’existence des vrais miracles qui incite des « imposteurs » à en inventer de faux, autrement dit que c’est la réalité du vrai qui engendre le faux, comme un effet collatéral dû à la malice humaine.

 

De même que si un homme se vantait d’empêcher de mourir, personne ne le croirait parce qu’il n’y a aucun exemple de cela. Mais comme il y [a] eu quantité de remèdes qui se sont trouvés véritables par la connaissance même des plus grands hommes, la créance des hommes s’est pliée par là. Et cela s’étant connu possible, on a conclu de là que cela était,

 

Pascal reconstitue ici la genèse de la confiance que l’on a dans la médecine.

Par la connaissance même des plus grands hommes : entendre que l’efficacité de certains remèdes a été reconnue même par des esprits supérieurs, qui ne se laissaient pas duper par les illusions populaires. Pascal lui-même doit être de ceux qui admettent l’efficacité d’une certaine médecine.

Sur les médecins de Port-Royal, voir Duboucher Georges, Port-Royal et la médecine, Paris, Nolin, 2010.

La créance des hommes s’est pliée par là : ce genre de pli résulte de ce que Pascal appelle la machine.

 

Et cela s’étant connu possible, on a conclu de là que cela était, car le peuple raisonne ordinairement ainsi : une chose est possible, donc elle est. Parce que la chose ne pouvant être niée en général puisqu’il y a des effets particuliers qui sont véritables, le peuple, qui ne peut pas discerner quels d’entre ces effets particuliers sont les véritables, les croit tous.

 

Cette analyse de la mentalité populaire est une addition par rapport au fragment suivant (Laf. 735, Sel. 616).

Le raisonnement du peuple procède par une inférence du particulier à l’universel : le peuple qui ne peut pas discerner quels d’entre ces effets particuliers sont les véritables il les croit tous. Ce raisonnement par induction n’est pas nécessairement illégitime : c’est un argument devant lequel Pascal lui-même ne recule pas, par exemple dans son Traité de l’équilibre des liqueurs, I, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1044 où il écrit : « ce que j’ai dit de l’eau se doit entendre de toute autre sorte de liqueur ».

Le vice du raisonnement ne repose pas dans l’induction elle-même, mais dans la base du raisonnement, qui repose sur un double manque de discernement.

Primo, ayant constaté certains effets extraordinaires véritables, il conclut qu’on ne peut pas nier en général leur possibilité, le peuple infère du possible au réel, sans discerner la manière d’être du possible (qui fait qu’un événement extraordinaire particulier peut se produire parfois) et celui du réel (qui fait qu’un événement extraordinaire se produit effectivement) : une chose est possible, donc elle est,

Secundo, faute de savoir discerner quels d’entre ces effets particuliers sont les véritables, par une induction abusive de la partie au tout, il les croit tous. Voir Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser, III, XVIII (éd. de 1664), éd. D. Descotes, 2040, p. 418 sq. Voir p. 451 sq., sur les inductions défectueuses.

Dans cette situation, on ne dira pas que les opinions du peuple sont saines... Pourtant, Pascal montre dans cette analyse que si le peuple se trompe dans ses conclusions, celles-ci naissent d’une application défectueuse de ce que lui enseigne un instinct véridique : on ne croit aux fausses religions que parce que l’on en cherche une vraie : on se trompe seulement dans l’application (voir Laf. 634, Sel. 527).

 

De même ce qui fait qu’on croit tant de faux effets de la lune c’est qu’il y en a de vrais comme le flux de la mer.

 

Quels sont les faux effets que l’on attribue à la lune à l’époque de Pascal ?

Laf. 744, Sel. 618. Lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose il est bon qu’il y ait une erreur commune qui fixe l’esprit des hommes comme par exemple la lune à qui on attribue le changement des saisons, le progrès des maladies, etc., car la maladie principale de l’homme est la curiosité inquiète des choses qu’il ne peut savoir et il ne lui est pas si mauvais d’être dans l’erreur que dans cette curiosité inutile.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 121.

Sur le flux de la mer et les formes qu’il prend dans les marées, voir Laf. 771, Sel. 636.

Flux : se dit de cette agitation réglée des eaux de la mer qui se fait deux fois le jour, qui la fait hausser vers ses bords, ou s’en retirer.

Le problème de l’origine des marées est discuté à l’époque de Pascal. On sait depuis longtemps que la marée est liée à la lune. On en fait état dans les dictionnaires. Voir Ozanam Jacques, Dictionnaire…, p. 224. Pascal a sans doute pu observer par lui-même le cours des marées durant son séjour à Rouen.

Mais sur les causes du flux et du reflux, les controverses à la fin du XVIe siècle et au XVIIe durent aussi depuis l’Antiquité. Voir Nordon Marcel, Histoire de l’hydraulique, II, L’eau démontrée, Paris, Masson, 1992, p. 160 sq.

Taton René (dir.), La science antique et médiévale, p. 381 sq. Le rapprochement entre les marées et le déplacement de la lune est fait dès l’Antiquité ; Ératosthène a l’idée de rapprocher les marées océaniques et les courants alternatifs du détroit de Messine : p. 381. Au IIe siècle, l’astronome Séleucus de Séleucie constate que les marées ne sont pas uniformes dans toutes les mers et à toutes les époques de l’année ; il hasarde une explication météorologique en accord avec la théorie héliocentrique : p. 381. Posidonius a distingué trois périodes du phénomène, semi-diurne, semi-mensuelle et semi-annuelle.

La nature de l’action de la lune ne recueillait pas l’accord général.

Dans son Discorso del flusso e reflusso del mare (8 janvier 1616), Galilée attribue les marées non à l’attraction des corps célestes, mais au mouvement de la terre et à l’inégalité des vitesses des différentes parties de la mer. Galilée en fait la matière de la quatrième journée de son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632), éd. Fréreux, Paris, Seuil, 1992, p. 27 : il récuse l’astrologie, et rejette l’attraction de la lune sur la terre. Galilée explique les marées par la combinaison des mouvements diurne et annuel : la lune constitue avec la terre un système dont la période varie avec la taille du cercle qu’il parcourt. Salviati précise bien qu’il n’en est encore qu’aux hypothèses primitives, car il a dû suivre des rapports contradictoires : il n’a de données que sur la mer Méditerranée, alors que dans d’autres mers, les effets peuvent être différents : p. 406.

Le P. Mersenne s’est intéressé au problème du flux des marées, à l’occasion des écrits de Galilée. Voir la Lettre de Peiresc à Dupuy du 7 avril 1628, in Mersenne, Correspondance, II, p. 61-62. Discussions autour du texte de Galilée, Discorso del flusso écrit sous forme d’une lettre au cardinal Orsini datée du 8 janvier 1616.

Lettre de Descartes à Mersenne du 14 août 1634, in Mersenne, Correspondance, IV, p. 298. Descartes trouve les idées de Galilée tirées « un peu par les cheveux ». Mersenne aussi formule des réserves. Voir aussi Mersenne Marin, Hydraulica, De arte navigandi, Livre II, p. 260.

Mersenne Marin, Questions inouïes, Question X, Quels sont les mouvements de la mer, et quelles en sont les causes, éd. Pessel, Paris, Fayard, p. 33 sq., montre que si l’accord s’est fait sur l’influence de la lune sur les marées, les raisons de cet effet sont encore discutées. Mersenne constate que « nous ne saurions prouver si la lune est cause de ce mouvement, ou si la mer est cause de celui de la lune, ou si une troisième cause fait mouvoir ces deux corps » : « la terre a peut-être quelque mouvement analogue à la respiration des animaux, d’où la mer tire son flux et reflux ». Remarquant que la lune ne peut influencer la mer par une lumière qu’elle n’a pas d’elle-même, ni par sa chaleur, « conséquemment il faut admettre quelque autre influence qui pénètre la terre, comme la vertu de l’aimant pénètre la table à travers laquelle il meut le fer ». Sa conclusion rejoint celle de Pascal dans le fragment Laf. 744, Sel. 618, que lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose il est bon qu’il y ait une erreur commune qui fixe l’esprit des hommes comme par exemple la lune à qui on attribue le changement des saisons, le progrès des maladies, etc. : il vaut mieux observer les mouvements de la mer « que de s’arrêter à ce qui ne ne peut savoir, soit que l’on établisse le mouvement de la terre pour donner le branle à la mer, ou que l’on prenne telle autre hypothèse que l’on voudra » : p. 34.

Nordon Marcel, Histoire de l’hydraulique, II, L’eau démontrée, Paris, Masson, 1992, p. 164. Descartes ébauche une théorie des marées dans ses Principes, IV, 4, en 1644 ; il ne met pas en jeu l’attraction, qui n’existe pas dans son système : la cause des marées est une sorte de mouvement du fluide céleste à travers l’ensemble formé par la terre, la lune et sa trajectoire autour de la terre ; les marées sont plus fortes à la nouvelle et à la pleine lune à cause de l’aplatissement de la trajectoire lunaire.

Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, éd. Fréreux, Paris, Seuil, 1992, p. 409, fait un rapprochement entre les marées et les miracles, mais non sans ironie. Car c’est l’aristotélicien Simplicio qui déclare que si on ne lui présente pas d’explications « conformes aux réalités naturelles », il n’hésitera pas à « croire qu’il s’agit [dans les mouvements de la mer] d’un effet surnaturel et donc miraculeux, impénétrable aux intellects humains, un de ces effets comme il n’y en a une infinité d’autres qui dépendent directement de la main toute-puissante de Dieu ».

 

Il en est de même des prophéties, des miracles, des divinations par les songes, des sortilèges, etc. Car si de tout cela il n’y avait jamais eu rien de véritable, on n’en aurait jamais rien cru et ainsi, au lieu de conclure qu’il n’y a point de vrais miracles parce qu’il y en a tant de faux, il faut dire au contraire qu’il y a certainement de vrais miracles puisqu’il y en a tant de faux, et qu’il n’y en a de faux que par cette raison qu’il y en a de vrais.

 

Pascal entame ici le deuxième volet du raisonnement par analogie : Il faut raisonner de la même sorte pour la religion, parce que la mentalité du peuple est la même quel que soit l’ordre des choses auxquelles il s’applique. Ce mouvement est préparé dans le fragment suivant (Laf. 735, Sel. 616) : Et ainsi, au lieu de conclure qu’il n’y a point de vrais miracles puisqu’il y en a tant de faux, il faut dire au contraire qu’il y a de vrais miracles puisqu’il y en a tant de faux, et qu’il n’y en a de faux que par cette raison qu’il y en a de vrais, et qu’il n’y a de même de fausses religions que par parce qu’il y en a une vraie.

L’idée initiale est reprise, que s’il n’y avait jamais rien eu de véritable on n’en aurait jamais rien cru : de même que s’il n’y avait jamais eu aucun phénomène extraordinaire, comme des guérisons, il est impossible que les hommes se fussent imaginé qu’il puisse y en avoir, c’est-à-dire qu’ils n’en auraient même pas pu en former l’idée. Mais cette fois, Pascal passe des phénomènes naturels aux miracles vrais et faux.

La thèse comporte deux conclusions :

1. La première concerne l’ordre des raisons, par une inférence qui transpose dans l’ordre de la religion ce qui a été dit sur les simples mirabilia et remonte de la constatation des faux miracles à celle des vrais : de même qu’on doit conclure qu’il y a de vrais remèdes, puisqu’il y en a des faux, on doit conclure qu’il y a certainement des vrais miracles, parce qu’il y en a des faux, et une vraie religion du fait qu’il y en a beaucoup de fausses.

2. La seconde concerne l’enchaînement des causes dans la réalité et procède en sens inverse : s’il n’y avait pas eu de vrais miracles, personne n’aurait pu former l’idée d’en inventer de faux. Par conséquent la condition de l’existence des thaumaturges imposteurs consiste dans le fait que des véritables miracles leur ont donné l’idée d’en forger de faux. Le raisonnement vaut pour la religion en général : c’est parce qu’il existe une vraie religion que les hommes ont pu en inventer de fausses.

Le principe de ce raisonnement est que l’on ne peut pas former l’idée de ce qui n’existe pas et n’a jamais été. Pascal applique ce même principe, mais d’une façon différente, dans le raisonnement du fragment Grandeur 13 (Laf. 117, Sel. 149). Lorsque la réalité ne fournit aucun appui à son imagination, l’homme ne forme pas l’idée d’une chose dont il ne connaît pas d’exemple : On ne s’est peut-être jamais avisé de s’affliger de n’avoir pas trois yeux, parce que personne n’en a jamais eu trois. En revanche, lorsque l’imagination peut s’appuyer sur un état de fait connu, devient capable d’inspirer certains sentiments : dès lors que l’on sait que la plupart des hommes ont deux yeux, on est inconsolable de n’en point avoir.

L’énumération des prophéties, des miracles, des divinations par les songes, des sortilèges, est paradoxale sous la plume d’un apologiste de la religion chrétienne.

La divination par les songes se pratique dans l’antiquité étrusque et romaine. Chez les Grecs, la médecine d’Asclépios reposait sur l’interprétation des rêves des malades. L’Apocalypse est un cas d’œuvre prophétique oniromantique. Dans l’Ancien Testament, le livre de Daniel fournit des exemples demeurés célèbres. Il en existe des exemples dans la tradition chrétienne, y compris dans le Nouveau Testament, avec les épisodes du mariage de Joseph et Marie, l’histoire des rois mages et la fuite en Égypte.

Sur l’oniromancie, Pascal, qui connaissait Rabelais, a sans doute lu les chapitres XIII et XIV du Tiers livre. On trouvera une bibliographie relative à cet art divinatoire dans la note de l’édition de Rabelais dans la collection de la Pléiade, éd. M. Huchon et F. Moreau, p. 1391-1392.

Sortilège : sort, maléfice qui se fait par l’apparition et le secours du Diable. Les sortilèges bien approfondis ne sont que des empoisonnements et des profanations de mystères (Furetière).

Pascal aborde brièvement le problème de la sorcellerie par la bouche du bon père casuiste de la VIIIe Provinciale, éd. Cognet, Garnier, p. 148-149, qui distingue, d’après Sanchez, le devin charlatan qui use de l’astrologie, et celui qui, « en habile sorcier », devine « par l’art du diable ». « Voyez donc résoudre cette difficulté-là à Sanchez ; mais aussi c’est Sanchez. Premièrement il distingue en sa Som., l. 2, c. 38, n. 94, 95 et 96 : « Si ce devin ne s’est servi que de l’astrologie et des autres moyens naturels, ou s’il a employé l’art diabolique : car il dit qu’il est obligé de restituer en un cas, et non pas en l’autre. Diriez-vous bien maintenant auquel ? Il n’y a pas là de difficulté, lui dis-je. Je vois bien, répliqua-t-il, ce que vous voulez dire. Vous croyez qu’il doit restituer au cas qu’il se soit servi de l’entremise des démons ? Mais vous n’y entendez rien ; c’est tout au contraire. Voici la résolution de Sanchez, au même lieu : Si ce devin n’a pris la peine et le soin de savoir, par le moyen du diable, ce qui ne se pouvait savoir autrement, si nullam operam apposuit ut arte diaboli id sciret, il faut qu’il restitue ; mais s’il en a pris la peine, il n’y est point obligé. Et d’où vient cela, mon Père, Ne l’entendez-vous pas ? me dit-il. C’est parce qu’on peut bien deviner par l’art du diable, au lieu que l’astrologie est un moyen faux. Mais, mon Père, si le diable ne répond pas à la vérité car il n’est guère plus véritable que l’astrologie, il faudra donc que le devin restitue par la même raison ? Non pas toujours, me dit-il. Distinguo, dit Sanchez sur cela. Car si le devin est ignorant en l’art diabolique, si sit artis diabolicae ignarus, il est obligé à restituer ; mais s’il est habile sorcier, et qu’il ait fait ce qui est en lui pour savoir la vérité, il n’y est point obligé ; car alors la diligence d’un tel sorcier peut être estimée pour de l’argent : diligentia a mago apposita est pretio aestimabilis. Cela est de bon sens, mon Père, lui dis-je : car voilà le moyen d’engager les sorciers à se rendre savants et experts en leur art, par l’espérance de gagner du bien légitimement, selon vos maximes, en servant fidèlement le public ».

Dans quelle mesure Pascal admet-il l’existence de vrais sorciers ? Il ne doit pas ignorer que le démon peut annoncer l’avenir par l’intermédiaire de ses serviteurs, mais il marque ici qu’il n’accorde guère confiance à sa véracité : le Diable est trompeur par nature. Mais l’ironie de Pascal ne porte pas sur cette distinction du vrai et du faux sorcier, mais sur le fait que le casuiste présente la sorcellerie comme un honnête métier, pourvu qu’on la pratique avec l’aide de l’Enfer.

Gusdorf Georges, La révolution galiléenne, I, Paris, Payot, 1969, qui consacre un chapitre aux « Résistances » (parmi lesquelles il classe la sorcellerie) et à « la fin des sorcières », p. 173 sq., remarque que, malgré la « corrélation entre le progrès de l’intelligibilité mécaniste et le refoulement des démons (p. 179), il n’en demeure pas moins que l’on distingue entre les faux sorciers et les vrais, qui sont de vrais agents de Satan (voir p. 193 sq., le cas de Malebranche).

On connaît l’anecdote recueillie de la bouche de Gilberte Périer (OC II, éd. J. Mesnard, p. 507-508) et sur la manière dont Étienne Pascal oblige une vieille femme à guérir le petit Blaise par un sort. Le récit rapporté par Marguerite Périer (OC I, éd. J. Mesnard, p. 1091-1093) ajoute à celui de Gilberte de nombreux détails pittoresques ; il insiste aussi beaucoup plus sur le fait qu’Étienne Pascal ne croyait guère à la sorcellerie, et qu’il n’a été amené à laisser la vieille procéder à son sortilège que parce qu’il était quelque peu dépassé par la situation.

Sur la sorcellerie à l’époque de Pascal, voir

Lenoble Robert, Mersenne ou la naissance du mécanisme, 2e éd., p. 86-91.

Bluche François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, p. 1459-1460.

Trevor-Roper Hugh, “L’épidémie de sorcellerie en Europe aux XVIe et XVIIe siècles”, in De la réforme aux Lumières, Gallimard, Paris, 1972, p. 133-236.

Mandrou Robert, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle. Une analyse de psychologie historique, Paris, Seuil, 1980.

 

Il faut raisonner de la même sorte pour la religion car il ne serait pas possible que les hommes se fussent imaginé tant de fausses religions s’il n’y en avait une véritable.

 

Pascal passe du problème des miracles à celui de la véritable religion.

Quoique le présent fragment ne figure pas parmi les « papiers » que Pascal a classés pour dessiner l’itinéraire de sa défense de la religion chrétienne, il faut remarquer que ces réflexions pourraient trouver une place juste avant la liasse A P. R. Cette liasse succède à celles qui, comme Contrariétés, ont montré que l’ordre de la philosophie ne pouvait conduire qu’à un cercle vicieux entre l’affirmation de la grandeur de l’homme et celle de sa misère. Le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182) s’ouvre sur l’affirmation que les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme et qu’il y a un grand principe de misère. En d’autres termes, Pascal suppose que son lecteur a compris que l’échec de la recherche parmi les philosophes contraignait à passer des philosophies inventées par la raison à un ordre dans lequel les principes ne sont pas apportés par la raison naturelle, mais par une révélation : ce qui signifie que l’on passe à la recherche parmi les religions révélées.

Mais sur la possibilité de cette nouvelle recherche, une explication préalable est nécessaire : ne risque-t-elle pas d’être vaine a priori, si les religions sont toutes des inventions de la fantaisie humaine ? Il faut donc à Pascal apporter une preuve du fait qu’une vraie religion existe nécessairement, quoique l’on ne sache pas encore quelle elle est. C’est ce dont le présent fragment apporte la preuve par ce raisonnement paradoxal : il existe nécessairement une vraie religion, puisqu’il en existe de fausses. Et Pascal prépare du même coup un autre argument : les fausses religions sont pour ainsi dire des produits collatéraux de l’existence de la vraie.

Il n’est pas possible d’assurer que la présente argumentation aurait été intégrée au corps de l’ouvrage préparé par Pascal. Mais le fait qu’il en ait composé deux versions tend à indiquer qu’il avait conscience de son importance.

 

L’objection à cela c’est que les sauvages ont une religion,

 

L’objection consiste à remarquer que, s’il faut qu’on connaisse la vraie religion pour que puissent en apparaître de fausses, comment expliquer que des sauvages qui n’ont eu aucun contact avec le monde chrétien puissent avoir eu leur propre (fausse) religion ?

Pascal a noté une remarque de Montaigne, qu’il a laissée en attente de vérification et de compléments. Voir Essais, II, 12, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 608-609.

« On y trouva des nations, n’ayant (que nous sachions) jamais ouï nouvelles de nous, où la circoncision était en crédit : où il y avait des états et grandes polices maintenues par des femmes, sans hommes : où nos jeûnes et notre carême étaient représentés, y ajoutant l’abstinence des femmes : où nos croix étaient en diverses façons en crédit, ici on en honorait les sépultures, on les appliquait là, et nommément celle de saint André, à se défendre des visions nocturnes, et à les mettre sur les couches des enfants contre les enchantements : ailleurs ils en rencontrèrent une de bois de grande hauteur, adorée pour Dieu de la pluie, et celle-là bien fort avant dans la terre ferme : on y trouva une bien expresse image de nos pénitenciers : l’usage des mitres, le célibat des prêtres, l’art de deviner par les entrailles des animaux sacrifiés : l’abstinence de toute sorte de chair et poisson, à leur vivre, la façon aux prêtres d’user en officiant de langue particulière, et non vulgaire : et cette fantaisie, que le premier dieu fut chassé par un second son frère puîné ; qu’ils furent créés avec toutes commodités, lesquelles on leur a depuis retranchées pour leur péché ; changé leur territoire, et empiré leur condition naturelle : qu’autrefois ils ont été submergés par l’inondation des eaux célestes, qu’il ne s’en sauva que peu de familles, qui se jetèrent dans les hauts creux des montagnes, lesquels creux ils bouchèrent, si que l’eau n’y entra point, ayant enfermé là-dedans, plusieurs sortes d’animaux ; que quand ils sentirent la pluie cesser, ils mirent hors des chiens, lesquels étant revenus nets et mouillés, ils jugèrent l’eau n’être encore guère abaissée ; depuis en ayant fait sortir d’autres, et les voyant revenir bourbeux, ils sortirent repeupler le monde, qu’ils trouvèrent plein seulement de serpents ».

Les sauvages ont une religion : pourquoi les sauvages, plutôt que n’importe quel autre peuple païen ? L’argument figure déjà dans le fragment suivant (Laf. 735, Sel. 616).

Sauvage : farouche, qui ne se laisse par approcher, manier, ou apprivoiser (Furetière). Se dit aussi de certains peuples qui vivent ordinairement dans les bois, sans religion, sans lois, sans habitation fixe, et plutôt en bêtes qu’en hommes. Les peuples sauvages de l’Amérique et de l’Afrique (Dictionnaire de l’Académie).

À quels sauvages Pascal pense-t-il ? Si l’on se réfère au texte des Essais cité plus haut, il s’agit de « ce nouveau monde des Indes occidentales », dont Montaigne signale « les similitudes et convenances [...] avec le nôtre » (éd. cit. p. 608).

 

mais on répond à cela que c’est qu’ils en ont ouï parler comme il paraît par le déluge,

 

Voir Preuves de Moïse 3 (Laf. 292, Sel. 324), sur le Déluge.

 

la circoncision,

 

Voir Preuves par les Juifs III (Laf. 453, Sel. 693), sur la circoncision chez les Juifs,

Loi figurative 25 (Laf. 270, Sel. 301), sur la circoncision du cœur.

Montaigne, Essais, II, 12, Apologie de Raymond Sebond. Voir plus haut.

 

la croix de saint André, etc.

 

Croix en X, dite décussée, qui est censée avoir servi au supplice de saint André. Les Actes d’André spécifient qu’on le lia aux pieds et aux aisselles, « sans rien lui clouer, ni les mains, ni les pieds, sans non plus lui briser aucune articulation », conformément aux ordres du proconsul ; mais ils ne précisent pas que la croix avait la forme en X. La Vie d’André de Grégoire de Tours ne fournit aucun renseignement sur ce point. Voir Écrits apocryphes chrétiens, I, éd. F. Bovon et P. Geoltrain, Pléiade, Paris, Gallimard, 1997, p. 920 et p. 971. Voragine aussi est muet là-dessus. Cette croix ne semble avoir été connue qu’à partir du Xe siècle.

Montaigne, Essais, II, 12, Apologie de Raymond Sebond, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 608. Voir plus haut.