Fragment Divertissement n° 3 / 7 – Papier original : RO 125-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 185 p. 53 / C2 : p. 75-76

Éditions savantes : Faugère II, 176, III / Havet I.11 / Brunschvicg 469 / Tourneur p. 205-2 / Le Guern 125 / Lafuma 135 / Sellier 167

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Bibliographie

 

BOUILLIER Francisque, Histoire de la philosophie cartésienne, I, Troisième édition, Paris, 1868, p. 545.

CARRAUD Vincent, Pascal et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1992.

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 152 et 160.

FOUCAULT Didier, Un philosophe libertin dans l'Europe baroque, Giulio Cesare Vanini (1585-1619), Paris, Champion, 2003, p. 524 sq.

LE GUERN Michel, Pascal et Descartes, Paris, Nizet, 1971, p. 78 et 135 sq.

MARION Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, Presses Universitaires de France, 1986.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 305.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 57-58.

SILHON Jean de, De l'immortalité de l'âme, Paris, Pierre Billaine, 1634, Livre II, Discours I, Où il est prouvé qu’il y a Dieu, p. 236-237.

 

 

Éclaircissements

 

Je sens que je puis n’avoir point été, car le moi consiste dans ma pensée. Donc moi qui pense n’aurais point été, si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé. Donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel ni infini. Mais je vois bien qu’il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini.

 

Certains commentateurs interprètent le fragment comme un écho des preuves métaphysiques. Jean-Luc Marion, dans Sur le prisme métaphysique de Descartes, p. 313, remarque que c’est même la seule preuve métaphysique reprise par Pascal.

Il est possible de renvoyer ici à des sources augustiniennes. Voir ce qu’écrit Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, p. 57-58, sur le fait que, comme saint Augustin, Pascal découvre Dieu non comme cause des existants, mais comme cause de la vérité de la pensée. Voir In Psalm. 41, n. 7 : « Aliquid enim quaerit animus iste quod Deus est… Aliquem quaerit incommutabilem veritatem, sine defectu substantiam. Non est talis ipse animus : deficit, proficit ; novit, ignorat ; meminit, obliviscitur ; modo illud vult, modo non vult. Ista mutabilitas non cadit in Deum » : p. 58, n. 27. Il ne semble cependant pas que la correspondance soit assez forte pour qu’on puisse considérer saint Augustin comme la source de ce fragment.

Certains rapprochements ont été proposés avec des auteurs modernes, notamment avec Jean de Silhon, De l’immortalité de l’âme, Paris, Pierre Billaine, 1634, Livre II, Discours I, Où il est prouvé qu’il y a Dieu, p. 236-237 : « Nous pouvons avoir certaine et infaillible de l’existence de notre être c’est-à-dire que nous sommes actuellement, et de fait, et qu’il n’est pas vrai que nous ne sommes pas, que nous pouvons, dis-je tirer de cette connaissance, la connaissance de l’existence de la divinité, en raisonnant de cette sorte. Ou nous tenons de nous-mêmes l’être dont nous jouissons, ou nous l’avons reçu de quelque cause qui est hors de nous, et il nous a été communiqué de dehors. Il est certain et hors de doute que nous ne le tenons pas de nous-mêmes, et partant qu’il nous a été communiqué. Et ainsi nous sommes assurés de toute certitude, qu’il y a pour le moins un être contingent, quand il n’y aurait que le nôtre. Or s’il y a seulement un être contingent en la nature, et qui ne soit pas de lui-même, il faut évidemment qu’il y en ait un autre par qui il soit, et si celui-là n’est pas contingent, qu’il soit par conséquent nécessaire, puisqu’évidemment tout être est ou contingent ou nécessaire. On peut dire le même de tous les êtres contingents ensemble en quelque nombre qu’ils soient fût-il infini, qu’il faut qu’il y en ait hors deux un nécessaire, qui est ce que nous appelons Dieu. Il y peut bien avoir un être nécessaire, qui soit de lui-même, et que le sujet qui le possède, c’est-à-dire qui est cet être, n’ait point reçu. Mais qu’il y ait d’être contingent, et d’être qui soit reçu, sans qu’il y ait au delà le principe d’où il est venu, et la cause qui l’a communiqué, c’est ce qui est évidemment impossible. Or chacun de nous sait certainement qu’il y a des êtres contingents, quand il n’y aurait que le sien, et l’être de ceux à qui il est tout à fait semblable en cette condition et en cet attribut, comme sont les autres hommes ; et partant il faut évidemment qu’il y ait au delà un être nécessaire, qui est ce que nous appelons Dieu. » : p. 247-249. Voir aussi p. 272-273 un raisonnement proche de celui de Pascal, qui se termine par « c’est ce que nous appelons Dieu ». M. Le Guern, dans son édition des Œuvres complètes, de Pascal, II, Pléiade, p. 1358, propose ce texte comme source commune de Pascal et de Descartes. L’hypothèse mérite d’être examinée, car la nature physique de la preuve par la nature que propose Silhon est soulignée à plusieurs reprises. C’est en fait tout le Discours I du Livre II qui peut faire l’objet du même rapprochement. Cependant certains éléments ne sont pas fournis dans le texte de Silhon, notamment que le moi consiste dans la pensée, et l’idée que l’homme ne serait pas si sa mère avait été tuée avant qu’il eût été animé.

Mais la plupart des commentateurs voient dans ce fragment la marque de Descartes lui-même, et l’écho du Discours de la méthode, des Méditations et des Principes de la philosophie. Francisque Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, Troisième édition, I, p. 545, considère même ce fragment comme preuve du cartésianisme de Pascal. Voir aussi Le Guern Michel, Pascal et Descartes, p. 78 et 135 sq.

Le rapprochement avec certains passages des Méditations est en effet possible. Voir le passage Méditations, II, § 29, où Descartes invoque en effet la question des parents : « Et je demande, de qui aurais-je mon existence ? Peut-être de moi-même, ou de mes parents, ou bien de quelques autres causes moins parfaites que Dieu ; car on ne se peut rien imaginer de plus parfait, ni même d’égal à lui. » Voir aussi § 33 : « Peut-être aussi que cet être-là, duquel je dépends, n’est pas ce que j’appelle Dieu, et que je suis produit, ou par mes parents, ou par quelques autres causes moins parfaites que lui ? Tant s’en faut, cela ne peut être ainsi. Car, comme j’ai déjà dit auparavant, c’est une chose très évidente qu’il doit y avoir au moins autant de réalité dans la cause que dans son effet. Et partant, puisque je suis une chose qui pense, et qui ai en moi quelque idée de Dieu, quelle que soit enfin la cause que l’on attribue à ma nature, il faut nécessairement avouer qu’elle doit pareillement être une chose qui pense, et posséder en soi l’idée de toutes les perfections que j’attribue à la nature Divine. Puis l’on peut derechef rechercher si cette cause tient son origine et son existence de soi-même, ou de quelque autre chose. Car si elle la tient de soi-même, il s’ensuit, par les raisons que j’ai ci-devant alléguées, qu’elle-même doit être Dieu ; puisque ayant la vertu d’être et d’exister par soi, elle doit aussi avoir sans doute la puissance de posséder actuellement toutes les perfections dont elle conçoit les idées, c’est-à-dire toutes celles que je conçois être en Dieu. Que si elle tient son existence de quelque autre cause que de soi, on demandera derechef, par la même raison, de cette seconde cause, si elle est par soi, ou par autrui, jusques à ce que de degrés en degrés on parvienne enfin à une dernière cause qui se trouvera être Dieu. »

Le § 36 revient sur une idée proche : « Pour ce qui regarde mes parents, desquels il semble que je tire ma naissance, encore que tout ce que j’en ai jamais pu croire soit véritable, cela ne fait pas toutefois que ce soit eux qui me conservent, ni qui m’aient fait et produit en tant que je suis une chose qui pense, puisqu’ils ont seulement mis quelques dispositions dans cette matière, en laquelle je juge que moi, c’est-à-dire mon esprit, lequel seul je prends maintenant pour moi-même, se trouve renfermé ; et partant il ne peut y avoir ici à leur égard aucune difficulté, mais il faut nécessairement conclure que, de cela seul que j’existe, et que l’idée d’un être souverainement parfait (c’est-à-dire de Dieu) est en moi, l’existence de Dieu est très évidemment démontrée. »

L’inconvénient de cette interprétation est qu’on voit mal, en l’occurrence, comment elle peut être intégrée à la liasse Divertissement.

Une autre interprétation, plus conforme peut-être à la pensée de Pascal, et plus facile à inscrire dans la liasse Divertissement, souligne le caractère ironique de ce fragment, dans sa manière de présenter le moi humain : l’ironie pascalienne dévalue tout ce qui passe et échappe à la solidité et à la permanence ;  le fragment Divertissement 3, serait de ceux qui soulignent que le moi ne subsistant pas par lui-même, il ne peut avoir d’existence qu’en référence à un être nécessaire : voir sur ce point Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 305-306.

Il est cependant permis de se demander si la structure rhétorique ne conduit pas à prendre ce fragment comme texte parodique.

M. Le Guern, Pascal et Descartes, p. 136, a remarqué que « la structure logique du texte est soulignée par une abondance de particules qui en font une de ces « chaines de raisons » que la seconde partie du Discours de la méthode rapproche des démonstrations des géomètres ». La multiplication des car et donc dans le fragment a en effet quelque chose de frappant : même chez Descartes, dans les Méditations, l’abondance est moindre.

Le raisonnement est apparemment rigoureux :

1. le moi consiste dans ma pensée,

2. moi qui pense n’aurais point été si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé,

3. je puis n’avoir point été,

4. donc je ne suis pas un être nécessaire.

Toutefois, la première phrase, Je sens que je puis n’avoir point été, implique que la contingence de mon être est une évidence immédiate du sentiment. De ce fait il y a un contraste entre le je sens initial et l’appareil logique, lourdement souligné par des car et des donc qui impliquent que le locuteur raisonne, et non pas qu’il exprime une évidence intuitive. Il y a quelque chose de burlesque à alléguer un enchaînement de preuves fortement souligné par les conjonctions car et donc, et par le passage par deux propositions, le moi consiste dans ma pensée, et moi qui pense n’aurais point été si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé, pour établir un truisme. Havet s’est d’ailleurs demandé dans une note de son édition de 1866, I, p. 13, si les propositions intermédiaires sont véritablement utiles : « comment Pascal croit-il avoir besoin de ce raisonnement pour prouver qu’il pourrait n’avoir point été ? » (la réponse qu’il propose est la suivante : « parce que, en tant que matière, il se peut qu’il existe nécessairement, c’est-à-dire qu’il ne soit qu’une combinaison nécessaire d’éléments éternels. Mais ce n’est pas là son moi »).

Le contraste est d’autant plus fort avec la dernière proposition : mais je vois bien qu’il y a dans la nature un être nécessaire éternel et infini. Alors qu’un grand appareil de preuves est allégué pour établir que je ne suis pas un être nécessaire, qui n’en a guère besoin, cette dernière proposition, qui aurait bien besoin d’être appuyée sur quelque preuve, tant elle est peu manifeste, est présentée de but en blanc comme une évidence intuitive (je vois bien…), ce qui lui donne un caractère complètement arbitraire.

Il semble du reste que cette proposition soit souvent interprétée à contresens. Pascal n’écrit pas je vois bien dans la nature qu’il y a un être nécessaire éternel et infini : il ne s’agit donc nullement d’un argument « métaphysique », ni d’une preuve de Dieu par l’ordre du monde. Cette affirmation contredirait d’ailleurs directement le fragment Ordre 2 (Laf. 3, Sel. 38) et le fragment Pensées diverses (Laf. 781, Sel. 644), suivant lesquels le ciel, les oiseaux, le cours de la lune et des étoiles ne prouvent pas Dieu.

Le texte du fragment est : je vois bien qu’il y a dans la nature un être nécessaire éternel et infini. En d’autres termes, la conclusion du raisonnement est qu’il est évident que, contrairement à moi, la nature est un être éternel et nécessaire. L’expression il y a dans la nature exclut que cet être nécessaire soit Dieu. Il ne s’agit donc pas d’une référence à Descartes, mais plutôt d’une allusion à certaines thèses des libertins qui situent dans la nature, voire dans la matière, le seul être qui soit éternel. Pascal ferait ici allusion à la thèse de l’éternité du monde, à laquelle les apologistes comme le P. Mersenne ont été contraints de s’opposer, pour défendre le dogme chrétien de la création.

Il s’agirait donc d’une parodie de raisonnement, analogue à celui que Pascal prête au libertin paresseux dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681).

Au bilan, le raisonnement relatif à la précarité de l’être humain est laborieux, mais bien fondé, et l’on y reconnaît un thème fréquent chez les auteurs libertins. En revanche, la conclusion fait écho aux philosophes qui, ne connaissant pas l’éternité de Dieu, ont placé cette éternité dans la matière et la nature. Ce que Pascal souligne, c’est que, tout comme le libertin du fragment Preuves par discours II, cette attitude part d’un constat initial lucide sur la condition de l’homme, mais aboutit à une thèse affirmée de manière parfaitement gratuite, sans lien logique avec ce qui la précède, et manifestement insoutenable. De même que dans le discours de l’incrédule paresseux, Pascal souligne la disproportion entre la démarche laborieuse du raisonnement initial, qui aboutit à une constatation exacte sur la nature de l’homme, et la brusque rupture logique qui conduit à la conclusion.

Il devient dès lors possible de justifier la situation de ce fragment dans la liasse Divertissement.

Pol Ernst, Approches pascaliennes, p. 152 et 160, pense que le fragment y est bien à sa place : « il n’est pas interdit de penser qu’au fond notre misère est essentiellement le regret de n’être pas « immortel », « infini », « nécessaire », comme le souligne le fragment Divertissement 3, que l’on aurait tort de croire excentrique, puisqu’aussi bien ce fragment explique en quelque sorte notre misère et donne la raison « ontologique » du « ressentiment » que nous en avons. Mortels, nous aspirons à l’immortalité ; contingents, nos souffrons de ne pas être « nécessaires » : finis, nous « ressentons » (nous sentons très fortement et très profondément) que nous sommes faits pour l’infini, et que seul l’infini nous contenterait… En d’autres termes, nous sommes hantés par l’infini, et ne rencontrons que le fini, le provisoire et le « mortel ». Notre illusion la plus grave consiste à croire que « les choses » dont nous désirons la possession et qui sont à notre portée devraient – ou pourraient – nous rendre véritablement heureux ». En réalité, le texte de Pascal ne dit rien de tel : il traite non des aspirations de l’homme, mais de la connaissance qu’il a de sa finitude et de l’existence d’un être infini.

Cependant on peut en retenir quelques éléments : le discours que Pascal reproduit dans ce fragment peut être interprété comme une forme particulièrement intellectuelle de divertissement philosophique, qui consiste à partir de la conscience de la précarité de l’homme, et aboutit à placer dans la nature les qualités de nécessité et d’éternité dont l’homme sent qu’elles lui manquent. Ce qui est une façon de se divertir de sa propre condition.