Fragment Grandeur n° 11 / 14 – Papier original : RO 393-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Grandeur n° 156 p. 39 v° / C2 : p. 60
Éditions savantes : Faugère II, 94, X / Havet XXV.31 / Brunschvicg 349 / Tourneur p.196-2 / Le Guern 106 / Lafuma 115 / Sellier 147
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Bibliographie ✍
Voir particulièrement la partie de l’Entretien avec M. de Sacy consacrée à Épictète. |
✧ Éclaircissements
Immatérialité de l’âme
Immatérialité : voir immatériel, aussi à propos de l’âme, dans Grandeur 4 (Laf. 108, Sel. 140). C1 et C2 donnent par erreur immortalité.
Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal étudié dans les fragments pour une apologie, Paris, D’Artrey, sd., p. 53. Pascal emploie le mot dans la Lettre à Le Pailleur, à propos du P. Noël, qui ne sait pas distinguer les dimensions d’avec la matière, ni l’immatérialité d’avec le néant. Jungo suppose que le mot a pu être emprunté à la philosophie scolastique, ou plutôt de la terminologie physique.
Aucune de ces deux suppositions n’est évidente. Le mot n’est pas donné dans l’Index scolastico-cartésien de Gilson. On ne le rencontre pas dans des textes de physique de l’époque classique. D’après le Vocabulaire de Lalande, le mot immatérialisme aurait été inventé par Berkeley.
Furetière donne immatériel, mais non immatérialité.
Pour approfondir…
♦ Immatérialité
Lettre à Le Pailleur, Mesnard Jean, OC II, p. 563-564. « C’est pourquoi quand je me suis voulu opposer aux décisions du P. Noël, qui excluaient le vide de la nature, j’ai cru ne pouvoir entrer dans cette recherche, ni même en dire un mot, avant que d’avoir déclaré ce que j’entends par le mot de vide, où je me suis senti plus obligé, par quelques endroits de la première lettre de ce Père, qui me faisaient juger que la notion qu’il en avait n’était pas conforme à la mienne. J’ai vu qu’il ne pouvait distinguer les dimensions d’avec la matière, ni l’immatérialité d’avec le néant ; et que cette confusion lui faisait conclure que, quand je donnais à cet espace la longueur, la largeur et la profondeur, je m’engageais à dire qu’il était un corps et qu’aussitôt que je le faisais immatériel, je le réduisais au néant. Pour débrouiller toutes ces idées, je lui en ai donné cette définition, où il peut voir que la chose que nous concevons et que nous exprimons par le mot d’espace vide, tient le milieu entre la matière et le néant, sans participer ni à l’un ni à l’autre qu’il diffère du néant par ses dimensions et que son irrésistance et son immobilité le distinguent de la matière : tellement qu’il se maintient entre ces deux extrêmes, sans se confondre avec aucun des deux. »
Pour l’immatérialité de l’âme, voir ce que Pascal écrit sur Descartes dans De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 23 : il considère que Descartes a construit un système qui établit ce point. « Je voudrais demander à des personnes équitables si ce principe : La matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser, et celui-ci : je pense, donc je suis, sont en effet les mêmes dans l’esprit de Descartes et dans l’esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant. En vérité je suis bien éloigné de dire que Descartes n’en soit pas le véritable auteur, quand même il ne l’aurait appris que dans la lecture de ce grand saint car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d’une physique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner s’il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu’il l’ait fait, et c’est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent dans ses écrits d’avec le même mot dans les autres qui l’ont dit en passant, qu’un homme plein de vie et de force d’avec un homme mort. »
Voir aussi ce que Pascal écrit à Mme de Sablé sur le médecin protestant Menjot, Mesnard Jean, OC IV, p. 1364 : « Encore que je sois bien embarrassé, je ne puis différer davantage à vous rendre mille grâces de m’avoir procuré la connaissance de M. Menjot, car c’est à vous sans doute, madame, que je la dois. Et comme je l’estimais déjà beaucoup par les choses que ma sœur m’en avait dites, je ne puis vous dire avec combien de joie j’ai reçu la grâce qu’il m’a voulu faire. Il ne faut que lire son épître pour voir combien il a d’esprit et de jugement et quoique je ne sois pas capable d’entendre le fond des matières qu’il traite dans son livre, je vous dirai néanmoins, madame, que j’y ai beaucoup appris par la manière dont il accorde en peu de mots l’immatérialité de l’âme avec le pouvoir qu’a la matière d’altérer ses fonctions et de causer le délire. J’ai bien de l’impatience d’avoir l’honneur de vous en entretenir. »
On trouve cependant le mot dans la Lettre-préface des Principes de Descartes (1647) ; voir éd. Alquié, III, Paris, Garnier, 1973, p. 778-779 : « En suite de quoi, pour faire bien concevoir quel but j’ai eu en les publiant, je voudrais ici expliquer l’ordre qu’il me semble qu’on doit tenir pour s’instruire. Premièrement, un homme qui n’a encore que la connaissance vulgaire et imparfaite que l’on peut acquérir par les quatre moyens ci-dessus expliqués doit, avant tout, tâcher de se former une morale qui puisse suffire pour régler les actions de sa vie, à cause que cela ne souffre point de délai, et que nous devons surtout tâcher de bien vivre. Après cela, il doit aussi étudier la logique, non pas celle de l’École, car elle n’est, à proprement parler, qu’une dialectique qui enseigne les moyens de faire entendre à autrui les choses qu’on sait, ou même aussi de dire sans jugement plusieurs paroles touchant celles qu’on ne sait pas, et ainsi elle corrompt le bon sens plutôt qu’elle ne l’augmente ; mais celle qui apprend à bien conduire sa raison pour découvrir les vérités qu’on ignore et, parce qu’elle dépend beaucoup de l’usage, il est bon qu’il s’exerce longtemps à en pratiquer les règles touchant des questions faciles et simples, comme sont celles des mathématiques. Puis, lorsqu’il s’est acquis quelque habitude à trouver la vérité en ces questions, il doit commencer tout de bon à s’appliquer à la vraie philosophie, dont la première partie est la métaphysique, qui contient les principes de la connaissance, entre lesquels est l’explication des principaux attributs de Dieu, de l’immatérialité de nos âmes, et de toutes les notions claires et simples qui sont en nous. La seconde est la physique, en laquelle, après avoir trouvé les vrais principes des choses matérielles, on examine en général comment tout l’univers est composé puis en particulier quelle est la nature de cette terre et de tous les corps qui se trouvent le plus communément autour d’elle, comme de l’air, de l’eau, du feu, de l’aimant et des autres minéraux. En suite de quoi il est besoin aussi d’examiner en particulier la nature des plantes, celle des animaux, et surtout celle de l’homme, afin qu’on soit capable par après de trouver les autres sciences qui lui sont utiles. Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. » Le texte est de l’abbé Picot. Mais on ne trouve pas le mot immatérialité dans le Discours de la méthode.
Les philosophes qui ont dompté leurs passions
Pour que la structure grammaticale soit correcte, il suffirait d’ôter le qui. On trouve souvent un tel tour dans les Pensées, mais jamais dans les Provinciales.
Voir par exemple Vanité 19 (Laf. 31, Sel. 65) : Les villes par où on passe on ne se soucie pas d’y être estimé. Mais quand on y doit demeurer un peu de temps on s’en soucie. Combien de temps faut-il ? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive.
Philosophes désigne les stoïciens. Le fragment Laf. 115, Sel. 147 doit être mis en rapport avec les textes contenus dans la liasse Philosophes. Il représente le versant positif dont la liasse Philosophes est le versant négatif. Pascal montre ici que les stoïciens ont su dompter les passions par la seule force de leur âme immatérielle ; dans Philosophes, il montre la vanité de cet idéal moral : la sagesse du stoïcisme, qui consiste à placer la recherche du bonheur dans la maîtrise de soi est à la fois difficile et vaine. Elle surestime l’aptitude de l’homme à se maintenir toujours à un haut degré de vertu, même lorsqu’il y est une fois parvenu. Elle témoigne d’une parfaite ignorance de la misère et de l’impuissance, et surtout de l’inconstance fondamentale de la nature de l’homme, qu’un instinct naturel pousse à chercher le bonheur hors de lui-même. Enfin, les philosophes stoïciens démentent eux-mêmes leur propre philosophie, puisque, quoiqu’ils aient connu un dieu unique, ils ont prétendu, par un orgueil diabolique, prendre sa place dans l’admiration des hommes, ce qui montre bien qu’ils sont bien loin d’être aussi indépendants des biens extérieurs qu’ils le prétendent.
Pour approfondir…
♦ Stoïcisme chrétien
Il y a eu un courant de stoïcisme chrétien. Un néo-stoïcisme humaniste d’abord, qui a été étudié par Pintard R., Le libertinage érudit, p. 52 sq. Et un stoïcisme chrétien au XVIIe siècle : voir ce qu’en dit Busson Henri, La religion des classiques, ch. V, p. 193 sq. Jusqu’à Pascal, Sénèque est le maître des âmes héroïques puis la plupart des apologistes ont reculé devant cette vertu brillante, mais naturelle. L’influence du stoïcisme s’exténue vers 1660. A cette époque, Sénèque est devenu quasi chrétien, dilué et appauvri, dans le Arie et Petus de Gabriel Gilbert (1660) et la Doctrine de la raison ou l’honnêteté des mœurs, selon les maximes de Sénèque, 1666, de l’abbé Testu ; à cette époque, « les âmes sont libérées du culte des grands saints du paganisme ». On se retourne vigoureusement contre Sénèque : riche, il prêchait la pauvreté ; son style est enflé et décousu ; il vivait très près d’un tyran et condamnait la tyrannie ; c’est un « fanfaron de morale » selon Guéret, Guerre des auteurs, 1671, p. 28-30 ; et Saint-Evremond pour la dernière formule, Jugement sur Sénèque, Plutarque et Pétrone, in Œuvres mêlées, II, 1-4, 1674, résume Guéret.
Pascal peut-il penser à d’autres philosophes que les stoïciens ? Voir les réflexions de Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 86, sur les platoniciens et les stoïciens chez Pascal et saint Augustin.
D’autre part, Pascal peut avoir en tête les doctrines exposées par Descartes dans le Traité des passions, qui comporte des échos stoïciens.
Rodis-Lewis Geneviève, La morale stoïcienne, ch. IV, Pathologie de l’âme et impassibilité du sage, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 87 sq. Voir p. 99 sq., les « remèdes contre les passions ».
Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 2001, p. 518 sq. Les stoïciens considèrent les passions comme des impulsions excessives et irrationnelles qu’il faut contrôler. Le contrôle des passions est un principe d’ensemble de l’éthique grecque
C’est en tout cas de cette manière que Pascal interprète la morale des stoïciens. Voir ce qu’il dit sur Épictète dans l’Entretien avec M. de Sacy : « Épictète, […] est un des philosophes du monde qui aient mieux connu les devoirs de l’homme. Il veut avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ; qu’il soit persuadé qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette à lui de bon cœur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu’avec une très grande sagesse : qu’ainsi, cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement tous les événements les plus fâcheux. […] Vous ne devez pas, dit-il, désirer que ces choses qui se font se fassent comme vous le voulez ; mais vous devez vouloir qu’elles se fassent comme elles se font. […] Il montre aussi en mille manières ce que doit faire l’homme. Il veut qu’il soit humble, qu’il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements, et qu’il les accomplisse en secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l’étude et le désir de l’homme doit être de reconnaître la volonté de Dieu et de la suivre. […] Il dit que Dieu a donné à l’homme les moyens de s’acquitter de toutes ses obligations, que ces moyens sont en notre puissance ; qu’il faut chercher la félicité par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette fin ; qu’il faut voir ce qu’il y a en nous de libre ; que les biens, la vie, l’estime ne sont pas en notre puissance, et ne mènent donc pas à Dieu, mais que l’esprit ne peut être forcé de croire ce qu’il sait être faux, ni la volonté d’aimer ce qu’elle sait qui la rend malheureuse ; que ces deux puissances sont donc libres, et que c’est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits ; que l’homme peut par ces puissances parfaitement connaître Dieu, l’aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de tous ses vices acquérir toutes les vertus, se rendre saint ainsi et compagnon de Dieu […]. »
Le contrepoint de cet argument, c’est l’argument que si les philosophes parviennent à dompter leurs passions, c’est par une passion plus puissante encore, qui est l’orgueil : en termes chrétiens, cela signifie que la philosophie des stoïciens est inspirée par l’une des trois concupiscences, la libido dominandi. Dans l’Entretien avec M. de Sacy, Pascal dénonce la « superbe diabolique » que cette morale dissimule.