Pensées diverses V – Fragment n° 5 / 7 – Papier original : RO 169-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 171 p. 403-403 v° / C2 : p. 377 v°-379

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 288 / 1678 n° 40 p. 285-286

Éditions savantes : Faugère I, 222, CXLII ; II, 88, XXII / Havet VI.32, XXIV.96 et 96 bis / Michaut 414 et 415 / Brunschvicg 68 et 88 / Tourneur p. 122-2 / Le Guern 652 / Lafuma 778 et 779 (série XXVII) / Sellier 643

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Bibliographie

 

 

FERREYROLLES Gérard, Itinéraires dans les Pensées. Spécialement de l’enfance, in Goyet T. (dir.), L’accès aux Pensées de Pascal, Paris, Klincksieck, 1993, p. 163-181.

FERREYROLLES Gérard, “Pascal : politique de la fantaisie”, FORCE Pierre et MORGAN David (dir.), De la morale à l’économie politique. Dialogue franco-américain sur les moralistes français. Actes du colloque de Columbia University (New York), 14-16 octobre 1994, Op. cit., n° 6, Université de Pau, 1996, p. 167-174.

McKENNA Antony, “Deux termes-clefs du vocabulaire pascalien : idée et fantaisie”, in MEURILLON Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, décembre 1996, p. 103-116.

SHIOKAWA Tetsuya, “Imagination, fantaisie et opinion : pourquoi Pascal prend-il pour thème “l’imagination” dans le fragment 44-78 des Pensées ?”, Équinoxe, 6, été 1990, p. 69-82.

 

 

Éclaircissements

 

On n’apprend point aux hommes à être honnêtes hommes et on leur apprend tout le reste. Et ils ne se piquent jamais tant de savoir rien du reste comme d’être honnêtes hommes. Ils ne se piquent de savoir que la seule chose qu’ils n’apprennent point.

 

Voir le dossier thématique sur l’honnête homme.

Pierre Nicole écrit, selon GEF XII, p. 69, dans son Discours sur la nécessité de ne pas se conduire au hasard, que « ce qui est admirable est qu’ils reconnaissent qu’ils ont besoin de maître et d’instruction pour toutes les autres choses ; ils les étudient avec quelque soin ; il n’y a que la science de vivre qu’ils n’apprennent point et qu’ils ne désirent point d’attendre », Essais de morale, t. 2, Desprez, éd. de 1715, p. 12-13. Faut-il identifier science de vivre et honnêteté ?

Peut-on apprendre à un enfant à être honnête homme ? L’honnêteté (au sens où l’entend Pascal) peut-elle être enseignée ? C’est en tout cas ce que tente Pascal dans ses Trois discours sur la condition des grands, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1028-1034. La conclusion du IIIe discours, OC IV, p. 1034, conclut les instructions que Pascal dispense au jeune duc de Chevreuse en ces termes : « Ce que je vous dis ne va pas bien loin; et si vous en demeurez là, vous ne laisserez pas de vous perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnête homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l'avarice, par la brutalité, par les débauches, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes ! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnête ; mais en vérité c'est toujours une grande folie que de se damner ; et c'est pourquoi il n'en faut pas demeurer là. Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent que les biens de la charité. D'autres que moi vous en diront le chemin : il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien connaître l'état véritable de cette condition. »

Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, § XXXIX, éd. Naves, p. 167, éd. Ferret et McKenna, Garnier, 2010, p. 183. On apprend aux enfants l’honnêteté comme la vertu et la religion.

Boullier David Renaud, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XXXIX, p. 94.

 

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Les enfants qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé. Ce sont des enfants, mais le moyen que ce qui est si faible étant enfant soit bien fort étant plus âgé ?

 

Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde, p. 193 sq. Les enfants qui s’effraient d’un visage qu’ils ont barbouillé.

Montaigne, Essais, I, XIX (XX), Que philosopher, c’est apprendre à mourir, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 98. « Les enfants ont peur de leurs amis même quand ils les voient masqués ; aussi avons-nous ».

Sénèque, Lettres à Lucilius, Livre III, XXIV, 13, in Entretiens, Lettres à Lucilius, éd. P. Veyne, Paris, coll. Bouquins, Robert Laffont, 1993, p. 661. « Ce que tu vois arriver aux enfants, nous l’éprouvons nous autres, grands enfants que nous sommes. Les personnes qu’ils aiment, auxquelles ils sont habitués, avec lesquelles ils jouent, si elles se présentent avec un masque, les font trembler de peur ».

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point, vous le rendez malheureux. On dira peutêtre que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche, un amusement languissant et sans passion l’ennuiera, il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe luimême en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé.

Ferreyrolles Gérard, “Itinéraires dans les Pensées. Spécialement de l’enfance”, in Goyet T. (dir.), L’accès aux Pensées de Pascal, p. 163-181, propose une perspective intéressante : sous la plume de l’auteur des Pensées, l’enfance sert de symbole d’humiliation de la nature. Les discussions des hommes tournent autour des « impressions de l’enfance ». Or, selon le fragment Misère 12 (Laf. 63, Sel. 97). L’admiration gâte tout dès l’enfance. Ô que cela est bien dit ! Ô qu’il a bien fait, qu’il est sage, etc. Les enfants de Port-Royal auxquels on ne donne point cet aiguillon d’envie et de gloire tombent dans la nonchalance. De la même manière, « l’usurpation de toute la terre » n’est que la manifestement à l’âge adulte de la libido dominandi qui anime les enfants à propos de leurs maigres propriétés :

Misère 13 (Laf. 64, Sel. 98). Mien, tien. Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants. C’est là ma place au soleil. Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre.

A contrario, l’enfance sert de modèle des contrariétés de la nature, et particulièrement de la grandeur de l’homme : voir Raisons des effets 2 (Laf. 82, Sel. 116). La Sagesse nous envoie à l’enfance. Nisi efficiamini sicut parvuli.

L’analyse de G. Ferreyrolles se poursuit dans la perspective de la théologie, qui présente l’enfance comme « moyen et modèle de la vie spirituelle », par la métaphore des enfants de l’Église :

Conclusion 6 (Laf. 382, Sel. 414). Car Dieu ayant dit dans ses prophètes, (qui sont indubitablement prophètes) que dans le règne de Jésus-Christ il répandrait son esprit sur les nations et que les fils, les filles et les enfants de l’église prophétiseraient il est sans doute que l’esprit de Dieu est sur ceux-là et qu’il n’est point sur les autres.

Havet, éd. des Pensées, 1866, p. 147, trouve une idée contraire sur les enfants « hautains, dédaigneux, colères », qui « ne veulent point souffrir le mal et aiment à en faire », de sorte qu’ils sont « déjà des hommes », sous la plume de La Bruyère, Caractères, De l’homme, 50.

On peut associer au thème de l’enfance les textes qui traitent du choix des conditions, toujours fondés sur des impressions infantiles.

Vanité 22 (Laf. 35, Sel. 69). Talon de soulier. Ô que cela est bien tourné ! Que voilà un habile ouvrier ! Que ce soldat est hardi ! Voilà la source de nos inclinations et du choix des conditions. Que celui-là boit bien ! Que celui-là boit peu. Voilà ce qui fait les gens sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc.

Laf. 634, Sel. 527. La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs, C’est un excellent couvreur, dit-on, et en parlant des soldats : ils sont bien fous, dit-on, et les autres au contraire : il n’y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. A force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers et mépriser tous les autres on choisit. Car naturellement on aime la vertu et on hait la folie ; ces mots mêmes émeuvent ; on ne pèche qu’en l’application. Tant est grande la force de la coutume que de ceux que la nature n’a fait qu’hommes on fait toutes les conditions des hommes. Car des pays sont tout de maçons, d’autres tout de soldats etc. Sans doute que la nature n’est pas si uniforme ; c’est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature, et quelquefois la nature la surmonte et retient l’homme dans son instinct malgré toute coutume bonne ou mauvaise.

 

On ne fait que changer de fantaisie.

Shiokawa Tetsuya, “Imagination, fantaisie et opinion : pourquoi Pascal prend-il pour thème “l’imagination” dans le fragment 44-78 des Pensées ?”, Équinoxe, 6, été 1990, p. 69-82.

Ferreyrolles Gérard, “Pascal : politique de la fantaisie”, Force Pierre et Morgan David (dir.), De la morale à l’économie politique. Dialogue franco-américain sur les moralistes français, Op. cit., n° 6, 1996, p. 167-174.

McKenna Antony, “Deux termes-clefs du vocabulaire pascalien : idée et fantaisie”, in Meurillon Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, décembre 1996, p. 103-116.

 

Tout ce qui se perfectionne par progrès périt aussi par progrès. Tout ce qui a été faible ne peut jamais être absolument fort.

 

L’origine de ces maximes n’est pas bien claire. Ce sont des additions qui complètent et généralisent à l’âge adulte ce qui précède sur l’enfance.

D’après Furetière, progrès a un sens nettement positif : avancement, profit, avantage. Mais le Dictionnaire de 1701 indique que cette évolution peut s’entendre soit en bien, soit en mal, comme on parle du progrès d’une maladie.

Cette note peut être reliée à la précédente par l’idée de l’enfance : l’enfance est l’état de faiblesse, qui restera présent chez l’adulte, qui ne sera jamais « absolument fort » : voir Ferreyrolles Gérard, Itinéraires dans les Pensées. Spécialement de l’enfance, in Goyet T. (dir.), L’accès aux Pensées de Pascal, p. 171.

Contrariétés 9 (Laf. 126, Sel. 159)Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.

 

On a beau dire : il est crû, il est changé. Il est aussi le même.

 

À deux maximes philosophiques succède une observation ordinaire.

Pascal tend le plus souvent à mettre en lumière ce qui change en l’homme et son inconstance, plutôt que ce qui est permanent en lui.

Laf. 673, Sel. 552. Il n’aime plus cette personne qu’il aimait il y a dix ans. Je crois bien : elle n’est plus la même ni lui non plus. Il était jeune et elle aussi ; elle est tout autre. Il l’aimerait peut-être encore telle qu’elle était alors.

C’est qu’en l’occurrence, c’est encore la vanité qui est montrée : ce que l’on conserve jusqu’à un âge avancé, c’est ce dont on n’a pas su se débarrasser de son enfance, alors que l’âge adulte demanderait qu’on s’en défasse.