Fragment Contrariétés n° 6 / 14 – Papier original : RO 442-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Contrariétés n° 168 p. 45 v° / C2 : p. 67

Éditions savantes : Faugère II, 89, XXIV / Michaut 761 / Brunschvicg 157 / Tourneur p. 197-5 / Le Guern 114 / Lafuma 123 / Sellier 156

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Bibliographie

 

 

CROQUETTE Bernard, Pascal et Montaigne, Genève, Droz, 1974, p. 28.

MONTAIGNE, Essais, II, 3, Coutume de l’île de Cea, éd. Balsamo, Pléiade, p. 372.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 43 sq. Contrariétés chez Pascal.

 

 

Éclaircissements

 

La source de Pascal, reconnue par B. Croquette, est Montaigne, Essais, II, 3, Coutume de l’île de Cea, éd. Balsamo, Pléiade, p. 372.

« Car en fin c’est notre être, c’est notre tout. Les choses qui ont un être plus noble et plus riche, peuvent accuser le nôtre : mais c’est contre nature, que nous nous méprisons et mettons nous mêmes à nonchaloir ; c’est une maladie particulière, et qui ne se voit en aucune autre créature, de se haïr et dédaigner. C’est de pareille vanité, que nous désirons être autre chose, que ce que nous sommes. Le fruit d’un tel désir ne nous touche pas, d’autant qu’il se contredit et s’empêche en soi : celui qui désire d’être fait d’un homme ange, il ne fait rien pour lui : Il n’en vaudrait de rien mieux, car n’étant plus, qui se réjouira et ressentira de cet amendement pour lui ?

Debet enim misere cui forte ægreque futurum est,

Ipse quoque esse in eo tum tempore, cum male possit

Accidere.

La sécurité, l’indolence, l’impassibilité, la privation des maux de cette vie, que nous achetons au prix de la mort, ne nous apporte aucune commodité. Pour néant évite la guerre, celui qui ne peut jouir de la paix, et pour néant fuit la peine qui n’a de quoi savourer le repos. »

Traduction du latin de Lucrèce, De natura rerum, III, v. 862-864 : « Il faut en effet, pour subir le malheur et la souffrance, que l’on soit encore vivant au moment même où ces maux pourraient survenir ».

 

Contradiction,

 

Contradiction n’a pas le même sens que contrariété. Voir sur ce point le dossier général relatif à la liasse Contrariétés. C’est bien au sens de contradiction logique que se réfère Montaigne (voir ci-dessus), lorsqu’il écrit que mépriser son être et vouloir être autre qu’on n’est est une entreprise contradictoire.

 

mépris de notre être,

 

Cette expression rattache ce fragment à Contrariétés 1 (Laf. 119, Sel. 151) : Après avoir montré la bassesse et la grandeur de l’homme. Que l’homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable de bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse, qu’il s’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante.

Mais il faut encore chercher le sens dans Montaigne, Essais, II, 3, Coutume de l’île de Cea, éd. Balsamo, Pléiade, p. 372 : « Car en fin c’est notre être, c’est notre tout. Les choses qui ont un être plus noble et plus riche, peuvent accuser le nôtre : mais c’est contre nature, que nous nous méprisons et mettons nous mêmes à nonchaloir ; c’est une maladie particulière, et qui ne se voit en aucune autre créature, de se haïr et dédaigner. » Le mépris de soi est une particularité de l’homme, et une forme de sa vanité, qui peut faire sa misère et son malheur.

 

mourir pour rien,

 

On peut entendre cette formule au sens de mourir pour une fin sans valeur. C’est par exemple ce qui arrive dans certaines conduites de divertissement, comme lorsque l’on part à la guerre, sans avoir un véritable intérêt dans le conflit.

Mais on peut aussi comprendre mourir pour un rien, autrement dit pour une cause insignifiante, comme Cromwell est mort suivant le fragment Laf. 750, Sel. 622 : Cromwell allait ravager toute la chrétienté ; la famille royale était perdue, et la sienne à jamais puissante sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère. Rome même allait trembler sous lui. Mais ce gravier s’étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, tout en paix, et le roi rétabli.

Mais le premier sens seul paraît pertinent dans le contexte de Contrariétés, et qui semble répondre au passage de Montaigne (voir ci-dessus) qui a dû servir de source à Pascal : le désir de changer ne sert de rien et n’est utile en rien à celui qui le ressent, car il ne peut apporter aucun véritable contentement.

C’est mourir pour rien, ou comme dit Montaigne, sans y gagner aucune « commodité », de mépriser son être au point de vouloir changer et n’être pas soi, alors que par nature l’homme n’est pas capable de contentement durable.

 

haine de notre être.

 

Pascal écrit en plusieurs endroits que l’homme doit haïr son être.

Contrariétés 1 (Laf. 119, Sel. 151). Après avoir montré la bassesse et la grandeur de l’homme. Que l’homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable de bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse, qu’il s’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante.

Laf. 597, Sel. 494. Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable. Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours.

Laf. 564, Sel. 471. La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or il n’y a que l’être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous‑même et n’est pas nous.

Mais s’agit-il de la même haine que dans le fragment Contrariétés 6 ? Celle-ci n’a en fait aucun rapport avec la haine du moi qui consiste à haïr la concupiscence qui est en soi, concupiscence qui peut être combattue par la grâce.

La référence aux passages de Montaigne qui inspirent ce fragment montre qu’il s’agit d’autre chose, et permet de proposer l’interprétation suivante pour ce fragment. Ce que Montaigne critique, c’est une haine de soi qui provient de la vanité, et du désir d’être autre qu’on n’est, qui ne provient pas de la lucidité sur notre nature, mais d’une ambition déréglée.

Or « c’est notre être, c’est notre tout » qui est en cause : « c’est contre nature, que nous nous méprisons et mettons nous mêmes à nonchaloir ; c’est une maladie particulière, et qui ne se voit en aucune autre créature, de se haïr et dédaigner. C’est de pareille vanité, que nous désirons être autre chose, que ce que nous sommes ».

Mais il y a une contradiction à vouloir être autre que nous ne sommes, comme le font ceux qui dédaignent et méprisent leur être, ce qui les conduit à chercher dans la mort « la sécurité, l’indolence, l’impassibilité, la privation des maux de cette vie ». Mais un pareil mépris conduit littéralement à « mourir pour rien » : car « celui qui désire d’être fait d’un homme ange, il ne fait rien pour lui : Il n’en vaudrait de rien mieux ». Après sa mort, il ne sera plus, et « n’étant plus, qui se réjouira et ressentira de cet amendement pour lui ? » De sorte que cette « privation des maux de cette vie, que nous achetons au prix de la mort, ne nous apporte aucune commodité ». C’est bien au sens exact « mourir pour rien » : « pour néant évite la guerre, celui qui ne peut jouir de la paix, et pour néant fuit la peine qui n’a de quoi savourer le repos ». De sorte que ce prétendu « mépris de notre être » cache en réalité une « haine de notre être », c’est-à-dire une volonté d’autodestruction par dégoût de soi.

Il ne faut donc pas confondre cette volonté d’autodestruction avec la haine du moi qui est corrélative avec l’amour de Dieu, qui n’implique évidemment aucune volonté d’autodestruction.

 

Pour approfondir…

 

Le problème de l’amour que l’homme doit légitimement à son propre être est abordé dans la liasse Morale chrétienne, notamment par l’image paulinienne des membres et du corps.

Le thème de la haine de soi fait l’objet de plusieurs romans de G. Bernanos, notamment de Monsieur Ouine.