Pensées diverses VIII – Fragment n° 4 / 6 – Papier original : RO 247-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 190 p. 427 v° / C2 : p. 399 v° (copie de Pierre Guerrier)

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII - Pensées Chrestiennes : 1669 et janv. 1670 p. 247-248 /

1678 n° 25 p. 240

Éditions savantes : Faugère II, 18 / Havet XXIV.18 ter / Brunschvicg 217 / Tourneur p. 136-2 / Le Guern 673 / Lafuma 823 (série XXX) / Sellier 664

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Bibliographie

 

 

DEMOREST Jean, Dans Pascal, Essai en partant de son style, Paris, Éd. de Minuit, 1953.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986.

LE GUERN Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, Paris, Klincksieck, 1983.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

MEURILLON Christian, “La narration dans les Pensées”, XVIIe Siècle, 177, oct.-déc. 1992, n° 4, p. 507-520.

PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009.

 

 

Éclaircissements

 

C’est un héritier qui trouve les titres de sa maison. Dira‑t‑il : Peut‑être qu’ils sont faux ? et négligera-t‑il de les examiner ?

 

Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd. 1993, p. 391, sur les conclusions que permet la reconstitution de P. Ernst sur le déroulement de la composition des manuscrits.

Titre : droit qu’on a de posséder quelque chose. Il possède cette maison à titre d’achat, à titre de loyer (Furetière). Mais le mot ne désigne pas seulement la cause juridique de l’acquisition ou de la possession d’un droit ; il désigne aussi l’écrit qui la constate et la garantit. Il sert de preuve dans les procès.

Sur l’héritage et les successions, voir le dossier thématique sur ce sujet, et Domat Jean, Traité des lois civiles dans leur ordre naturel, III, Seconde partie, Livre III, Des successions, 2e éd., 1700, p. 291 sq.

Demorest Jean, Dans Pascal, Essai en partant de son style, p. 115, classe ce fragment parmi les images-ébauches, qui le plus souvent sont les « squelettes » de futures images développées. Il voit en elles « les repères d’un scénario », le « raccourci d’une pensée [que Pascal] compte développer dans toute l’étendue voulue lorsqu’il en aura le temps » : p. 114. J. Demorest remarque que ce type d’images demeure souvent sans commentaire, mais possède un caractère « scénarique », fruit d’une « volonté de composition dramatique » : p. 112. « La plus volumineuse classe d’images est évidemment empruntée à la vie quotidienne. Souvent ces images sont communes de fond et de forme. [...] Mais tout aussi fréquemment un fond banal connaîtra une application plus originale. [...] La banalité des images n’interdit pas l’évocation dramatique d’une situation » : p. 115-116.

On trouve une technique analogue dans les fragments suivants, par exemple :

Ordre 7 (Laf. 9, Sel. 43). Dans la lettre de l’injustice peut venir. La plaisanterie des aînés qui ont tout. Mon ami vous êtes né de ce côté de la montagne, il est donc juste que votre aîné ait tout. Pourquoi me tuez-vous ?

Vanité 37 (Laf. 51, Sel. 84). Pourquoi me tuez-vous ? Et quoi ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté je serais un assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte. Mais puisque vous demeurez de l’autre côté je suis un brave et cela est juste.

Le texte enferme une analogie implicite entre l’héritier négligent et l’esprit paresseux qui refuse de s’informer sur sa destinée surnaturelle, afin de dénoncer une conduite aberrante. L’incohérence du premier sert, mutatis mutandis, à donner une idée de celle des incrédules qui, dans le doute, demeurent inertes et passifs.

Naturellement, l’absurdité de la conduite de l’héritier exclut que l’on trouve des exemples dans le roman ou le théâtre qui réponde à cette situation. Mais c’est précisément ce qui fait l’originalité de cette anecdote, qui présente une situation si aberrante qu’elle n’a pas d’exemple, même dans la fiction comique.

La brièveté d’une telle note, qui exclut tout détail précis, laisse l’auteur libre de la développer en termes qui peuvent être tout différents. Ce qui caractérise l’image de ce fragment, c’est le comique familier du manque de bon sens pratique et d’intérêt propre qu’aurait un héritier négligent. Il inspire d’abord au lecteur une ironie amusée, devant une légèreté inconcevable dans la réalité. Mais ce sentiment laisse place à une émotion toute différente lorsque l’analogie conduit à la condition de l’incrédule qui refuse de s’informer de sa destinée surnaturelle : l’incompréhension subsiste, mais revêt un caractère tragique :

Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) : Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais, et je sais seulement qu’en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m’arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes, mais je n’en veux pas prendre la peine ni faire un pas pour le chercher. Et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future.

L’émotion qu’inspire ce discours diffère profondément de celle que suscite l’héritier inconscient : Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante : c’est un monstre pour moi.

Preuves par discours II (Laf. 428, Sel. 682). Voilà un doute d’une terrible conséquence. Ils sont dans le péril de l’éternité de misères ; et sur cela, comme si la chose n’en valait pas la peine, ils négligent d’examiner si c’est de ces opinions que le peuple reçoit avec une facilité trop crédule, ou de celles qui, étant obscures d’elles-mêmes, ont un fondement très solide, quoique caché. Ainsi ils ne savent s’il y a vérité ou fausseté dans la chose, ni s’il y a force ou faiblesse dans les preuves. Ils les ont devant les yeux ; ils refusent d’y regarder, et, dans cette ignorance, ils prennent le parti de faire tout ce qu’il faut pour tomber dans ce malheur au cas qu’il soit, d’attendre à en faire l’épreuve à la mort, d’être cependant fort satisfaits en cet état, d’en faire profession et enfin d’en faire vanité. Peut-on penser sérieusement à l’importance de cette affaire sans avoir horreur d’une conduite si extravagante ? Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, et dont il faut faire sentir l’extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en la leur représentant à eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie. Car voici comment raisonnent les hommes, quand ils choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu’ils sont et sans en rechercher d’éclaircissement. « Je ne sais », disent-ils.

Cette anecdote est complétée par le fragment Laf. 432 série XXX, Sel. 662, où Pascal exclut, par l’évocation d’une autre situation, l’hypothèse que ce soit par stoïcisme ou par insensibilité à ce qui les touche que les indifférents demeurent sans réaction.

Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Est-ce qu’ils sont si fermes qu’ils soient insensibles à tout ce qui les touche ? Éprouvons-les dans la perte des biens ou de l’honneur. Quoi ! c’est un enchantement.

Voir ce qu’écrit Le Guern Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, p. 231 sq., sur le dynamisme de l’image chez Pascal. « Si l’image peut exercer sur la progression de la pensée une action dynamique, c’est qu’elle possède un dynamisme propre qui peut prendre deux formes : ou bien l’image est en elle-même la représentation d’un mouvement, ou bien elle présente une aptitude particulière à se transformer en une image différente » : p. 233.

Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), p. 379. L’édition de Port-Royal explicite le sens du fragment en inscrivant en tête du texte de Pascal « Un homme qui découvre des preuves de la religion chrétienne est comme un héritier... ».

Si véritablement cette addition a été inspirée par un « souci de clarté », l’effet en est malheureux, car elle omet l’essentiel : cet homme néglige les preuves qu’il « découvre ».