Dossier thématique : Montaigne

 

 

Le rapport complexe de Pascal avec Montaigne a fait l’objet de nombreuses études, liées à l’interprétation, qui remonte à Victor Cousin, de la pensée de Pascal comme philosophie sceptique inspirée de Montaigne.

Pascal lisait Montaigne dans l’édition des Essais de Paris, A. Courbé, 1652 (cette édition est disponible sur internet). C’est à elle que se rapportent les références qui figurent dans certains fragments des Pensées. On trouvera aisément les fragments que Pascal a consacrés à Montaigne dans les Pensées grâce au moteur de recherche de notre édition (mot recherché : Montaigne). Pour les compléter, il faut se rapporter à l’éloge que Pascal fait de Montaigne comme maître en l’art de conférer dans De l’esprit géométrique, OC III, éd. J. Mesnard, p. 423, ainsi qu’à l’Entretien avec M. de Sacy.

Pascal déclare dans L’esprit géométrique son admiration pour « l’incomparable auteur de L’art de conférer ». Il estime en Montaigne l’honnête homme soucieux d’un vrai contact avec son lecteur, sa manière d’écrire toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie (Laf. 745, Sel. 618), passant de sujet en sujet pour éviter la raideur philosophique. C’est ce naturel qui fait que, comme en convient Pascal dans le fragment (Laf. 689, Sel. 568), ce n’est pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois. Bref, ce que Montaigne a de bon ne peut être acquis que difficilement (Laf. 649, Sel. 534).

Mais de cet éloge même découle le reproche de parler trop de soi : Le sot projet qu’il a eu de se peindre (Laf. 780, Sel. 644) : c’est en effet sur ce point que les Essais s’écartent de la règle de discrétion essentielle chez l’honnête homme.

Montaigne est selon L’entretien avec M. de Sacy, le philosophe qui a le mieux sondé la faiblesse humaine. Laissant à part la foi pour considérer l’homme « destitué de toute révélation », il met « toutes choses dans un doute si universel, et si général, que ce doute s’emporte lui-même, c’est-à-dire s’il doute » : Montaigne n’affirme même pas qu’il ne sait rien, il s’arrête à l’interrogation « que sais-je ? » Ce doute radical tombe sur tout, science, morale, métaphysique, et montre partout l’impuissance de l’homme à trouver la vérité. Pascal s’en inspire directement dans un fragment comme Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78) sur l’imagination.

Le doute éternel auquel Montaigne s’abandonne débouche sur une morale quasi païenne, une sorte d’épicurisme modéré, une éthique « naïve, familière, plaisante, enjouée et pour ainsi dire folâtre », qui consiste à suivre ce qui charme et à vivre « mollement dans le sein de l’oisiveté tranquille ». Pascal accepte difficilement que, ne songeant qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre, Montaigne inspire une nonchalance du salut, sans crainte et sans repentir (Laf. 680, Sel. 559). Il diagnostique une forme raffinée de libido sentiendi. Jean Mesnard, Les Pensées de Pascal, p. 135 sq., marque aussi les points sur lesquels le portrait que Pascal fait du libertin s’inspire sur certains points de Montaigne.

Dans son Rapport à l’Académie (1842), Victor Cousin a présenté la pensée philosophique de Pascal comme celle d’un sceptique qui aurait mis Montaigne en système. Sa thèse a été efficacement discutée par Édouard Droz dans son Étude sur le scepticisme de Pascal considéré dans le livre des Pensées, Pari, Alcan, 1886. Cependant l’interprétation des Pensées comme œuvre sceptique a retrouvé un certain crédit avec le renouveau des études sur le courant libertin depuis quelques années.

Cependant Pascal emprunte souvent à Montaigne des passages qui lui permettent d’exprimer une position marquée par la demi-habileté : dans Raisons des effets 8 (Laf. 89, Sel. 123) par exemple, il remarque que Montaigne n’est pas toujours capable de saisir la raison profonde de certains phénomènes sociaux : Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais. Et quoi ! il me fera donner les étrivières si je ne le salue. Cet habit c’est une force. C’est bien de même qu’un cheval bien enharnaché à l’égard d’un autre. Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a et d’admirer qu’on y en trouve et d’en demander la raison. De vrai, dit-il, d’où vient, etc.

Cependant Pascal se sert de cette même remarque de Montaigne pour passer au point de vue de l’habile : même lorsqu’il a manqué d’aller jusqu’au fond des choses (comme cela arrive du reste aussi à saint Augustin, selon le fragment Laf. 577, Sel. 480, Montaigne demeure l’animateur de la pensée de Pascal.

 

Bibliographie sur Montaigne et Pascal

 

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PASCAL Blaise, Œuvres complètes, éd. Jean Mesnard, III, Paris, Desclée de Brouwer, 1991, p. 76-157 (Entretien avec M. de Sacy) et p. 423 (pour De l’esprit géométrique).

PASCAL Blaise, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Les Carnets, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.

 

Études principales

 

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CROQUETTE Bernard, Pascal et Montaigne. Étude des réminiscences des Essais dans l’œuvre de Pascal, Genève, Droz, 1974.

GIOCANTI Sylvia, Penser l’irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer : trois itinéraires sceptiques, Paris, Champion, 2001.

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Pour approfondir

 

ALBALAT A., “Comment il faut lire Montaigne et Pascal”, Revue hebdomadaire, X, 1912, p. 461-482.

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Noter qu’il est possible d’effectuer certains recoupements entre Pascal et Montaigne en s’aidant du livre de Hugo Friedrich sur Montaigne, Paris, NRF, Gallimard, 1968, quoique les allusions à Pascal y soient rares.