Pensées diverses VI – Fragment n° 5 / 5 – Papier original : RO 163-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 175 p. 411 v°-413 / C2 : p. 389-389 v°

Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 341-342 / 1678 n° 44 p. 336-337

Éditions savantes : Faugère I, 234, CLXXXII ; I, 253, XXII / Havet XXV.206, 119, 22 ; XXIV.90 bis ; VI.53 / Brunschvicg 310, 41 et 310 bis / Tourneur p. 129-2 / Le Guern 659 / Lafuma 797 et 798 (série XXVIII) / Sellier 650

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Bibliographie

 

 

FERREYROLLES Génard, Pascal et la raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1984.

GOYET Thérèse, “Le propre de la puissance est de protéger”, FERREYROLLES Gérard (dir.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, 20-23 septembre 1990, Klincksieck, Paris, 1996, 384 p., p. 333-346.

MARIN Louis, Pascal et Port-Royal, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.

MARIN Louis, La critique du discours, Paris, Minuit, 1975.

MESNARD Jean, “Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 210-235 ; et dans le même livre, “Pascal et le moi haïssable”, p. 405-413.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

MOUSNIER Roland, L’assassinat d’Henri IV, Paris, Gallimard, 1964.

NICOLE Pierre, La vraie beauté et son fantôme et autres textes d’esthétique, Paris, Champion, 1996.

PARMENTIER Bérengère, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000.

TOURNEUR Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes, Melun, Rozelle, 1933.

L’introduction de Jean MESNARD aux Discours sur la condition des Grands, OC IV, éd. J. MESNARD, p. 1013-1027, doit aussi entrer dans cette bibliographie.

 

 

Éclaircissements

 

Roi, et tyran.

 

Le roi règne légitimement et son pouvoir se tient dans les limites que lui imposent les lois fondamentales du royaume.

Il existe deux sortes de tyrans dans la pensée des contemporains de Pascal : le tyran d’acquisition, qui s’empare d’un pouvoir auquel rien ne lui donne droit, et le tyran d’exercice, qui règne sans tenir compte des lois qui règlent son pouvoir. Cette distinction a été remarquablement étudiée par Roland Mousnier, L’assassinat d’Henri IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 63 sq. Voir sur ce point les fragments Misère 6 et Misère 7, et le dossier thématique sur la tyrannie.

Misère 7 (Laf. 58, Sel. 92). La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre. Diverses chambres de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux dont chacun règne chez soi, non ailleurs. Et quelquefois ils se rencontrent et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savants, elle n’est maîtresse que des actions extérieures.

Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91). Tyrannie. La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres. Ainsi ces discours sont faux, et tyranniques : je suis beau, donc on doit me craindre, je suis fort donc on doit m’aimer, je suis... Et c’est de même être faux et tyrannique de dire : il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas, il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas.

Cette distinction vaut dans d’autres domaines que la politique.

Dans la doctrine des puissances trompeuses :

Laf. 665, Sel. 546. L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps et cet empire est doux et volontaire. Celui de la force règne toujours. Ainsi l’opinion est comme la reine du monde mais la force en est le tyran.

Mais aussi dans la rhétorique :

Laf. 584, Sel. 485. Éloquence qui persuade par douceur, non par empire, en tyran non en roi.

 

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J’aurai aussi mes pensées de derrière la tête.

 

Voir les commentaires du fragment Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124). Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots, qui ont plus de zèle que de science, les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu’on a de lumière.

Marin Louis, Pascal et Port-Royal, p. 127 sq. L’habile et la pensée de derrière.

Marin Louis, La critique du discours, p. 390 sq. Le discours de l’habile ou la position pascalienne de discours. Référence aux Trois discours sur la condition des grands : p. 391 sq. La pensée de derrière la tête : p. 394 sq.

Parmentier Bérengère, Le siècle des moralistes, p. 300 sq. La pensée de derrière comme scission de la pensée privée et de l’expression publique, et l’attitude des moralistes à l’égard de la dissimulation en général. Comment les moralistes préservent leur autonomie de jugement : p. 303 sq.

 

Je prendrai garde à chaque voyage.

 

Le sens de cette déclaration n’est pas clair. Mais on peut renvoyer à saint Augustin qui, dans la lettre 54 à Januarius, déclare avoir reçu de saint Ambroise le conseil suivant : « respondit mihi nihil se docere me posse, nisi quod ipse faceret, quia si melius nosset, id potius observaret. Cumque ego putassem, nulla reddita ratione, auctoritate sola sua nos voluisse admonere ne sabbato jejunaremus, subsecutus est, et ait mihi : Cum Romam venio, jejuno sabbato ; cum hic sum, non jejuno. Sic etiam tu, ad quam forte Ecclesiam veneris, ejus morem serva, si cuiquam non vis esse scandalo, nec quemquam tibi. Hoc cum matri renuntiassem, libenter amplexa est. Ego vero de hac sententia etiam atque etiam cogitans, ita semper habui, tanquam eam cœlesti oraculo acceperim ».

Le diction Quand tu es à Rome, vis comme les Romains (si fueris Romae, romano vivito more ; si fueris alibi, vivito sicut ibi) signifie à peu près la même chose.

Le conseil remonte à Saint Paul, I Cor., 20. « J’ai vécu avec les Juifs comme Juif, pour gagner les Juifs. 21, avec ceux qui sont sous la loi comme si j’eusse encore été sous la loi, quoique je n’y fusse plus assujetti, pour gagner ceux qui sont sous la loi ; avec ceux qui n’avaient point de loi, comme si je n’en eusse point eu moi-même [...] pour gagner ceux qui étaient sans loi ».

Le sens de la note de Pascal serait par conséquent le suivant : lorsque l’on passe par des pays dont les mœurs diffèrent de celles de la patrie, il convient de prêter la plus grande attention au respect des grandeurs d’établissement, qui ne sont pas partout les mêmes. Ce qui exige un peu d’attention, mais répond bien à la situation dans laquelle il faut avoir une pensée de derrière la tête.

 

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Grandeur d’établissement, respect d’établissement.

 

Établissement : action par laquelle on fonde, on établit. Les établissements des corps ou communautés ne se font point sans lettres patentes, sans autorité publique. Il signifie aussi institution. L’établissement des religions, des sacrements, des lois, des magistrats (Furetière). Richelet ajoute que ce qu’on établit est fait pour demeurer stable dans le temps.

Ces deux expressions, qui semblent être propres à Pascal, se trouvent en toutes lettres dans le Deuxième discours sur la condition des Grands, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1032-1033.

« Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l’on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dû ; car c’est une injustice visible : et cependant elle est fort commune à ceux de votre condition, parce qu’ils en ignorent la nature.

Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler.

Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force.

Nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs.

Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.

Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l’injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d’établissement, ou à exiger les respects d’établissement pour les grandeurs naturelles. M. N... est un plus grand géomètre que moi ; en cette qualité il veut passer devant moi : je lui dirai qu’il n’y entend rien. La géométrie est une grandeur naturelle ; elle demande une préférence d’estime ; mais les hommes n’y ont attaché aucune préférence extérieure. Je passerai donc devant lui ; et l’estimerai plus que moi, en qualité de géomètre. De même si, étant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne vous la pourrais refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurément vous n’y réussiriez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde. »

Ces considérations sont formulée du point de vue de l’habile ou mieux, du parfait chrétien, tels qu’ils sont définis dans la gradation du fragment Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124). Un point de vue moins élevé est donné dans le fragment Vanité 36 (Laf. 50, Sel. 83), qui exprime l’étonnement du voyageur qui remarque la différence des institutions suisses et françaises : Les Suisses s’offensent d’être dits gentilshommes et prouvent leur roture de race pour être jugés dignes des grands emplois.

 

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Le plaisir des Grands est de pouvoir faire des heureux.

 

Troisième discours sur la condition des grands.

« Je veux vous faire connaître, Monsieur, votre condition véritable ; car c’est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu’est-ce, à votre avis, d’être grand seigneur ? C’est être maître de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu’ils se soumettent à vous : sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement ; mais ils espèrent, par ces services et ces déférences qu’ils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens qu’ils désirent et dont ils voient que vous disposez.

Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la charité.

Vous êtes de même environné d’un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence ; c’est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d’étendue ; mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre ; ils sont comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur force, c’est-à-dire la possession des choses que la cupidité des hommes désire. »

Voir la suite de ce texte dans le commentaire du fragment précédent.

 

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Le propre de la richesse est d’être donnée libéralement.

 

Libéral : qui donne abondamment, mais avec raison et jugement, en sorte qu’il ne soit ni prodigue, ni avare, car le libéral qui va trop loin devient prodigue.

Goyet Thérèse, “Le propre de la puissance est de protéger”, Ferreyrolles Gérard (dir.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, 20-23 septembre 1990, p. 333-346.

Pour donner un sens concret à cette maxime générale, il faut la confronter à ce qui, dans les Provinciales, concerne le devoir de l’aumône.

Sur l’aumône, voir Boulenger Abbé A., La doctrine catholique, § 302, p. 231 sq. Au sens général, le mot aumône désigne toute œuvre de miséricorde spirituelle ou corporelle, accomplie par charité chrétienne ; au sens restreint, le mot s’entend de tout secours matériel par lequel on vient en aide au prochain lorsqu’il est dans la misère ; c’est une contribution matérielle donnée à un indigent pour le retirer de son état misérable. C’est un devoir qui s’impose aux riches : p. 232.

Sur l’aspect social de l’aumône, voir Bluche François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, p. 1104 sq., article Œuvres de miséricorde. L’importance de l’aumône se mesure par exemple par le sermon célèbre de Bossuet sur l’éminente dignité des pauvres dans l’Église. Les organisations chrétiennes destinées à venir en aide aux misérables sont très nombreuses, aussi bien du côté des augustiniens que de leurs adversaires. Pascal, lorsqu’il lance l’affaire des carrosses à cinq sols, a pour but d’en verser les bénéfices aux pauvres de Blois, et il en fait don, en fin de compte, aux hôpitaux de Paris. Monsieur Vincent a aussi donné une puissante impulsion aux actions de charité. L’entreprise ne se limitait d’ailleurs pas à l’aspect matériel de la pauvreté ; l’effort portait aussi sur l’enseignement des pauvres.

Provinciale VI, éd. Cognet, p. 96-97.

« Il est dit dans l’Évangile : Donnez l’aumône de votre superflu. Cependant plusieurs casuistes ont trouvé moyen de décharger les personnes les plus riches de l’obligation de donner l’aumône. Cela vous paraît encore contraire, mais on en fait voir facilement l’accord, en interprétant le mot de superflu, en sorte qu’il n’arrive presque jamais que personne en ait. Et c’est ce qu’a fait le docte Vasquez en cette sorte, dans son traité de l’aumône, c. 4. Ce que les personnes du monde gardent pour relever leur condition et celle de leurs parents, n’est pas appelé superflu. Et c’est pourquoi à peine trouvera-t-on qu’il y ait jamais de superflu dans les gens du monde, et non pas même dans les rois.

Aussi Diana ayant rapporté ces mêmes paroles de Vasquez, car il se fonde ordinairement sur nos pères, il en conclut fort bien. Que dans la question : si les riches sont obligés de donner l’aumône de leur superflu, encore que l’affirmative fût véritable, il n’arrivera jamais, ou presque jamais, qu’elle oblige dans la pratique.

Je vois bien, mon père, que cela suit de la doctrine de Vasquez. Mais que répondrait-on si on objectait, qu’afin de faire son salut, il serait donc aussi sûr selon Vasquez d’avoir assez d’ambition pour n’avoir point de superflu, qui est sûr selon l’Évangile, de n’avoir point d’ambition pour donner l’aumône de son superflu. Il faudrait répondre, me dit-il, que toutes ces deux voies sont sûres selon le même Évangile, l’une selon l’Évangile dans le sens le plus littéral et le plus facile à trouver ; l’autre selon le même Évangile interprété par Vasquez. Vous voyez par là l’utilité des interprétations. »

La décision de Vasquez est citée in GEF V, p. 11-13. Mais Pascal ne semble pas être remonté à l’original. Dans la Provinciale VI, il cite Vasquez d’après Diana, Resolutiones morales, pars II, tr. 15, resp. 32, le De eleemosyna, c. 4, dubium 4, n. 14. Mais il a lui-même lu Diana ; voir dans le Fragment hors Copies Laf. 958, Sel. 793 les notes qu’il a prises sur ses livres.

Le texte de Vasquez est cité d’après Diana, Resolutiones morales, in 13e éd., Tres priores partes, 1646, p. 246. « Ex his omnibus respondeo ad propositam quaestionem negative : et licet opinio affirmativa esset vera, tamen in praxi nunquam, aut rarius eveniet. Nam ut ait Vasquez in Opusc. De eleemos. Cap. 4, n. 14 laïci possunt de bonis patrimonialibus servare as statum suum, vel consanguineorum mutandum, et tunc illud non dicitur superfluum. Unde vix ex saecularibus invenies, etiam in regibus, superfluum statui. Illaec Vasquez, quae quidem confessariis divitum multum plausibilia erunt. »

Les textes de Diana avaient déjà été utilisés par Arnauld dans ses Remontrances aux PP. Jésuites touchant un libelle qu’ils ont fait courir dans Paris sous ce titre : Le manifeste de la véritable doctrine des Jansénistes, Paris, 1651, Œuvres, XXIX. Voir dans GEF V, p. 11, le texte tiré de la Remontrance aux Pères jésuites touchant un libelle qu’ils ont fait courir dans Paris, sous ce faux titre : Le manifeste de la véritable doctrine des jansénistes, telle qu’on la doit exposer au peuple composé par l’assemblée du P. R., Paris, 1651 :

« Est-ce prescrire des bornes à l’ambition des grands, ou plutôt n’est-ce point les exhorter à n’y en mettre aucune, que de leur enseigner que plus leur ambition sera grande et démesurée, moins ils seront obligés d’être charitables envers les pauvres. Et n’est-ce pas le faire, que de reconnaître d’une part que dans les grandes nécessités ils sont obligés de donner l’aumône de leur superflu, et de ruiner de l’autre, comme fait votre Vasquez, cette obligation importante par cette subtilité pernicieuse : Que tout ce qui peut servir à l’élever à une plus haute condition ou à y élever ses proches, ne doit point être estimé superflu : et ainsi, dit ce moliniste, à peine trouvera-t-on dans les séculiers, non pas même dans les rois, quelque chose qui soit superflu à leur état. D’où le fameux Diana votre bon ami conclut fort bien que suivant cette pensée de Vasquez, la doctrine constante de tous les pères établie sur l’Évangile, qu’on est obligé de donner aux pauvres son superflu, ne sera plus qu’une vaine spéculation, qui n’aura jamais, ou presque jamais aucun lieu dans la pratique : c’est-à-dire, mes Pères, que selon votre morale corrompue, l’ambition est une légitime excuse de ne point faire l’aumône ; que pourvu qu’on ait été bien ambitieux, on ne sera point damné pour n’avoir pas été charitable... »

Le P. Nouët tente de défendre Vasquez dans sa Réponse aux lettres que les jansénistes publient contre les jésuites, p. 3. Pascal y répond dans la Provinciale XII. Sur l’écrit du P. Nouët que Pascal reprend, voir Première imposture, in Réponse aux lettres que les jansénistes publient contre les jésuites, p. 93-96 ; texte cité in GEF V, p. 346 sq. :

« Première imposture. Que les Jésuites favorisent l’ambition des riches, et qu’ils ruinent la miséricorde envers les pauvres, parce que Vasquez dit en son traité de l’aumône, c. 4. Que ce que les personnes du monde gardent pour relever leur condition, et celle de leurs parents, n’est pas appelé superflu, et qu’à peine trouvera-t-on qu’il y ait jamais de superflu dans les gens du monde, non pas même dans les Rois. Lettre 6. p. 1. Édition de Cologne p. 77.

Réponse. À prendre les paroles de Vasquez dans le sens supposé que leur donne cet écrivain janséniste, l’on dirait qu’il veut dispenser les riches de l’obligation de donner l’aumône. Mais si vous allez à la source pour y trouver le véritable sens de l’auteur, vous verrez avec étonnement qu’il enseigne tout le contraire.

Vasquez dans cet excellent traité prend à tâche de régler le devoir des riches, et montrer pour quelle raison ils sont obligés de secourir les pauvres dans leur besoin : et pour ce sujet il fait distinction des personnes laïques, qui possèdent de grands biens dans le monde, et des ecclésiastiques qui jouissent des biens de l’Église. Quant aux ecclésiastiques, il soutient qu’ils ne peuvent en sûreté de conscience se servir des biens et des revenus de leurs bénéfices pour relever leur condition, ni celle de leurs parents, et qu’ils sont obligés de les employer au soulagement des pauvres, et même de s’enquérir de leurs besoins, parce qu’ils leur tiennent lieu de Pères.

Pour les personnes laïques, qui ont de grandes richesses, soit qu’ils les aient acquises par leur industrie, ou qu’ils les aient trouvées dans leur maison, il assure aussi qu’ils sont obligés sous peine de damnation à donner l’aumône. Mais il demande sur quel principe est fondée cette obligation, et rejetant l’opinion de Cajetan, qui l’établit sur ce qu’un homme riche est tenu de donner aux pauvres le superflu de ses biens, qui est leur partage, il dit que cette raison ne lui semble pas assez forte, et que les riches s’en pourraient facilement défendre, disant qu’ils n’ont rien de superflu ; vu que dans le sentiment même de Cajetan, les personnes du monde peuvent se servir de leurs biens pour relever leur condition par des voies légitimes, statum quem licite possunt acquirere, et pour acquérir des charges, pourvu qu’ils en soient dignes, statum quem digne possunt acquirere (ce sont les mots de Vasquez qu’il répète par deux fois en ce traité ch. I, dub. 3. n. 26 et que le janséniste a supprimés) par conséquent qu’on n’appelle point superflu ce qui leur est nécessaire pour y parvenir. D’où il conclut qu’il faut établir ce devoir sur un autre fondement qui le rende indispensable, qui est celui de la charité, qui n’oblige pas seulement les riches à faire l’aumône du superflu de leurs biens, mais encore du nécessaire dans le sens que je viens de dire. Cette doctrine n’est-elle pas toute contraire à celle qu’on lui attribue ? Se peut-il voir une imposture plus visible ? Je prie le lecteur de voir ce traité et de commencer par le premier chapitre, où il parle des obligations des riches du siècle. Je l’assure qu’il ne sera pas moins édifié de la prudente conduite de ce Père, qu’étonné de la malice de son calomniateur. »

Pascal répond dans la XIIe Provinciale, 2, éd. Cognet, p. 217-223, où la question est rediscutée, à propos de la réponse du P. Nouët dans sa Première imposture, in Réponses, p. 93 sq. Pascal recourt à un autre passage de Vasquez, sur l’obligation de l’aumône sur le superflu. Cette fois, il ne s’est apparemment pas contenté de lire Diana, il semble avoir été à l’original de Vasquez. Voir De eleemosyna, ch. I, Dub. III, c. 32, p. 16. « Cordubae placitum in quo conveniat cum autore, et in quo dissentiat. Postea tamen legi Cordubam in quaestionario q. 26. lib. I et in aliquibus nobiscum convenit, in aliis vero differt. Primo de extrema necessitate idem quod nos asserit. Secundo cum quis habet superfluum status, sentit quod etiam si non sint nécessitâtes urgentes, tenetur communiter egentibus aliquid tribuere, licet non totum superfluum, ut saltem in aliquo praeceptum impleatur, nec in totum omittatur. Sed hoc non placet, supra enim contra Cajetanum et Navarrum contrarium probavimus. Et sane si ad id teneretur, ad totum superfluum erogandum obligandus esset. »

Le P. Nouët est conduit par la réponse de Pascal dans la XIIe Provinciale, à répondre à son tour : voir Nouët Jacques, Réponse à la XIIe lettre, in Réponse aux lettres que les jansénistes publient contre les jésuites, p. 297 sq. Il fait la critique des coupes faites par Pascal dans la citation de Vasquez. Pascal n’oserait, contre Cajetan et Vasquez, prétendre qu’il est interdit de soutenir sa condition par des voies légitimes, ce que précise Vasquez, « statum quem licite possunt acquirere ». On ne voit pas le licite dans GEF V, p. 12. Nouët avait déjà argué de la présence de ce mot dans Imposture I, in Réponses, p. 13 sq., cité in GEF V. Voir p. 93 sq., sur le texte de Vasquez : Nouët rapproche ce reproche de ceux de Du Moulin. Réfutation de l’idée que Vasquez dispense pratiquement les riches de l’aumône : p. 301. Vasquez distingue le cas des personnes laïques et celui des ecclésiastiques : p. 93-94. Pascal omet de dire que Vasquez distingue plusieurs sortes de nécessaire et de superflu : par rapport à la vie, à l’honneur, à la condition présente, dans l’absolu, etc. Nouët montre que Vasquez est plus sévère que Cajetan : p. 304. Vasquez dirait qu’il faut établir le devoir d’aumône sur celui de charité : p. 95-96.

La conclusion qui se dégage de la comparaison de cette discussion et du présent fragment, c’est que les riches qui ne donnent pas libéralement manquent nettement à leur devoir.

 

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Le propre de chaque chose doit être cherché.

 

Aristote, Organon, V, Topiques, éd. Tricot, p. 11. Le propre est, tout en n’exprimant pas la quiddité de la chose, ce qui appartient pourtant à cette chose seule et peut se réciproquer avec elle. Voir Lalande André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 843.

Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique ou l’art de penser, I, VI (éd. de 1664), éd. D. Descotes, 2014, p. 142-144. « Quelque attribut qui soit nécessairement lié avec ce premier attribut, et qui par conséquent convienne à toute cette espèce, et à cette seule espèce, omni et soli, nous l’appelons propriété ».

La définition est passée parmi les mécanistes, comme le montre celle que donne Roberval dans Les principes du devoir et des connaissances humaines ; voir l’édition qui en est procurée par Alan Gabbey dans Mariotte savant et philosophe (… 1684). Analyse d’une renommée, Paris, Vrin, 1986, p. 235. « Propre ou propriété est une qualité qui ne faisant point donner le nom se trouve en une chose particulièrement et non ès autres, comme la faculté de rire et de parler est une propriété de l’homme, parce qu’aucune autre chose ne rit et ne parle que l’homme ».

 

Le propre de la puissance est de protéger.

 

Goyet Thérèse, “Le propre de la puissance est de protéger”, in Justice et force au temps de Pascal, p. 333-345.

Ce n’est pas ce que la force fait souvent. Voir le fragment Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au-delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?

 

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Quand la force attaque la grimace, quand un simple soldat prend le bonnet carré d’un premier président et le fait voler par la fenêtre.

 

Dans cette situation, le simple soldat exprime clairement son mépris du magistrat, qui de son côté, privé de l’appareil qui le rend d’ordinaire impressionnant, ne doit pas en mener large. Le terme de soldat, qui désigne un fantassin ou un homme de guerre quelque peu brutal, éveille sans doute certains épisodes des Guerres de Religion ou de la Fronde, et justifie sans doute le rapprochement que fait M. Le Guern, dans son édition des Œuvres de Pascal, II, p. 1533, avec la Harangue du sieur de Rieux, dans la Satyre ménippée, éd. Marital Martin, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010, p. 120 : « C’est en tout cas qu’il faut aller saccager ces chaperons fourrés de la cour de Parlement [...]. Si Monsieur le légat me commande seulement de leur aller mettre la main sur le collet, il n’y a ni bonnet carré ni bourrelet que je ne fasse voler ».

Le mot grimace, dans la langue usuelle, désigne selon Furetière une « disposition de visage faite en sorte qu’il paraisse laid et hideux. Les bouffons font de vilaines grimaces pour exciter la risée du peuple ». Pascal emploie visiblement le mot en un autre sens, plus proche apparemment de celui qu’indique Richelet : façon qu’on fait par feinte et par dissimulation. Au figuré, il se dit ordinairement au pluriel, et en mauvaise part. Il signifie les manières affectées de certaines gens. Le Dictionnaire de l’Académie donne pour équivalent de grimace les mots feinte et dissimulation.

Cette situation montre la vanité des vêtements par lesquels les magistrats impressionnent l’imagination des faibles :

Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78). Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire. Et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde, qui ne peut résister à cette montre si authentique. S’ils avaient la véritable justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces sciences serait assez vénérable d’elle-même. Mais n’ayant que des sciences imaginaires il faut qu’ils prennent ces vains instruments, qui frappent l’imagination, à laquelle ils ont affaire. Et par là en effet ils s’attirent le respect.

Raisons des effets 6 (Laf. 87, Sel. 121). Le chancelier est grave et revêtu d’ornements. Car son poste est faux et non le roi. Il a la force, il n’a que faire de l’imagination. Les juges, médecins, etc., n’ont que l’imagination.

 

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Épigrammes de Martial.

L’homme aime la malignité mais ce n’est pas contre les borgnes ou les malheureux, mais contre les heureux superbes. On se trompe autrement. Car la concupiscence est la source de tous nos mouvements, et l’humanité...

 

M. Valerius Martialis (c. 40-c. 104) est auteur d’Épigrammes marquées d’une raillerie mordante, qui a servi de modèle par la suite.

Havet remarque la parenté de ce texte avec l’Epigrammatum delectus publié en 1659. Il est précédé par une dissertation en latin de Nicole, dont un paragraphe est intitulé De epigrammatis malignis.

Le chapitre XVI de l’Epigrammatum delectus a été traduit par Béatrice Guion dans son édition de Pierre Nicole, intitulée La vraie beauté et son fantôme et autres textes d’esthétique, Paris, Champion, 1996, p. 109-111.

« Des épigrammes malignes. Les hommes d’un naturel plutôt bienveillant ont aussi en eux une aversion naturelle de la malignité, surtout quand elle raille les disgrâces physiques, les coups du sort, ou les malheurs qui arrivent à quelqu’un sans qu’il y ait de sa faute. Car comme il n’y a personne qui se sache à l’abri de ces accidents, on supporte difficilement de les voir rabaissés et tournés en dérision. Ces paroles de Didon dans Virgile sont pleines d’humanité : Ce n’est pas en femme qui ignore le malheur que j’apprends à secourir les malheureux, ce qui fait naître chez le lecteur une sympathie secrète à son égard. Ce vers de Sénèque aussi a de la beauté : Ce n’est pas un jeu que la malignité. Mais à l’inverse c’est manquer d’humanité que d’insulter aux malheureux et de leur reprocher ce qui n’est point de leur faute, et d’éveiller de surcroît dans l’esprit des lecteurs un sentiment d’aversion et d’éloignement.

Aussi, lorsqu’il nous a été loisible de suivre notre sentiment, nous n’en avons retenu que très peu de cette sorte, et nous en avons retranché beaucoup, comme celle-ci d’Owen, froide et malveillante :

Il ne te reste plus un seul cheveu sur le crâne,

Plus un seul poil sur ton front déloyal.

Tu as perdu tous tes cheveux sur la nuque et sur le front.

Te voilà chauve : que te reste-t-il à perdre ? – La tête.

Il y a chez Martial nombre de pièces similaires qui ne nous plaisent pas davantage, et que nous avons pourtant retenues pour les raisons que nos avons exposées plus haut. »

Voir les remarques sur l’épigramme de René Rapin, Les réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, éd. Pascale Thouvenin, Paris, Champion, 2011, p. 608-611, qui permettent des comparaisons.

GEF XII, p. 49. Après « et l’humanité », Havet, dans son édition des Pensées de 1852, p. 96, suppose que la phrase avait été achevée ainsi : « et l’humanité flatte la concupiscence ». Cependant, cette note a disparu de l’édition de 1866.

Brunschvicg propose une autre interprétation : peut-être en tenant compte de ce qui suit, faut-il opposer humanité à concupiscence ; celle-ci entraîne la malignité et l’humanité la restreint à ceux qui sont heureux et orgueilleux.

La critique de Pascal est complexe. Elle porte d’abord sur le fait que la pointe n’est là que pour faire briller son auteur : Celle des deux borgnes ne vaut rien, car elle ne les console pas et ne fait que donner une pointe à la gloire de l’auteur. Tout ce qui n’est que pour l’auteur ne vaut rien. Mais il ajoute que cette pointe n’est même pas efficace, car l’homme aime la malignité mais ce n’est pas contre les borgnes, ou les malheureux, mais contre les heureux superbes. On se trompe autrement, car la concupiscence est la source de tous nos mouvements, et l’humanité : autrement dit, on aime les pointes assassines, mais contre les plus grands et plus heureux que nous ; s’en prendre à deux malheureux borgnes ne peut pas intéresser grand monde. La pointe en question n’est donc même pas efficace. Mais Pascal ajoute encore une autre critique : même si la pointe était efficace, elle serait esthétiquement défectueuse, car il faut plaire à ceux qui ont les sentiments humains et tendres, alors que la pointe ne peut guère satisfaire que la méchanceté (ou la concupiscence, comme il a été remarqué plus haut).

Tourneur Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes, p. 21 sq.

 

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Il faut plaire à ceux qui ont les sentiments humains et tendres.

 

Port-Royal complète par ces mots : « et non aux âmes barbares et inhumaines ». Voir le commentaire de la comparaison de l’original et de l’édition de Port-Royal.

Les sentiments humains et tendres correspondent, selon Jean Mesnard, au caractère de l’honnête homme : voir Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 111.

Sur la définition pascalienne de la tendresse, voir la Vie de Pascal par Gilberte Périer, 2e version, OC I, éd. Jean Mesnard, p. 631, § 71-74 :

« C’est ainsi qu’il faisait voir qu’il aimait sans attache, et nous en avions eu encore une preuve dans la mort de mon père, pour lequel il avait sans doute tous les sentiments que doit avoir un fils reconnaissant pour un père bien affectionné ; car nous voyons dans la lettre qu’il écrivit sur le sujet de sa mort que, si la nature fut touchée, la raison prit bientôt le dessus ; et que, considérant cet événement dans les lumières de la foi, son âme en fut attendrie, non pas pour pleurer mon père qu’il avait perdu pour la terre, mais pour le regarder en Jésus-Christ, en qui il l’avait gagné pour le ciel.

Il distinguait deux sortes de tendresse, l’une sensible, l’autre raisonnable, avouant que la première était de peu d’utilité dans l’usage du monde. Il disait pourtant que le mérite n’y avait point de part et que les honnêtes gens ne doivent estimer que la tendresse raisonnable, qu’il faisait ainsi consister à prendre part, à tout ce qui arrive à nos amis en toutes les manières que la raison veut que nous y prenions part aux dépens de notre bien, de notre commodité, de notre liberté, et même de notre vie, si c’est un sujet qui le mérite, et qu’il le mérite toujours, s’il s’agit de le servir pour Dieu qui doit être l’unique fin de toute la tendresse des chrétiens.

« Un cœur est dur, disait-il, quand il connaît les intérêts du prochain, et qu’il résiste à l’obligation qui le presse d’y prendre part ; et au contraire un cœur est tendre quand tous les intérêts du prochain entrent en lui facilement, pour ainsi dire par tous les sentiments que la raison veut qu’on ait les uns pour les autres en semblables rencontres ; qui se réjouit quand il faut se réjouir, qui s’afflige quand il faut s’affliger. » Mais il ajoutait que la tendresse ne peut être parfaite que lorsque la raison est éclairée de la foi et qu’elle nous fait agir par les règles de la charité. C’est pourquoi il ne mettait pas beaucoup de différence entre la tendresse et la charité, non plus qu’entre la charité et l’amitié. Il concevait seulement que, comme l’amitié suppose une liaison plus étroite, et cette liaison une application plus particulière, elle fait que l’on résiste moins aux besoins de ses amis, parce qu’ils sont plus tôt connus et que nous en sommes plus facilement persuadés.

Voilà comment il concevait la tendresse, et c’est ce qu’elle faisait en lui sans attachement et amusement, parce que, la charité ne pouvant avoir d’autre fin que Dieu, elle ne pouvait s’attacher qu’à lui, ni s’arrêter non plus à rien qui amuse ; parce qu’elle sait qu’il n’y a point de temps à perdre et que Dieu, qui voit et qui juge tout, nous fera rendre compte de tout ce qui sera dans notre vie, qui ne sera pas un nouveau pas pour avancer dans la voie uniquement permise qui est celle de la perfection. »

 

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Celle des deux borgnes ne vaut rien, car elle ne les console pas et ne fait que donner une pointe à la gloire de l’auteur.

 

E. Havet, dans son édition des Pensées, I, 1866, p. 86 a remarqué que cette allusion correspondait à une des « pièces d’auteurs anciens inconnus » cités dans l’Epigrammatum delectus, livre VI, n° XXX, p. 332.

De Acone et Leonilla

Lumine Acon dextro, capta est Leonilla sinistro,

Et potis est forma vincere uterque deos.

Blande puer, lumen quod habes concede parenti,

Sic tu caecus amor, sic erit illa Venus.

Note des éditeurs de Port-Royal sur cette pièce : « Epigramma a multis celebratur, nec immerito ; non enim sua elegantia, suo pretio caret ».

Le commentaire de Havet s’applique à comprendre la pensée de Pascal : « On comprend maintenant la critique de Pascal, toute chagrine qu’elle est : l’épigramme des deux borgnes est jolie, mais elle ne les console pas, car elle ne fait pas que l’un soit l’Amour en effet, ni l’autre Vénus : ce ne seront toujours que deux borgnes. »

Grâce à une inscription manuscrite Ex libris Lomenianis portée sur un exemplaire de l’Epigrammatum delectus ayant appartenu à Henri Louis Loménie de Brienne, Z. Tourneur a retrouvé la source de ce poème : il est recopié à la main sur l’exemplaire consulté au livre VII, n° LX, sous le nom de Ioannes Bapt. Amaltheus. Il s’agit de Jean-Baptiste Amaltei qui était secrétaire du cardinal Charles Borromée, à l’époque où Du Bellay était à Rome. Les frères Amalthei étaient trois, Jean-Baptiste, Geronimo et Cornelius : c’est apparemment au premier que l’épigramme était attribuée sur l’exemplaire consulté par Tourneur. Mais cette attribution n’est pas recevable. En effet, on trouve le poème en question dans l’édition des poèmes des trois frères dans l’édition des œuvres des frères Amalthei de 1627, Trium fratrum Amaltheorum Hieronimi, Io.. Baptistae, Cornelii Carmina, Venise, 1627, p. 52. L’édition de 1689, Wetstein, confirme l’attribution à Hieronimus (Geronimo).

Le texte n’en est toutefois pas exactement le même, puisqu’il est intitulé De gemellis fratre et sorore luscis, alors que la version mentionnée dans l’Epigrammatum delectus indique clairement qu’il s’agit d’une mère et de son fils, et non d’un frère et de sa sœur.

De gemellis fratre et sorore luscis

Lumine Acon dextro, capta est Leonilla sinistro,

Et potis est forma vincere uterque deos.

Blande puer, lumen, quod habes, concede puellae,

Sic tu caecus Amor, sic erit illa Venus.

L’épigramme a été adaptée par Du Bellay, dans un Jardin des Muses, Paris, Sommaville et Courbé, en 1642, p. 58-59 :

De l’invention de Joachim Du Bellay, d’une ère et d’un fils borgnes, mais d’une beauté grande.

Jeanne et André son fils sont beaux comme le jour ;

Mais chacun d’eux d’un œil a perdu la lumière.

André, donne celui qui te reste à ta mère :

Elle sera Vénus, et tu seras l’Amour.

Mais le texte latin reproduit dans ce livre ne donne que deux vers :

Parve puer lumen quod habes concede parenti,

Sic tu caecus Amor, sic erit illa Venus.

Il est bien question ici d’un enfant et de sa mère, comme dans l’Epigrammatum delectus. Mais il est probable que les auteurs de l’Epigrammatum delectus ont connu une autre source, car le texte latin réduit à deux vers est un peu court pour les avoir inspirés.

 

Tout ce qui n’est que pour l’auteur ne vaut rien.

 

Nicole Pierre, La vraie beauté et son fantôme, éd. B. Guion, p. 32 sq. L’influence platonicienne se révèle dans le statut accordé à l’art par Nicole. Comme le langage n’est fait que pour communiquer les pensées, il faut se méfier des sortilèges du langage poétique et de la tentation de se complaire dans la seule exploration de ses arcanes. Nicole proscrit toute pratique littéraire qui se prendrait pour son propre objet. L’une des réticences que Nicole éprouve envers la poésie tient au fait que les mots y acquièrent une importance propre et qu’ils tendent à concurrencer les choses. La contrainte qu’exerce la versification est un obstacle à l’expression claire de la pensée ; Nicole ne reconnaît aucune valeur à la contrainte métrique, contrairement par exemple au P. Rapin, qui estime qu’elle est féconde pour les grands génies. Les figures de style ne valent pas pour elles-mêmes, on ne les tolère que pour remédier au dégoût qu’éprouve la nature face à la vérité nue et sans ornements. Nicole refuse ce qu’il perçoit comme une complaisance dans les jeux formels, qui constituent un abandon coupable à l’attrait sensible du langage et un vain amusement qui détourne de l’essentiel. Il condamne le trait d’esprit pour lui-même.

Vigneul-Marville, Mélanges de littérature et d’histoire, II, Rouen, 1700, p. 203, cité in OC I, éd. J. Mesnard, p. 832. « M. Pascal disait de ces auteurs qui, parlant de leurs ouvrages, disent : mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc., qu’ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un chez moi à la bouche. Ils feraient mieux, ajoutait cet excellent homme, de dire : notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc., vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur. Cela me fait ressouvenir d’une vitre que je remarquai un jour dans la chapelle d’un petit village de Bourgogne, sur laquelle un vieillard s’était fait peindre à genoux, et un enfant à côté de lui, aux pieds duquel on lisait en lettres gothiques : « Cette vitre a été donnée par M. Jacques Lubin, greffier et tuteur d’Innocent Lubin, aux dépens toutefois dudit pupille ». Bossut en a fait un fragment, in Pascal, Œuvres, t. 2, La Haye, 1779, p. 534.

Cette critique dépasse largement la question purement littéraire de l’épigramme : elle a une portée morale et humaine qui rejoint l’idée du fragment Laf. 670, Sel. 549. Diseur de bons mots, mauvais caractère. Voir l’étude approfondie de Mesnard Jean, “Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 210-235.

Mesnard Jean, Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, p. 405-413.

 

Ambitiosa recidet ornamenta.

 

Horace, Épître aux Pisons. Art poétique, 447-448. « Il retranchera les ornements ambitieux ». Cité à la p. 446 de l’Epigrammatum delectus, n° 110.

Plusieurs fragments des Pensées touchent le problème de la suppression des mauvaises façons de parler. Voir notamment Laf. 637, Sel. 529. Éteindre le flambeau de la sédition : trop luxuriant. L’inquiétude de son génie : trop de deux mots hardis.

Sur la suppression des ornements excessifs dus au souci de trop bien dire, voir Rapin René, Réflexions, éd. P. Thouvenin, Paris, Champion, 2011, p. 473-68.