Fragment Fondement n° 2 / 21 – Papier original : RO 47-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Fondement n° 278 p. 117 / C2 : p. 143
Éditions savantes : Faugère I, 121, CXXXVIII / Havet XXIV.99 / Brunschvicg 816 / Tourneur p. 250-3 / Le Guern 210 / Lafuma 224 / Sellier 257
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Bibliographie ✍
BOUCHER Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, contenant les résolutions de trois cent soixante et dix questions sur le sujet de la foi, de l’Écriture sainte, de la création du monde, de la rédemption du genre humain, de la divine providence, et de l’immortalité de l’âme, proposées par Typhon, maître des impies et libertins de ce temps et répondues par Dulithée, I, XI, Paris, 1628. BUSSON Henri, La pensée religieuse française de Charron à Pascal, Paris, Vrin, 1933. La Genèse traduite en français avec l’explication du sens littéral et du sens spirituel (tr. Sacy), Paris, Desprez. GROTIUS Hugo, De veritate religionis christianae, IV, VIII. MERSENNE Marin, Correspondance, I, Paris, Presses Universitaires de France, 1945. PERELMAN Chaïm et OLBRECHTS-TYTECA L., Traité de l’argumentation, Paris, Presses Universitaires de France, 1958. SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977, p. 12 sq. SUÉTONE, Vies des douze Césars, Livre VIII, ch. 5, éd. Ailloud, Folio, Gallimard, 1975, p. 397-399. SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008. TACITE, Histoires, IV, 81, in Œuvres, éd. Grimal, Pléiade, 1990 THIROUIN Laurent, “Éclats de rire pascaliens”, in J. Dagen et A. S. Barrovecchio, Le rire ou le modèle ? Le dilemme du moraliste, Paris, Champion, 2010, p. 363-390. |
✧ Éclaircissements
Incrédules les plus crédules, ils croient les miracles de Vespasien pour ne pas croire ceux de Moïse.
Montaigne, Essais, III, 8, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 988. Tacite rapporte des guérisons faites par Vespasien à Alexandrie sur un paralytique et un aveugle. « Ce qu’il dit aussi que Vespasien, par la faveur du dieu Sérapis, guérit en Alexandrie une femme aveugle en lui oignant les yeux de sa salive, et je ne sais quel autre miracle, il le fait par l’exemple et devoir de tous bons historiens ».
En fait, selon Tacite, Histoires, IV, 81, éd. Grimal, Pléiade, 1990, p. 347-348, ce n’est pas une femme, mais un homme, que Vespasien guérit de la « pourriture qui rongeait ses yeux ». L’autre miracle concerne un homme dont la main était estropiée. D’autres présages et prodiges sont rapportés dans Tacite, Histoires, II, ch. 78, même éd., p. 214-215.
Suétone, Vies des douze Césars, Livre VIII, ch. 5, éd. Ailloud, Folio, Gallimard, 1975, p. 397-399, sur les prodiges de Vespasien.
Boucher Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, I, XI, Paris, 1628, fait allusion aux récits de Tacite.
Grotius Hugo, De veritate religionis christianae, IV, VIII. « Si le paganisme a eu quelquefois de véritables miracles, produits par la puissance divine, ils ne font rien pour cette religion, puisqu’ils n’avaient été précédés d’aucunes prédictions qui marquassent que ces miracles tendraient à l’établir. Ainsi rien n’empêche qu’ils n’aient eu dans le dessein de Dieu quelque usage fort différent de celui-là. S’il est vrai, par exemple, que Vespasien ait rendu la vue à un aveugle, je ne doute pas que Dieu n’ait eu en vue de lui frayer un chemin à l’Empire en lui attirant la vénération des Romains, et de le mettre par là en état d’exécuter l’arrêt que Jésus-Christ avait prononcé contre les Juifs. Les autres miracles du paganisme ont pu aussi avoir leurs raisons, qui n’avaient rien de commun avec le dessein de prouver cette religion. »
Mersenne Marin, Correspondance, I, p. 55, lettre de Bredeau à Mersenne, 31 décembre 1619. Tacite mentionne les présages que reçut Vespasien avant de s’emparer de l’empire ; Suétone mentionne ses miracles. Voir aussi Mersenne, Marin, Quaestiones celeberrimae in Genesim, cum accurata textus explicatione. In hoc volumine athei, et deistae impugnantur, et expugnantur, et Vulgata editio ab haereticorum calumniis vindicatur. Graecorum, et Hebraeorum musica instauratur. Francisci Georgii Veneti cabalistica dogmata fuse refelluntur, quae passim in illius problematibus habentur. Opus theologis, philosophicis, medicis, jurisconsultis, mathematicis, musicis vero, et catoptricis praesertim utile. Cum indice... Lutetiae Parisiorum, sumptibus Sebastiani Cramoisy, 1623, col. 484 et 537.
Busson Henri, La pensée religieuse française de Charron à Pascal, Paris, Vrin, 1933, p. 319-320. Si l’homme est un microcosme, il en a les puissances, et les miracles par une influence cachée ne lui sont pas impossibles. Parmi les hommes doués de ce pouvoir on cite Pyrrhus, Vespasien, Claude ; d’après Plutarque et Suétone, ils guérissaient les malades par leur simple attouchement. On insinuait que les thaumaturges chrétiens, peut-être même Jésus, pouvaient être de ces privilégiés de l’humanité.
Pomponazzi Pietro, De incantationibus, chap. VII, p. 96 ; VIII, p. 104 ; X, p. 152. Pomponazzi conteste qu’on ait eu affaire à de vrais aveugles ou paralytiques, ou trouve à leur guérison des causes naturelles. Tacite le suggérait déjà.
Dans l’ensemble, aucune de ces sources ne répond vraiment à l’idée du fragment de Pascal, qui repose sur une rétorsion adressée aux incrédules, qui renvoie les incrédules à leur propre naïveté.
Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca L., Traité de l’argumentation, p. 274. La rétorsion, que l’on appelait au Moyen Âge la redarguitio elenchica, constitue un usage de l’autophagie : c’est un argument qui tend à montrer que l’acte par lequel une règle est attaquée est incompatible avec le principe qui soutient cette attaque. Elle est souvent utilisée pour défendre les principes premiers, suivant le procédé de method of affirmation by attempted denial. Voir à défaut Reboul Olivier, Introduction à la rhétorique, Paris, Presses Universitaires de France, 1991, p. 171. Procédé polémique consistant à reprendre l’argument de l’adversaire en montrant qu’il s’applique en réalité contre lui.
Sur la crédulité et l’incrédulité à l’égard des miracles à l’époque de Pascal, voir Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 12 sq. Voir p. 22 sur les miracles de Vespasien et l’interprétation que leur donnent les libertins, notamment Vanini, par les effets de l’imagination, par des vertus occultes, etc.
Ils croient les miracles de Vespasien pour ne pas croire ceux de Moïse : quelle est la signification du pour ? Est-ce simplement l’équivalent de alors que..., ou Pascal veut-il dire que la croyance dans les miracles de Vespasien vise à permettre de ne pas croire les miracles de Moïse ?
Cette rétorsion aboutit à taxer de vanité ceux qui en sont victimes.
Thirouin Laurent, “Éclats de rire pascaliens”, in J. Dagen et A. S. Barrovecchio, Le rire ou le modèle ? Le dilemme du moraliste, Paris, Champion, 2010, p. 363-390. Voir p. 374 sq.
Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 496 sq., sur la rétorsion dans les Pensées, et p. 499 sur ce fragment.
On retrouve dans ce fragment l’inspiration des Provinciales : voir Thirouin Laurent, “Le dispositif ironique dans les Provinciales”, in Treize études sur Blaise Pascal, p. 172.
♦ Miracles de Moïse
Pascal aurait pu parler de ceux de Jésus-Christ ; Sacy mentionne du reste aussi, dans le même sens, les miracles du Christ. Mais la symétrie des deux figures qui sont opposées n’aurait pas été conservée, puisque Jésus-Christ est Dieu. Pour que l’argument soit probant, le personnage opposé à Vespasien doit être un homme, et un homme qui a autorité sur un peuple : Moïse n’était pas empereur, mais il a été le guide du peuple juif.
Sacy a invoqué les miracles de Moïse pour preuve de son autorité dans sa traduction de la Genèse, Préface, §. I. Moïse Auteur de la Genèse. Autorité de Moïse confirmée par ses miracles.
« L’Écriture Sainte est une source de vie et de lumière, et ce que S. Paul a dit du Verbe de Dieu se peut dire de sa Parole, « Que tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu y sont renfermés » (Colossiens, 3, 3). Le premier des livres de l’Écriture est la Genèse ; et l’auteur qui l’a écrit est Moïse.
Si l’on considère la personne de cet homme de Dieu, on n’y trouvera rien que de grand et d’extraordinaire. Il a été élevé comme le fils adoptif d’une princesse qui avait dessein de le rendre digne d’être roi, et il a été instruit de toutes les sciences des sages d’Égypte, dont la réputation était alors célèbre parmi les savants.
Si l’on a égard à l’Antiquité, il a été sans comparaison plus ancien que tous ces auteurs si illustres dans le monde qui ont acquis à la Grèce le nom de mère des sciences et des arts. Car il a été près de cinq cents ans avant Homère, huit cents avant le philosophe Thalès qui a traité le premier de la nature, neuf cents ans avant Pythagore et plus d’onze cents ans avant Socrate, Platon et Aristote, qui ont été comme les chefs et les maîtres de toute la sagesse des Grecs.
Si l’on considère ce qui paraît de grand dans ses écrits et dans toute la suite de sa vie, on trouvera que n’ayant pu tirer aucune lumière de toute l’Antiquité profane, avant laquelle il a éclaté dans le monde, il a été en même temps orateur, poète, historien, philosophe, législateur, théologien, prophète, plus que pontife, puisqu’il a sacré le grand prêtre, ministre de Dieu, avec lequel il a traité comme un ami avec son ami, conducteur de son peuple ; enfin pour dire tout en un mot, maître et arbitre de la nature, interprète du ciel, vainqueur des rois, Dieu de Pharaon (Exode, 7, 1).
Toutes ces qualités et humaines et divines ont été rassemblées en Moïse afin qu’il possédât une autorité à laquelle les hommes fussent obligés de déférer comme à celle de Dieu même (Actes, 7, 22).
L’Écriture dit de lui qu’il a été puissant en œuvres et en paroles. Ses œuvres sont ses miracles, par lesquels il a paru un homme visiblement envoyé de Dieu. Ces plaies effroyables et pleines de merveilles par lesquelles il a frappé tout un grand royaume non une fois, mais dix fois de suite, sont des voix éclatantes par lesquelles Dieu lui a rendu témoignage et s’est expliqué aux hommes plus par des tonnerres que par des paroles.
Quelques-uns objectent que les magiciens de Pharaon ont fait aussi des miracles. Il est vrai, dit S. Augustin (August., De civit. Dei, lib. 10, c. 8), que le démon agissant par ces magiciens a voulu disputer contre Dieu de la gloire des miracles. Il a changé par eux d’abord l’eau en sang, et la terre en des grenouilles. Mais à la troisième plaie par laquelle Moïse remplit toute l’Égypte de moucherons, le démon, après s’être efforcé en vain par toute la puissance de l’art magique d’imiter Moïse, fut obligé de témoigner lui-même sa confusion et de rendre gloire à Dieu par la bouche des magiciens lorsqu’ils dirent à Pharaon : « Le doigt de Dieu est ici », Digitus Dei est hic, comme s’ils lui eussent dit : Jusqu’ici l’enfer a combattu contre Dieu, mais maintenant il se confesse vaincu et il faut qu’il cède au Tout-puissant.
Dieu permit à ces magiciens, ajoute S. Augustin, de « combattre quelque temps contre Moïse afin qu’il les vainquît avec plus de gloire », Magi Pharaonis facere quædam mira permissi sunt, ut mirabilius vincerentur (August., De Civit. Dei, lib. 10, c. 8). Aussi Moïse les frappa ensuite eux-mêmes d’ulcères effroyables comme le reste de tous les Égyptiens, « et les mit hors d’état de pouvoir paraître devant Pharaon » sans que toute leur magie les en pût défendre.
Le Saint-Esprit nous apprend la même chose par la bouche du Sage, lorsque après avoir représenté les spectres et les fantômes horribles qui se mêlèrent aux ténèbres épaisses dont Dieu frappa par Moïse toute l’Égypte il ajoute : « C’est alors que toutes les illusions de l’art des Magiciens furent déshonorées honteusement et devinrent inutiles, et que toute cette sagesse dont ils se vantaient tomba dans l’opprobre. Car au lieu qu’ils faisaient profession de guérir le trouble des âmes abattues par la crainte, ils se trouvèrent eux mêmes dans une peur et un abattement ridicule à la vue des objets effroyables qui se présentaient à eux » (Sapient., 17, 7).
Moïse a fait ces miracles devant Pharaon (Exode, 14,17) ; et l’on sait assez ceux qu’il a faits à la sortie de l’Égypte et dans le désert. Il a divisé quand il lui a plu les eaux de la mer pour faire un passage aux Israélites et il a fait revenir ces mêmes eaux où elles étaient auparavant, quand il le leur a commandé, pour y abîmer les Égyptiens (Ibid.,25).
Il a puni la désobéissance des Israélites en leur envoyant par l’ordre de Dieu ou des serpents, ou des flammes qui les dévoraient (Nombres, 21, 6).
Lorsque tout le peuple mourait de soif dans le désert, il a fait sortir d’une pierre des torrents d’eau (Ibid., 20, 8). Et quand les principaux de la Synagogue ont voulu soulever les Israélites contre lui, il a commandé à la terre de s’entrouvrir sous leurs pieds, et il les a fait descendre tout vivants dans l’enfer à la vue de tout le peuple (Ibid., 36, 31).
Ces miracles sont très grands, et ils méritent par eux-mêmes d’être respectés comme étant certainement des œuvres de Dieu. Mais la preuve qui les autorise est encore plus grande, qui est que Moïse a été prophète et que c’est de Jésus-Christ même que nous apprenons la déférence et la vénération qui lui est due. »
♦ Chesterton et Pascal
Le thème des incrédules les plus crédules est exploité dans plusieurs nouvelles consacrées aux histoires du P. Brown, de Gilbert Keith Chesterton ; voir notamment, dans Les enquêtes du Père Brown, Omnibus, 2008, « Le livre maudit », p. 923 sq., et « Le miracle de Moon Crescent », p. 537 sq. ✍