Miracles II  – Fragment n° 12 / 15 – Papier original : RO 461-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 192 p. 451 / C2 : p. 249-250

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVII - Pensées sur les miracles : 1669 et janv. 1670 p. 220-221 /

1678 n° 3 p. 214

Éditions savantes : Faugère II, 224, XVI et note p. 225 / Havet XXIII.2, XXV.92 ter / Michaut 817 et 818 / Brunschvicg 835 et 192 / Tourneur p. 150 / Le Guern 691 / Lafuma 852 et 853 (série XXXIII, notée XXXII par erreur) / Sellier 433

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Bibliographie

 

 

FERREYROLLES Gérard, “Saint Thomas et Pascal : les règles de la polémique chrétienne”, in Séries et variations. Études littéraires offertes à Sylvain Menant, Paris, P.U.P.S., 2010, p. 687-703.

GRUBBS Henri A., Damien Mitton (1618-1690). Bourgeois et honnête homme, Paris, Presses Universitaires de France, 1933.

LAFOND Jean, Les moralistes du XVIIe siècle de Pibrac à Dufresny, Robert Laffont, Paris, 1992.

MESNARD Jean, Pascal et les Roannez, I, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

SAINTE-BEUVE, Correspondance littéraire, provenant pour la plus grande partie du fonds Lebrun de la Bibliothèque Mazarine, avec introduction et notes de Guy de la Batut, éd. Montaigne, Paris, 1929.

TALLEMANT DES RÉAUX Gédéon, Historiettes, I, éd. A. Adam, Pléiade, Paris, Gallimard, 1960, p. 370 et note p. 1039.

 

 

Éclaircissements

 

Dans le Vieux Testament quand on vous détournera de Dieu, dans le Nouveau quand on vous détournera de Jésus-Christ.

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Voilà les occasions d’exclusion à la foi des miracles marquées. Il ne faut pas y donner d’autres exclusions.

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S’ensuit‑il de là qu’ils avaient droit d’exclure tous les prophètes qui leur sont venus ? Non, ils eussent péché en n’excluant pas ceux qui niaient Dieu, et eussent péché d’exclure ceux qui ne niaient pas Dieu.

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D’abord donc qu’on voit un miracle, il faut ou se soumettre ou avoir d’étranges marques du contraire. Il faut voir s’ils nient un Dieu, ou Jésus-Christ ou l’Église.

 

... quand on vous détournera de Dieu : Pascal avait d’abord écrit J.-C., mais il a évidemment été conduit à remplacer J.-C. par Dieu pour pouvoir achever la phrase.

Essai de définition des cas où l’on ne doit pas être dupes des faux miracles. Ce passage précise une règle proposée dans le fragment Miracles II (Laf. 854, Sel. 434). Il avait été dit aux Juifs aussi bien qu’aux chrétiens qu’ils ne crussent pas toujours les prophètes ; mais néanmoins les pharisiens et les scribes font grand état de ses miracles, et essayent de montrer qu’ils sont faux ou faits par le diable, étant nécessités d’être convaincus s’ils reconnaissent qu’ils sont de Dieu. Nous ne sommes point aujourd’hui dans la peine de faire ce discernement ; il est pourtant bien facile à faire. Ceux qui ne nient ni Dieu, ni Jésus-Christ ne font point de miracles qui ne soient sûrs.

Miracles II (Laf. 832, Sel. 421). Il y en a de faux et de vrais. Il faut une marque pour les connaître, autrement ils seraient inutiles. [...] Moïse en a donné deux : que la prédiction n’arrive pas, Deut. 18. et qu’ils ne mènent point à l’idolâtrie, Deut. 13, et Jésus-Christ une.

La règle donnée par Pascal dans le présent passage tient compte du fait qu’il se réfère à l’enseignement du Christ.

Il ne faut pas y donner d’autres exclusions : Pascal pense sans doute que l’on ne pouvait pas imputer aux religieuses de Port-Royal, chez lesquelles s’était produit le miracle de la sainte Épine, de nier Dieu. C’était cependant une tendance des jésuites. Pascal a eu l’occasion de faire la liste des injures dont le P. Brisacier a abreuvé les religieuses de Port-Royal dans la XIe Provinciale, éd. Cognet, Garnier, p. 210 : « Parle-t-il avec discrétion, quand il déchire l’innocence de ces filles, dont la vie est si pure et si austère, quand il les appelle des Filles impénitentes, asacramentaires, incommuniantes, des vierges folles, fantastiques, Calaganes, désespérées, et tout ce qu’il vous plaira ». D’autre part, la XVIe Provinciale est consacrée aux calomnies contre les religieuses.

 

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Reproches à Mitton de ne point se remuer.

Quand Dieu le reprochera.

 

NB : Le nom de Damien Mitton est parfois écrit Miton.

Sur le mot reproches (au lieu de l’infinitif reprocher), voir la transcription diplomatique.

Ce passage est présenté dans la plupart des éditions comme un seul énoncé, sur une même ligne. L’interprétation n’en est pas facilitée.

Il faut écarter l’interprétation on ne devra reprocher à Mitton de ne point se remuer que quand Dieu le reprochera, qui serait incompatible avec l’attitude que Pascal préconise à l’égard des esprits forts dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Voir plus bas.

En revanche, on peut admettre la lecture qui accorde au mot quand la valeur d’un puisque (reste du latin quando), ou de alors que… (voir l’éd. Sellier-Ferreyrolles, Pochothèque, p. 1055).

Dans GEF XIII, p. 100, Brunschvicg prend parti pour cette interprétation : puisque Dieu le reprochera plus tard, il est bon, dans l’intérêt de Miton lui-même, de le reprocher dès maintenant. Il mentionne une lecture de Michaut qu’il juge « ingénieuse » : « Reprocher à Miton de ne pas se remuer. Quand Dieu le reprochera... » Brunschvicg objecte que « rien n’indique dans le manuscrit que le fragment soit inachevé ». Mais le manuscrit ne porte aucune ponctuation, ce qui retire à la remarque une grande partie de son poids.

En fait la séparation de deux parties sur deux lignes successives est confirmée par le manuscrit, et par les deux Copies, dans lesquelles le signe / indique la coupure. Il faut donc, comme le fait l’édition Sellier, maintenir la séparation. Dans ce cas, le mot quand peut conserver sa valeur temporelle, Pascal envisageant deux moments différents : celui de la vie présente, où il est nécessaire et même urgent d’adresser des reproches à Mitton sur son inertie, et le moment du jugement, où ce sera Dieu qui lui adressera le même reproche.

Se remuer : se dit selon Furetière en morale, pour dire solliciter fortement une affaire. Cet homme est indifférent, il ne se remue pour quoi que ce soit, il ne se met en peine de rien.

On a longtemps hésité sur le déchiffrement du nom en question. Faugère lisait Marton, ce qui ne pouvait manquer de susciter des recherches vaines.

Mesnard Jean, Pascal et les Roannez, I, p. 379. Voir la note sur la graphie Marton dans RO 440-2 (Laf. 642, Sel. 529 bis), qui n’est pas, comme tout le reste du fragment, de la main de Pascal. Le secrétaire qui a dressé la première Copie a corrigé de lui-même.

Voir Sainte-Beuve, Correspondance littéraire, provenant pour la plus grande partie du fonds Lebrun de la Bibliothèque Mazarine, avec introduction et notes de Guy de la Batut, éd. Montaigne, Paris, 1929, p. 100-101. L’édition des Pensées par Faugère, p. 195, porte : « Marton voit bien que la nature est corrompue... ». Sainte-Beuve lui écrit, le 9 janvier d’une année non précisée : « Une question dont l’idée m’est venue en cherchant Miton ; le Marton qui se trouve à deux pages de là (p. 195, tome 1) ne serait-ce pas Mitton écrit avec deux tt et qui aurait été copié inexactement ? C’est à vous de résoudre ce petit problème, vous en avez résolu de bien plus graves ». Voir les notes sur les difficultés d’identification.

Damien Mitton exerce une charge de trésorier, et appartient à la catégorie des bourgeois riches. On ne peut voir en lui un « libertin érudit », mais c’est certainement un esprit libre et mondain, proche du chevalier de Méré. Il fréquente le milieu du duc de Roannez et est ami de Pascal.

Grubbs Henri A., Damien Mitton (1618-1690). Bourgeois et honnête homme, Paris, P. U. F., 1933.

Lafond Jean, Les moralistes du XVIIe siècle de Pibrac à Dufresny, Robert Laffont, Paris, 1992, p. 82-90. Notice sur Damien Mitton.

Mesnard Jean, Pascal et les Roannez, I, p. 376 sq., notice sur Mitton. Grand joueur, mais « homme qui de bon sens abonde », dit Loret, et « qui sait tout à fait bien son monde ». Son intérêt pour les sciences, son caractère mélancolique. Ami de Méré, il est sans doute libertin : il aurait composé un Traité de l’immortalité de l’âme, qu’il montrait en disant « qu’il était de la mortalité » : p. 378.

Pascal cite Mitton et discute son attitude dans le fragment Laf. 597, Sel. 494. Le moi est haïssable. Vous Mitton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable. Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice. Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.

Voir aussi Laf. 642, Sel. 529 bis. Mitton voit bien que la nature est corrompue et que les hommes sont contraires à l’honnêteté, mais il ne sait pas pourquoi ils ne peuvent voler plus haut.

Mesnard Jean, Pascal et les Roannez, I, p. 379. Pascal reconnaît dans l’honnêteté une forme d’amour des hommes, dont il tente d’établir le rapport avec la charité chrétienne. L’effacement du moi considéré comme incomplet et illusoire. Une conception insuffisante de l’homme est la cause de cette imperfection.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 132 sq. Sur ce fragment et le portrait que Pascal en conçoit du libertin, voir p. 133.

Le présent passage fait écho à ce que Pascal écrit ailleurs sur l’attitude qu’un chrétien doit adopter à l’égard des incrédules :

Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Cette religion nous oblige de les regarder toujours, tant qu’ils seront en cette vie, comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et de croire qu’ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous pouvons au contraire tomber dans l’aveuglement où ils sont, il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu’on fît pour nous si nous étions à leur place, et les appeler à avoir pitié d’eux-mêmes et à faire au moins quelques pas pour tenter s’ils ne trouveront pas de lumières. Qu’ils donnent à cette lecture quelques-unes de ces heures qu’ils emploient si inutilement ailleurs : quelque aversion qu’ils y apportent, peut-être rencontreront-ils quelque chose, et pour le moins ils n’y perdront pas beaucoup.

Il s’agit en fait d’un cas de correction fraternelle. La correction fraternelle des fautes du prochain est un devoir du chrétien, à condition qu’il procède d’une manière qui ne conduise pas à le blesser : c’est en ce sens que la correction doit être fraternelle. Voir Bartmann Bernard, Précis de théologie catholique, II, p. 404.

Saint Augustin a composé un traité De correptione et gratia, qui, à propos de l’exercice de la fraternelle, expose avec ampleur la doctrine de la grâce : voir Saint Augustin, De correptione et gratia, Œuvres de saint Augustin, Bibliothèque augustinienne, t. 24, Paris, Desclée de Brouwer, 1962.

Voir Encyclopédie saint Augustin, article Correction, Paris, Cerf, 2005, p. 386-390.

Ferreyrolles Gérard, “Saint Thomas et Pascal : les règles de la polémique chrétienne”, in Séries et variations. Études littéraires offertes à Sylvain Menant, Paris, P.U.P.S., 2010, p. 687-703. Voir p. 697, sur la correction fraternelle comme eleemosyna spiritualis, aumône spirituelle.

La remarque de Pascal sur la nécessité d’adresser des reproches à Mitton répond aux règles qu’il a formulées dans la XIe Provinciale, notamment à la quatrième, « principe et fin de  toutes les autres », éd. Cognet, Garnier, p. 206 : « l’esprit de charité porte à avoir dans le cœur le désir du salut de ceux contre qui on parle, et à adresser ses prières à Dieu en même temps qu’on adresse ses reproches aux hommes. On doit toujours, dit saint Augustin, conserver la charité dans le cœur, même lorsqu’on est obligé de faire au-dehors des choses qui paraissent rudes aux hommes, et de les frapper avec une âpreté dure, mais bienfaisante, leur utilité devant être préférée à leur satisfaction ».

GEF XIII, p. 100, renvoie à un passage d’une lettre d’Arnauld à Saint-Cyran du 24 décembre 1638, Œuvres, éd. de Lausanne, t. 1, p. 2, qui semble s’exprimer en termes assez proches de Pascal : « Je suis obligé de me reprocher à moi-même, afin que Jésus-Christ ne me le reproche pas un jour, à la face des anges, que j’ai retenu tant de temps la vérité en injustice ».