Pensées diverses V – Fragment n° 3 / 7 – Papier original : RO 249-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 169 p. 401 v° / C2 : p. 375 v°

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 287-288 /

1678 n° 39 p. 285

Éditions savantes : Faugère I, 205, LXXXIII / Havet VI.31 / Michaut 522 / Brunschvicg 135 / Tourneur p. 121-2 / Le Guern 647 / Lafuma 773 (série XXVII) / Sellier 637

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Bibliographie

 

 

ARNAULD Antoine et NICOLE Pierre, La logique, III, XIX (éd. de 1664), § VII, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2014.

CAMPANELLA Tommaso, Apologie de Galilée, éd. Lerner, Paris, Belles Lettres, 2001.

DESCARTES René, Discours de la méthode, éd. Gilson, Paris, Vrin, 6e éd., 1987.

JOUSLIN Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, P. U. B. P., 2007, 2 vol.

LE GOFF Jacques, Les intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1985.

MESNARD Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585.

MESNARD Jean, “Les conversions de Pascal”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Cahiers de Royaumont, Éditions de Minuit, 1956, p. 46-63.

NICOLE Pierre, Traité de la comédie et autres pièces d’un procès du théâtre, éd. L. Thirouin, Paris, Champion, 1998.

REGUIG-NAYA Delphine, Le corps des idées : pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme du second Port-Royal, Paris, Champion, 2007.

THIROUIN Laurent, Le hasard et les règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Vrin, Paris, 1991.

 

 

Éclaircissements

 

Mesnard Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585. Sur la structure du fragment : Pascal commence par une maxime ; mais il introduit ensuite une certaine complexité. La succession des exemples donne lieu à des reprises du discours, puis à l’apparition d’une nouvelle maxime, plus générale et plus subtile, sur la recherche de la recherche des choses. Pascal achève par un nouvel exemple.

 

Rien ne nous plaît que le combat mais non pas la victoire :

 

Paradoxe : on considère d’ordinaire que le combat a pour fin la victoire ; Pascal inverse les termes : la victoire ne sert en réalité qu’à justifier le goût des hommes pour le combat. On rejoint dans cette maxime le principe qui est à la base de l’analyse du divertissement : le combat est recherché parce qu’il occupe toutes les facultés de l’esprit, jusqu’à la victoire ou la défaite. Mais le combat terminé, l’esprit d’agitation se trouve pour ainsi dire au chômage, et l’on recherche un nouveau combat à livrer pour se retrouver engagé dans de nouvelles préoccupations. D’autres formes de divertissement se nourrissent d’intentions moins belliqueuses, mais elles n’en sont pas moins de même nature.

Olivier Jouslin a employé cette maxime comme titre de son ouvrage sur la campagne des Provinciales et des curés de Paris contre les casuistes et les jésuites. Sa thèse sur La campagne des Provinciales illustre comment Pascal s’est progressivement engagé personnellement dans la polémique sur la théologie de la grâce et la morale des casuistes. Cela ne signifie pas pour autant que la campagne des Provinciales a été pour lui une forme personnelle de divertissement belliqueux.

 

on aime à voir les combats des animaux,

 

Les vignettes des Fables de La Fontaine présentent souvent des combats d’animaux, par exemple Les deux coqs et Les deux chèvres. Mais ces combats se déroulent sans spectateurs qui aiment à les regarder.

 

 

 

La maxime initiale laissait à penser que Pascal n’envisageait que les combats auxquels on participe, dans lesquels on cherche le divertissement. Le cas des combats d’animaux déplace la perspective et dessine une première généralisation : la maxime demeure vraie lorsque l’on prend en compte le spectateur qui suit une lutte à laquelle il ne participe pas.

 

non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que voulait‑on voir sinon la fin de la victoire ? Et dès qu’elle arrive on en est saoul.

 

Saoul : qui a mangé ou bu autant, ou plus qu’il ne faut pour vivre. Se dit aussi de ce qui rassasie l’esprit, ou de ce qui remplit et fatigue les autres organes des sens. Les ambitieux ne sont jamais saouls de gloire ni de flatterie. Par suite, se dit de ce qu’on a par excès, plus qu’on n’en veut : il vous dira des vers tout votre saoul. Prononcé soul (Furetière).

Que voulait-on voir sinon la fin de la victoire et dès qu’elle arrive on en est saoul : Pascal signale ici un effet (au sens particularité de la raison des effets), c’est-à-dire la constatation d’un phénomène qui ne va pas de soi : les spectateurs sont tendus vers la fin du combat, et pourtant l’indifférence qui en suit immédiatement la révélation montre que ce n’est pas vraiment elle qu’ils recherchaient. Cette manière d’envisager les choses correspond à la problématique du divertissement.

 

Ainsi dans le jeu,

 

Thirouin Laurent, Le Hasard et les Règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, 1991.

Cet état d’esprit propre au joueur est présenté avec plus de complexité dans le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point, vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche. Un amusement languissant et sans passion l’ennuiera. Il faut qu’il s’y échauffe, et qu’il se pipe lui-même en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour cet objet qu’il s’est formé comme les enfants qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé.

Progression : le jeu n’enferme pas, comme c’est le cas des combats d’animaux, de mise à mort sauvage. La comparaison est prise du point de vue de l’intérêt que le spectateur prend au spectacle de l’affrontement.

L’Usage du triangle arithmétique pour les partis tend à régler les prétentions des joueurs en cas d’interruption d’un jeu, et à ôter les mauvais effets que la passion qui anime les joueurs ne leur fasse sortir des limites d’un jeu entre honnêtes gens. C’est à peu près dans le même esprit que Leibniz proposera de régler les conflits juridiques par un calcul des avantages respectifs.

 

ainsi dans la recherche de la vérité : on aime à voir dans les disputes le combat des opinions, mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naître de la dispute.

 

Ainsi…, ainsi…, de même… : ces mots soulignent les analogies.

Passage de l’ordre des corps à celui des esprits.

Pascal parle souvent des controverses de philosophie, de sciences ou de religion en termes de combat. Le texte le plus célèbre de ce point de vue est la conclusion de la XIIe Provinciale : « Je vous plains, mes Pères, d’avoir recours à de tels remèdes. Les injures que vous me dites n’éclairciront pas nos différends, et les menaces que vous me faites en tant de façons ne m’empêcheront pas de me défendre. Vous croyez avoir la force et l’impunité, mais je crois avoir la vérité et l’innocence. C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre : quand l’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là néanmoins que les choses soient égales : car il y a cette extrême différence, que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque : au lieu que la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même. »

Pascal n’estime pas que le conflit des idées est nécessairement vicieux : il est tout à fait normal que « quand l’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge ». C’est la prétention des violents à avoir raison contre leurs interlocuteurs, alors que tout ce que peut la violence, c’est avoir raison des autres, sans avoir raison tout court pour autant.

Pascal a peut-être en tête la polémique des Provinciales, dans laquelle les amis de Port-Royal s’intéressaient bien au fond de la controverse, mais que les personnes du monde suivaient comme si elles assistaient à un combat entre deux partis, sans pour autant s’intéresser vraiment aux problèmes de la grâce, à l’injustice du formulaire et au danger des opinions probables. Voir par exemple la manière dont Guy Patin suit et commente l’affrontement de Pascal et des jésuites, OC III, éd. J. Mesnard, p. 976-983.

Lettre de Patin à Charles Spon, autour du 25 septembre 1656, OC III, éd. J. Mesnard, p. 978. « La querelle des jésuites et des jansénistes continue toujours. Ces derniers nous donnent presque chaque mois de nouvelles Lettres, lesquelles scandalisent fort ces carabins du P. Ignace. [...] On tient ici, en ce point-là, déplorée et perdue la cause des loyolistes, mais ils tiennent par d’autres principes. Ils sont bien à la Cour, où ils servent d’espions et de maquereaux politiques ; et encore mieux à Rome, où ils font venir l’eau au moulin, et où le pape est leur marotte. Les jansénistes feront bien de se défendre jusqu’au bout, car ils ont affaire avec gens cruels qui ne pardonnent jamais, et qui sont aussi méchants et cruels que glorieux et insupportables ».

La lettre de G. Patin à Spon des environs du 7 novembre, OC III, éd. J. Mesnard, p. 978-979, rend compte du miracle survenu à Port-Royal comme d’une victoire du parti janséniste, mais sans trop y croitre lui-même (Voir sur son état d’esprit OC III, éd. J. Mesnard, p. 976).

Lettre des environs du 10 décembre, OC III, éd. J. Mesnard, p. 980. « Je viens d’apprendre que les jésuites ont obtenu un arrêt du Conseil d’en haut, par lequel il est défendu à qui que ce soit de plus écrire contre eux, et principalement à ceux du Port-Royal, que ces passefins appellent jansénistes, et, par modestie chrétienne, hérétiques recuits et renforcés ».

Lettre de Guy Patin à Spon du 16 décembre 1656, OC III, éd. J. Mesnard, p. 981. Sortie de la Provinciale XVI : « Je ne sais si les jésuites pourront bien se taire, combien qu’ils aient très mauvais jeu ; mais ces carabins sont si glorieux, que lors même qu’ils ont tort, ils veulent triompher de tout le monde ».

Lettre du 18 décembre, OC III, éd. J. Mesnard, p. 981-982. Nous sommes dans l’attente de la dix-septième. Bon Dieu, comment ces maîtres passefins sont traités dans la quinzième et dans la seizième ! Ah ! qu’il y a encore d’honnêtes gens au monde ! »

Lettre des environs du 15 mai 1657, OC III, éd. J. Mesnard, p. 983. « Si les jésuites ont eu le crédit de faire brûler par la main du bourreau les dix-sept lettres du Port-Royal, ne vous en étonnez point : ce sont des marques et des effets de la haine, de la passion et du crédit de ces bons Pères, qui n’aiment rien que leur profit [...]. Cela n’a pas empêché que l’auteur n’ait généreusement continué, et que nous n’ayons ici la dix-huitième, en une feuille et demie. L’auteur de ces lettres est un admirable écrivain ».

Dans une autre occasion, savoir lorsqu’il lance le concours de la roulette, Pascal semble bien faire de la recherche de la vérité un jeu, qui comporte un prix, c’est-à-dire un enjeu. L’Histoire de la roulette et ses suites relatent une recherche qui s’est bientôt transformée en situation de conflit. Pascal déclare avoir lancé ce concours pour vérifier la puissance de sa méthode des centres de gravité, en quoi il n’y a pas de raison de douter. Mais il est aussi patent qu’il a senti la nécessité d’une nouvelle conversion à la suite de ce concours où s’était produite une résurgence de son orgueil de savant.

Voir sur ce point l’article de Mesnard Jean, “Les conversions de Pascal”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Cahiers de Royaumont, Éditions de Minuit, 1956, p. 46-63.

Le milieu de Port-Royal exprime des réticences analogues à l’égard de l’exercice classique des disputes (disputationes).

Le Goff Jacques, Les intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1985, p. 102 sq. Disputatio et dispute quodlibetique : p. 103. Le Goff insiste sur le caractère quasi sportif de l’exercice de disputatio, surtout dans le cadre de la dispute quodlibetique : le maître peut se faire poser toute sorte de question, que ce soit dans un but d’information ou pour le mettre dans l’embarras ou la contradiction.

Campanella Tommaso, Apologie de Galilée, éd. Lerner, Paris, Belles Lettres, 2001, p. LXXXVII. Le genre de la disputatio in utramque partem. Origine de ce genre littéraire couramment pratiqué au Moyen Âge : p. LXXXVIII. Voir la note 2, sur la bibliographie de la question. Rapport avec la forme du dialogue, considéré dans le cas de Galilée : p. XCIII.

Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique, III, XIX (éd. de 1664), § VII, éd. D. Descotes, 2e éd., 2014, p. 469 sq. La dispute peut avoir une certaine utilité, « pourvu qu’on en use bien », c’est-à-dire « avec un entier dégagement de passion ». Mais c’est un exercice dangereux « lorsqu’on en use mal, et que l’on met sa gloire à soutenir son sentiment à quelque prix que ce soit, et à contredire celui des autres. Rien n’est plus capable de nous éloigner de la vérité et de nous jeter dans l’égarement que cette sorte d’humeur » : p. 469-470. « À moins qu’on ne se soit accoutumé par un long exercice à se posséder parfaitement, il est très difficile qu’on ne perde de vue la vérité dans les disputes, parce qu’il n’y a guère d’action qui excite plus les passions » : p. 470. La suite de cette section fait allusion à un passage de Montaigne, Essais, III, VIII, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 970, sur les disputes qui devraient être « défendues et punies ».

Reguig-Naya Delphine, Le corps des idées : pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme du second Port-Royal, Paris, Champion, 2007, p. 309 sq. La « dispute perpétuelle » et ses aspects dans les Pensées de Pascal.

Mersenne Marin, Questions théologiques, Question XXIII, éd. Pessel, Fayard, 1985, p. 301 sq. D’où vient le grand contentement que l’on reçoit, lorsque l’on croit avoir trouvé quelque nouvelle démonstration, ou vérité ? p. 301. Voir p. 302 : savoir pourquoi on a plus de feu et d’ardeur à la recherche de la vérité que l’on ne reçoit de plaisir à l’avoir trouvée. Le plaisir de la recherche et celui de la découverte devraient pourtant être proportionnés. Le plaisir du mouvement est supérieur à celui de l’habitude.

Descartes René, Discours de la méthode, éd. Gilson, 6e éd., 1987, p. 135 : les disputes dans les collèges de jésuites sont une véritable méthode philosophique, et le critère par excellence de la solidité des opinions. Argumentations privées du samedi (sabbatines), actes publics trimestriels, tournoi solennel mensuel.

Descartes René, Discours de la méthode, VI, AT VI, p. 69, éd. Alquié I, p. 640-641. « Je n’ai jamais remarqué non plus que par le moyen des disputes qui se pratiquent dans les écoles, on ait découvert aucune vérité qu’on ignorât auparavant : car pendant que chacun tâche de vaincre, on s’exerce bien plus à faire valoir la vraisemblance qu’à peser les raisons de part et d’autre ; et ceux qui ont été longtemps bons avocats ne sont pas pour cela par après meilleurs juges ». Les disputes ne permettent pas la découverte de la vérité, et elles restent dans le vraisemblable. C’est ce que Descartes déclare dans sa controverse avec Chandoux.

Belaval Yvon, Leibniz critique de Descartes, Paris, Gallimard, 1960, p. 89 sq. Les disputes engendrent la précipitation et la prévention dans la controverse. La rage de contredire rend pointilleux, opiniâtre, volontairement paradoxal.

 

De même dans les passions, il y a du plaisir à voir deux contraires se heurter, mais quand l’une est maîtresse ce n’est plus que brutalité.

 

Les exemples peuvent être tirés des tragédies de Corneille, par exemple dans Le Cid, Cinna ou Polyeucte. L’affrontement de Chimène et de Rodrigue, ou de Polyeucte et Pauline tient justement au fait qu’aucun n’est capable de faire plier l’autre. En revanche, Cinna reproche un moment à Émilie son obstination tyrannique, à laquelle sa parole donnée le force de céder (III, 4) :

« Eh bien ! vous le voulez, il faut vous satisfaire,

Il faut affranchir Rome, il faut venger un père,

Il faut sur un tyran porter de justes coups ;

Mais apprenez qu’Auguste est moins tyran que vous.

S’ils nous ôte à son gré nos biens, nos jours, nos femmes,

Il n’a point jusqu’ici tyrannisé nos âmes ;

Mais l’empire inhumain qu’exercent vos beautés

Force jusqu’aux esprits et jusqu’aux volontés.

Vous me faites priser ce qui me déshonore ;

Vous me faites haïr ce que mon âme adore ;

Vous me faites répandre un sang pour qui je dois

Exposer tout le mien et mille et mille fois :

Vous le voulez, j’y cours, ma parole est donnée ;

Mais ma main, aussitôt contre mon sein tournée,

Aux mânes d’un tel prince immolant votre amant,

À mon crime forcé joindra mon châtiment,

Et par cette action dans l’autre confondue,

Recouvrera ma gloire aussitôt que perdue. »

L’accusation d’inhumanité prend ici tout son sens.

Le mot brutalité, qui revient quelques lignes plus bas à propos de l’amour, désigne à l’époque une nature violente, mais surtout bestiale.

 

Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses.

 

Cet approfondissement de l’idée initiale relie le texte à la liasse Divertissement. Dans le divertissement, c’est moins l’objet poursuivi que l’agitation et l’attention apportée aux moyens de l’obtenir qui permettent à l’homme de se masquer sa condition faible et mortelle.

Voir Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168) : Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.

Raisons des effets 19 (Laf. 101, Sel. 134). Le peuple a les opinions très saines. Par exemple :

[...] D’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise. Les demi‑savants s’en moquent et triomphent à montrer là‑dessus la folie du monde. Mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas on a raison. Dans le divertissement, c’est la poursuite qui absorbe l’esprit ; mais une fois le gibier capturé, on ne s’y intéresse plus.

La réflexion est partie de l’exemple des combats de coq, et puis aux combats d’idées. Mais, quoiqu’elle aboutisse à un autre cas, savoir la comédie, elle progresse jusqu’à une conclusion générale qui touche non pas les effets, mais leur raison profonde.

 

Ainsi dans les comédies, les scènes contentes sans crainte ne valent rien, ni les extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutaux,

 

Sur les problèmes que pose la comédie au XVIIe siècle, voir Thirouin Laurent, L’aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris, Champion, 1997.

Dans ce commentaire final, Pascal aborde un sujet auquel Pierre Nicole, trop attentif dans son Traité de la comédie aux aspects moraux de la comédie, a été presque complètement insensible, savoir le problème du rythme dramatique et de la manière de ménager la suspension de l’intérêt chez le spectateur. Il semble que sa connaissance du théâtre cornélien a permis à Pascal de saisir certains aspects du travail du dramaturge, qu’il a du reste su imiter dans les premières Provinciales. Voir sur ce point le jugement de Racine dans la Lettre aux deux apologistes de l’auteur des Hérésies imaginaires, Œuvres complètes, II, éd. R. Picard, Pléiade, Paris, Gallimard, 1960, p. 29.

Sans crainte est écrit en addition dans l’interligne.

Comédie : le mot désigne tous les genres dramatiques, y compris la tragédie. On sait que Pascal connaît bien le théâtre de Corneille, auquel il fait plusieurs fois allusion dans les Pensées.

Pascal rejoint en un sens l’opinion de l’abbé d’Aubignac, qui estime que « le théâtre étant le lieu des actions, il faut que tout y soit dans l’agitation, soit par les événements qui de moment à autre se contredisent et s’embarrassent ; soit par des passions violentes qui de tous côtés naissent du choc, et du milieu des incidents, comme les éclairs et le tonnerre du combat, et du sein des nuées les plus obscures : en sorte que personne ne vient presque sur la scène qui n’ait l’esprit inquiété, dont les affaires ne soient traversées, et qu’on ne voie dans la nécessité de travailler, ou de souffrir beaucoup ; et enfin c’est où règne le démon de l’inquiétude, du trouble et du désordre ; et dès lors qu’on y laisse arriver le calme et le repos, il faut que la pièce finisse, ou qu’elle languisse autant de temps que les actions cesseront, ou se ralentiront ». D’Aubignac en conclut que les délibérations, qui « se font d’un esprit rassis, et tout doit s’y passer avec beaucoup de modération », peuvent difficilement prendre place dans une pièce. Voir La pratique du théâtre, IV, ch. 4, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001, p. 430.

Jacques Schérer, La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1973, p. 220, n’aborde le problème des scènes sans conflit dramatique que dans un seul cas, celui des scènes de délibération politique, à propos de l’opinion de l’abbé d’Aubignac qui les trouve « de leur nature contraires au théâtre ». Scherer remarque en revanche que l’ordre et le calme qui sont supposés y régner ne sont qu’apparents, car « les passions et les intérêts des personnages dictent les opinions qu’ils expriment ». On en trouve des exemples confirmatifs dans Cinna, II, 1, Sertorius, III, 1, et Attila, I, 2. La scène d’Athalie, II, 5, apporterait une confirmation éclatante pour ce qui touche la dramaturgie racinienne.

Dans Le Cid, la plus belle scène est celle dans laquelle Corneille parvient à construire une scène « contente » en ce sens que les amants se confirment mutuellement leur amour, mais que ce consentement même repose sur l’admission commune d’un conflit. Rodrigue et Chimène qui combinent un certain contentement avec une situation apparemment irrémédiable : les deux héros s’accordent sur le fait que Chimène doit poursuivre Rodrigue, meurtrier de son père.

Mais Pascal ne raisonne pas en invoquant, comme d’Aubignac, une définition somme toute assez banale du théâtre, qui conduit à exclure de la dramaturgie une pièce aussi importante que la délibération, solitaire ou à plusieurs. L’idée de l’exclusion des scènes contentes, c’est-à-dire qui laissent dans une situation de repos les personnages aussi bien que les spectateurs, repose sur le souci de l’efficacité dramatique engendrée par le fait que le spectateur adhère à l’inquiétude des personnages et aime à partager l’incertitude de leur destin.

Pascal envisage le problème dramaturgique du même point de vue que Corneille dans son Discours des trois unités, celui de l’efficacité dramatique : « En second lieu, ce mot d’unité d’action ne veut pas dire que la tragédie n’en doive faire voir qu’une sur le théâtre. [...] Il n’y doit avoir qu’une action complète, qui laisse l’esprit de l’auditeur dans le calme ; mais elle ne peut le devenir que par plusieurs autres imparfaites, qui lui servent d’acheminements, et tiennent cet auditeur dans une agréable suspension. C’est ce qu’il faut pratiquer à la fin de chaque acte pour rendre l’action continue. Il n’est pas besoin qu’on sache précisément tout ce que font les acteurs durant les intervalles qui les séparent, ni même qu’ils agissent lorsqu’ils ne paraissent point sur le théâtre ; mais il est nécessaire que chaque acte laisse une attente de quelque chose qui se doive faire dans celui qui le suit. »

Scènes contentes : le mot content n’a pas le même sens que de nos jours. Voir la définition de Furetière : Content, qui n’est pas chagrin, qui n’a pas de besoins, qui ne désire rien. Celui qui est content ne souhaite plus rien. Le mot n’enferme donc pas l’idée d’une gaîté, mais seulement celle d’absence de crainte. Brunschvicg remarque que Pascal déplace à la scène elle-même le sentiment des personnages et des spectateurs.

Les conceptions formulées par les moralistes permettent d’associer, sous le terme de scènes contentes, les personnages et les spectateurs : ce qui les unit est l’absence de crainte. Mais si, du côté des personnages, le contentement enferme une certaine satisfaction, les spectateurs, eux, s’impatientent de ne plus ressentir le plaisir de la suspension d’intérêt. Car si l’absence de crainte, du côté des personnages de la comédie, peut s’accompagner d’une impression d’échapper au danger, illusoire ou non, ou de la satisfaction de croire leurs désirs satisfaits (par exemple par une déclaration d’amour mutuelle). Mais l’essentiel de la réflexion de Pascal consiste à remarquer que, les personnages n’ayant plus de désir à satisfaire (à tort ou à raison), n’ont plus à agir et à craindre d’échec. Il en découle que, si dans une scène contente, le spectateur peut ressentir une certaine satisfaction de voir les héros heureux, il ne s’en trouve pas moins privé de tout intérêt de conflit, et par là de toute suspension d’intérêt. Par conséquent, l’absence de crainte engendre une certaine satisfaction chez les personnages, mais engendre l’ennui chez le spectateur.

Noter que cette remarque sur les scènes contentes cesse d’être valable dans le dénouement. Une tragédie comme Cinna montre que le dénouement peut être heureux dans certaines circonstances.

Les extrêmes misères sans espérance : l’idée se discute, dans la mesure où le désespoir peut provoquer un suicide à la fin d’une tragédie. On en trouve des exemples dans Atalide de Bajazet et dans Phèdre, et plus tôt dans le Scédase ou l’hospitalité violée d’Alexandre Hardy. Mais ces situations sont nécessairement des scènes de catastrophe, c’est-à-dire de dénouement.

Les amours brutaux : Furetière définit le brutal comme « celui qui a des appétits déréglés, qui vit en bête, ou qu’il n’a pas plus d’esprit et de conduite qu’une bête. [...] Un débauché n’a que des appétits brutaux ». Pascal ne pouvait connaître la tragédie Attila de Corneille (1667), mais cette tragédie donne un bel exemple d’amour brutal.

Pascal a pu connaître le théâtre de Corneille jusqu’à Sertorius, 1662 (encore qu’à la fin de sa vie, le théâtre devait être le cadet de ses soucis). On trouve des scènes présentant des extrêmes misères sans espérance et une sévérité âpre, mais pour la plupart en dehors des pièces qu’il a pu connaître. Par exemple, dans Attila, la manière dont le roi des Huns enferme progressivement dans son camp ses princes subordonnés et les deux princesses qu’il retient prisonnières et écrase avec une violence et une cruauté méthodiques, au point qu’il faut l’intervention d’un deus ex machina pour le neutraliser, peut avoir quelque chose de gênant pour le spectateur.

La comédie devient ici comme le modèle du comportement ordinaire des hommes, de la même manière que l’aspect d’une femme est pris, dans le fragment Laf. 586, Sel. 486, comme un modèle propre à présenter le jugement esthétique : Beauté poétique. Comme on dit beauté poétique on devrait aussi dire beauté géométrique et beauté médicinale, mais on ne le dit pas et la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie et qu’il consiste en preuve, et quel est l’objet de la médecine et qu’il consiste en la guérison ; mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie. On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter et à faute de cette connaissance on a inventé de certains termes bizarres, siècle d’or, merveille de nos jours, fatal, etc. Et on appelle ce jargon beauté poétique.

Mais qui s’imaginera une femme sur ce modèle-là, qui consiste à dire de petites choses avec de grands mots, verra une jolie damoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes, dont il rira parce qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des vers, mais ceux qui ne s’y connaîtraient pas l’admireraient en cet équipage et il y a bien des villages où on la prendrait pour la reine et c’est pourquoi nous appelons les sonnets faits sur ce modèle-là les reines de village.

 

ni les sévérités âpres.

 

Sévérité : exactitude à faire observer les lois, à en punir les contraventions ; se dit aussi d’une certaine vertu farouche et accompagnée de rigidité (Furetière).

Âpre : qui est rude, qui cause une sensation désagréable au goût ; se dit aussi des personnes qui se portent avec trop de passion à un objet (âpre au gain) ; le mot enferme une idée de violence (Dictionnaire de l’Académie).

On trouve un exemple de sévérité âpre dans Sophonisbe (1663), dans la scène où l’héroïne vient voir son époux Syphax défait et prisonnier, pour lui apprendre qu’elle l’abandonne à son désespoir : le plaisir cruel qu’elle trouve à écraser de son mépris son vieux mari Syphax a quelque chose de gênant pour le spectateur.