Contre la fable d’Esdras – Fragment n° 2 / 4 – Papier original : RO 411-3

Copie manuscrite du XVIIe s. : C2 : p. 221 (absent de C1)

Éditions savantes : Faugère II, 196, XVII / Havet XXV.142 / Brunschvicg 634 / Tourneur p. 299-2 / Le Guern 708 / Lafuma 968 / Sellier 416

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Bibliographie

 

 

BERNIER Jean, La critique du Pentateuque de Hobbes à Calmet, Paris, Champion, 2010.

BRIANT Pierre, Histoire de l’empire perse. De Cyrus à Alexandre, Paris, Fayard, 1996.

CAZELLE Henri (dir.), Introduction critique à l’Ancien Testament, Paris, Desclée, 1973.

CHÉDOZEAU Bernard, L’Univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal, vol. 1, Paris, Champion, 2013.

COHEN Lionel (Yehuda Arye), Une polémique judéo-chrétienne au Moyen Age et ses rapports avec l’analyse pascalienne de la religion juive, Reprint of Bar Ilan, volume in Humanities and social sciences, Jérusalem, 1969.

DELASSAULT Geneviève, Le Maistre de Saci et son temps, Paris, Nizet, 1957.

DESCOTES Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Presses Universitaires de France, 1979, p. 508-520.

Esdras et Nehemias traduits en français, Paris, Desprez, 1693.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, 2e éd., Paris, Vrin, 1971.

JOSÈPHE Flavius, Histoire ancienne des Juifs, tr. Arnauld d’Andilly, éd. Lidis-Brepols, 1981.

JOSÈPHE Flavius, Histoire des Juifs écrite par Flavius Josèphe sous le titre de Antiquités judaïques. Traduites sur l’original grec revu sur divers manuscrits par Monsieur Arnauld d’Andilly. Troisième édition, Paris, chez Pierre Le Petit, MDCLXX. Privilège du 17 août 1652.

LHERMET J., Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931.

ODELAIN O. et SÉGUINEAU R., Dictionnaire des noms propres de la Bible, Paris, Cerf et Desclée de Brouwer, 1978, p. 132-133.

Port-Royal et le peuple d’Israël, Chroniques de Port-Royal, 53, Paris, Bibliothèque Mazarine, 2004.

ROBERT A. et FEUILLET A. (dir.), Introduction à la Bible, tome I, Tournai, Desclée, 1957.

Voir la bibliographie du dossier thématique Esdras.

 

 

Éclaircissements

 

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, p. 225-226. Explication de l’argument de Pascal. Dans la perspective qui met au premier plan la véracité des témoignages, la critique n’envisage que la possibilité de ratés dans la transmission ; l’authenticité des textes ne se trouve mise en question que dans la mesure où elle est atteinte par une rupture de la chaîne qui définit la tradition. Le problème de la fable d’Esdras doit être envisagé sous cet angle. Pendant la captivité du peuple juif sous Nabuchodonosor, les Écritures auraient été brûlées, et Esdras, prêtre de la tribu de Lévi, les aurait reconstituées sur l’ordre et avec l’inspiration de Dieu ; mais les décrets du concile de Trente le confirment, le livre où cette histoire fut racontée n’est pas canonique. La « fable » d’Esdras apparaît dans le IIe livre d’Esdras, selon la version des Septante : Pascal raisonne en disant qu’elle ne mérite créance que si l’on fait jouer l’argument d’autorité en faveur du récit qui la rapporte. Par suite, reconstituée ou non par le prêtre Esdras, les livres de Moïse conservent leur véracité : ou bien la fable n’est pas dans un texte inspiré et la tradition ne fut jamais rompue, ou bien elle n’est pas une fable mais fait partie de l’histoire sainte, et elle nous apprend que Dieu lui-même a réparé la tradition brisée, puisque Esdras et ses scribes ont écrit sous sa dictée. Pascal ne raisonne pas en historien : il intervient par un dilemme en supposant le travail des historiens achevé, en montrant que quelle que soit la solution qu’ils apportent, l’autorité de la révélation y trouve son compte.

Lhermet J., Pascal et la Bible, p. 436 sq. Bref résumé de l’argument de Pascal.

L’authenticité du Pentateuque est fondée sur la tradition juive, à la fois fidèle et universelle. Les juifs restent fidèles à la loi de Moïse, quand la nature humaine est marquée par la vanité et l’inconstance. L’universalité de leur témoignage est un gage de sincérité, comme en témoignent Josèphe et Philon. Les incrédules objectent que le livre d’Esdras rapporte qu’au retour d’exil, Esdras aurait restitué les textes détruits lors de la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor. Tertullien, Eusèbe et saint Hilaire ont donné dans cette erreur, mais l’objection est ruineuse pour le christianisme, en ôtant son autorité au Pentateuque, et qu’Esdras a publié sous le nom de Moïse des textes qui étaient en fait de lui. Pascal soutient que l’objection des incrédules repose sur une « fable », et que l’autorité de Moïse subsiste intacte.

Esdras et Nehemias traduits en français, Paris, Desprez, 1693. Plusieurs anciens ont écrit que les exemplaires du Vieux Testament avaient été brûlés par les Chaldéens avec le Temple, et qu’Esdras inspiré de Dieu avait rétabli toute l’Écriture. D’autres disent que ce n’est pas vraisemblable : comment des livres répandus par toute la terre auraient-ils pu être brûlés ? D’ailleurs Daniel (IX, 2) avait le livre de Jérémie à Babylone. Les livres d’Ézéchiel ont aussi subsisté. Et de même ceux de Daniel, puisqu’ils sont prophétisés après la destruction de Jérusalem. De même Tobie et Esther, comprenant des choses qui se sont passées depuis que les Juifs furent enlevés de leur pays » : p. 4 b. « Il est donc assez visible qu’Esdras ne rétablit pas l’Écriture dans le sens auquel l’ont cru quelques auteurs de l’Antiquité » : p. 5. Il a corrigé des fautes introduites par la négligence des prêtres et la suite des temps.

L’argument se présente comme un dilemme. Au sens actuel, un dilemme est un raisonnement dont une prémisse contient une alternative à deux termes, et dont les autres prémisses montrent que les deux cas de l’alternative impliquent la même conséquence. Voir Lalande André, Dictionnaire historique et critique, p. 236. L’alternative peut être catégorique ou hypothétique. Dans le premier cas le dilemme a la forme

A ou B est vraie.

Si A est vraie, K est vraie.

Si B est vraie, K est vraie.

Donc K est vraie.

Dans le second cas, la première prémisse et la conclusion sont hypothétiques, et prennent respectivement les formes suivantes :

Si A est vraie, B ou C est vraie.

Si B est vraie, K est vraie.

Si C est vraie, K est vraie.

Donc si A est vraie, K est vraie.

Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca Lucie, Traité de l’argumentation, p. 318. Le dilemme est une forme d’argument où l’on examine deux hypothèses pour en conclure que, quelle que soit celle que l’on choisit, on aboutit à une opinion, une conduite, de même portée.

Declerc Gilles, L’art d’argumenter, Structures rhétoriques et littéraires, Paris, Éditions universitaires, 1992. Caractères du dilemme :

1. les prémisses sont conditionnelles ; la première pose une disjonction entre deux propositions ; la seconde est dédoublée et envisage chaque branche de l’alternative ;

2. chaque branche de l’alternative aboutit à une conclusion identique.

Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 502-505. Le dilemme dans la rhétorique de Pascal.

 

Si la fable d’Esdras est vraie croyable, donc il faut croire que l’Écriture est écriture sainte. Car cette fable n’est fondée que sur l’autorité de ceux qui disent celle des Septante, qui montre que l’Écriture est sainte. Donc, si ce conte est vrai, nous avons notre compte par là,

 

Le raisonnement est le suivant : ou bien l’histoire d’Esdras est croyable ou elle ne l’est pas.

Croyable : Pascal avait d’abord écrit vraie. Il a corrigé par croyable. Le raisonnement n’est pas seulement de nature logique, il répond à une recherche de la persuasion. Mais surtout, il s’agit d’un raisonnement fondé sur l’autorité, comme Pascal l’indique immédiatement. Voir le dossier thématique sur l’Autorité.

Les autres fragments intitulés Esdras sont consacrés à examiner les origines de cette « fable », et à en discuter la réalité.

L’argument en faveur d’Esdras implique que l’Écriture est sainte : il consiste à appliquer l’argument d’autorité (entendue au sens de Pascal) en remarquant que les défenseurs de la « fable d’Esdras » se recommandent de l’idée de l’inspiration des Septante : dans cette perspective l’Écriture a l’autorité.

 

sinon nous l’avons d’ailleurs.

 

En revanche, il y a des raisons de ne pas croire la fable d’Esdras :

ce sont les arguments suivants, que que résume Delassault Geneviève, Le Maistre de Sacy et son temps, p. 201-202 :

1. le témoignage des Maccabées, II, v. 2, prouve que le Pentateuque n’a pas été brûlé dans l’incendie du temple ;

2. Pascal ne prête pas foi à l’argument qui s’appuie sur l’histoire d’Énoch, ou sur la traduction des Septante pour soutenir qu’Esdras a pu avoir retrouvé les Écritures par inspiration : il a seulement lu les livres sacrés, mais ne les a pas réinventés, parce qu’ils n’avaient pas été perdus ;

3. l’appel au bon sens : comment les Babyloniens auraient-ils détruit les Écritures, alors qu’ils n’exerçaient pas de persécution ?

Ces arguments sont développés dans les fragments connexes mentionnés à la suite du texte du présent fragment.

Dans ce cas, il n’y a pas eu de rupture dans la tradition scripturaire, et les Écritures qui remontent à Moïse conservent toute leur autorité. Voir Preuves de Moïse.

 

Et ainsi ceux qui voudraient ruiner la vérité de notre religion, fondée sur Moïse, l’établissent par la même autorité par où ils l’attaquent. Ainsi par cette providence, elle subsiste toujours.

 

On aboutit donc à la situation paradoxale suivante :

D’une part, ceux qui n’admettent pas la fable d’Esdras ont pour raison que dans cette hypothèse, il n’y a pas eu rupture de la tradition prophétique. La tradition de Moïse est intacte et l’Écriture est donc sainte.

D’autre part, ceux qui soutiennent la vérité de l’histoire d’Esdras supposent que l’Écriture telle que l’a restituée Esdras est inspirée, donc que la tradition mosaïque conserve toute son autorité.

Noter que cette argumentation est d’un type fréquent chez Pascal : voir Descotes Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, P. U. F., 1979, p. 508-520.

Noter aussi que cette argumentation suppose que « ceux qui voudraient ruiner la vérité de notre religion » ne sont pas des athées indifférents, qui n’iraient certainement pas chercher ce type de raisonnement : il s’agit de personnes qui attaquent la religion en cherchant des arguments dans l’Histoire et la Bible elle-même (y compris dans les apocryphes). C’est du reste la stratégie propre des libertins érudits.