Dossier de travail - Fragment n° 31 / 35 – Papier original : RO 487-5
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 27’ p. 197-197 v° / C2 : p. 9
Éditions savantes : Faugère I, 207, XCI / Havet VI.43 bis / Brunschvicg 162 / Tourneur p. 305-6 / Le Guern 392 / Lafuma 413 / Sellier 32
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Bibliographie ✍
BUSSON Henri, La religion des classiques, Paris, Monfort, 1948. FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde, L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995. GOYET Thérèse, “Le cornélianisme de la famille Pascal”, Études normandes, n° 1, 1984, p. 49-60. LAFUMA Louis, “Les trois fragments de Pascal sur Cléopâtre”, XVIIe siècle, 1962, 54-55, p. 54-57. LESNE Emmanuèle, La poétique des mémoires, Paris, Champion, 1996. MESNARD Jean, “Achèvement et inachèvement dans les Pensées de Pascal”, Studi francesi, 143, anno XLVIII, maggio-agosto 2004, p. 300-320. Voir p. 306. MESNARD Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585. MESNARD Jean, “Sur le nez de Cléopâtre”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 387-392. NOILLE-CLAUZADE Christine, L’univers du style. Analyses de la rhétorique classique, Recherches textuelles, n° 5, Metz, Université de Metz, 2003. SHIOKAWA Tetsuya, “Traduction et interprétation. À propos du nez de Cléopâtre”, in Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012, p. 17-25. SUEMATSU Hisashi, “Lire les Pensées. La relation binaire comme invariant”, Études de langue et littérature françaises, n° 46, 1985, p. 1-18. THIROUIN Laurent, “Les premières liasses des Pensées : architecture et signification”, XVIIe Siècle, n° 177, oct.-déc. 1992, n° 4, p. 451-467. THIROUIN Laurent, “Éclats de rire pascaliens”, in J. Dagen et A. S. Barrovecchio, Le rire ou le modèle ? Le dilemme du moraliste, Paris, Champion, 2010, p. 363-390. |
✧ Éclaircissements
Qui voudra connaître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour.
À plein : entièrement (Furetière).
Voir la liasse Vanité.
Voir Thirouin Laurent, “Les premières liasses des Pensées : architecture et signification”, XVIIe Siècle, n° 177, p. 451-467. Sur la manière dont des facteurs insignifiants engendrent des suites qui leur sont disproportionnées, et des événements dépourvus de fondement, ce qui caractérise la vanité.
La cause en est un Je ne sais quoi. Corneille.
Dans Corneille, Médée, II, 5, Pléiade I, p. 561, et Rodogune, I, 5, v. 362, p. 217, in Œuvres complètes, éd. G. Couton, I et II, Pléiade, Paris, Gallimard, 1980 et 1984, mentionnent ce je ne sais quoi inexprimable qui suscite l’amour.
Médée :
« Souvent je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer
Nous surprend, nous emporte, et nous force d’aimer ;
Et souvent, sans raison, les objets de nos flammes
Frappent nos yeux ensemble et saisissent nos âmes. »
Rodogune :
« Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
Dont par le doux rapport les âmes assorties
S’attachent l’une à l’autre, et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer.
C’est par là que l’un d’eux obtient la préférence. »
L’expression je ne sais quoi apparaît souvent dans le théâtre de Corneille, comme complément d’un verbe.
Les Pascal ont connu personnellement Corneille lors de leur séjour à Rouen. Voir Mesnard Jean, Pascal, 5e éd., p. 26. Voir aussi dans OC II, éd. J. Mesnard, p. 241 sq., les activités poétiques de Jacqueline, qui furent encouragées par Corneille.
Goyet Thérèse, “Le cornélianisme de la famille Pascal”, Études normandes, n° 1, p. 49-60.
Le théâtre de Corneille a parfois inspiré Pascal. Le passage qui suit du fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) enferme manifestement une allusion au monologue de Don Diègue dans Le Cid : Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion.
Un autre exemple de réflexion de Pascal sur le théâtre de Corneille est fourni par cette allusion à Horace dans le fragment Miracles III (Laf. 897, Laf. 448). Comminuentes cor. Saint Paul. Voilà le caractère chrétien. Albe vous a nommé, je ne vous connais plus. Corneille. Voilà le caractère inhumain. Le caractère humain est le contraire.
Thirouin Laurent, “Les premières liasses des Pensées : architecture et signification”, XVIIe Siècle, n° 177, p. 451-467.
Très fréquente au XVIIe siècle, l’expression je ne sais quoi a deux significations différentes.
Elle peut d’abord désigner une chose, une cause ou un facteur si ténu, si délicat, qu’on a peine à l’apercevoir. Dans ce sens, l’expression sert souvent à introduire un développement sur la disproportion des effets et des causes. C’est en ce sens que Pascal parle du nez de Cléopâtre, pour désigner ce que nous appellerions l’effet papillon.
On retrouve souvent la même idée sous la plume des mémorialistes. Comme l’écrit Bussy, « les plus grandes et les plus fâcheuses affaires du monde commencent presque toujours par des bagatelles » ; voir Lesne Emmanuèle, La poétique des mémoires, p. 182.
Mais le je ne sais quoi désigne aussi souvent une chose qu’on ne saurait identifier parce qu’elle n’a rien de semblable au monde : on est tout près du sens de Bossuet dans l’Oraison funèbre du P. Bougoing : « La chair changera de nature, le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien, ne lui demeurera pas longtemps ; il deviendra un je ne sais quoi, qui n’a point de nom dans aucune langue ; tant il est vrai que tout meurt en nos corps, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait nos malheureux restes : Post totum illud ignobilitatis elogium, caducae carnis in originem terram, et cadaveris nomen ; et de isto quoque nomine periturae in nullum inde jam nomen, in omnis jam vocabuli mortem. » La même citation est reprise dans l’Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre, et naturellement dans le Sermon sur la mort (voir Sermons, éd. Cagnat-Deboeuf, Folio, p. 151), toujours à propos de la même citation de Tertullien.
Les deux sens peuvent entrer en composition.
Voir les références sur le je ne sais quoi dans Busson Henri, La religion des classiques, p. 356 sq. Le jésuite Bouhours en a traité dans ses Entretiens d’Ariste et d’Eugène, V, Mabre-Cramoisy, 1671 ; même Montesquieu a parlé du je ne sais quoi (Œuvres, Pléiade, II, p. 1293 sq.).
Bouhours Dominique, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, V, Paris, Mabre-Cramoisy, 1671. Le je ne sais quoi. « C’est le penchant et l’instinct du cœur ; [...] c’est un très exquis sentiment de l’âme pour un objet qui la touche ; une sympathie merveilleuse » : p. 239. Bouhours cite p. 240 les vers de Rodogune sur le je ne sais quoi. Chez les personnes le je ne sais quoi n’est « précisément ni la beauté, ni la bonne mine, ni la bonne grâce, ni l’enjouement de l’humeur, ni le brillant de l’esprit ». On peut avoir la beauté, le plus grand mérite, « si le je ne sais quoi manque, toutes ces belles qualités sont comme mortes, elles n’ont rien qui frappe, ni qui touche » : p. 241. C’est un charme et un air qui anime la beauté et les perfections naturelles, et corrige les défauts ; mais en quoi consiste-t-il ? Ce qu’on peut en dire de mieux, c’est qu’on ne peut « ni l’expliquer, ni le concevoir » : p. 242. On peut aimer une personne, savoir qu’on l’aime, et « ignorer en même temps ce qui la rend digne d’être aimée » : p. 243. « La nature aussi bien que l’art a soin de cacher la cause des mouvements extraordinaires : on voit la machine, et on la voit avec plaisir ; mais on ne voit pas le ressort qui la fait jouer » : p. 243. « Si l’âme ne voit pas le trait qui la touche en ces rencontres, c’est qu’il fait son effet si promptement qu’elle n’a pas le temps de le remarquer » : p. 243. « Le je ne sais quoi est de la nature de ces choses qu’on ne connaît que par les effets qu’elles produisent » : p. 244. Ariste compare sa nature avec celle de l’aimant et des mouvements qu’il cause dans le fer. Le je ne sais quoi chez les hommes qui déplaisent : p. 249. Le je ne sais quoi a sa place non seulement dans la nature, mais aussi dans les œuvres d’art, notamment dans la peinture : p. 252. Et dans le sentiment métaphysique que nos âmes sont immortelles, et que nous sommes destinés à une vie d’un autre ordre : p. 254. « Le je ne sais quoi est de la grâce aussi bien que de la nature et de l’art » : p. 255. Voir là-dessus Noille-Clauzade Christine, L’univers du style. Analyses de la rhétorique classique, p. 91 sq., sur le je ne sais quoi selon Bouhours.
Parmi les effets bizarres de l’amour, on cite souvent celui de la louchon pour laquelle le jeune Descartes avait un coup de cœur : voir Descartes, Œuvres, III, éd. Alquié, Paris, Garnier, p. 741.
Le je ne sais quoi peut revêtir une signification satirique ou ironique, comme lorsque Retz écrit dans ses Mémoires, II, éd. Bertière, I, Garnier, p. 374 : « Il y a toujours eu du je ne sais quoi en tout M. de La Rochefoucauld ».
Le thème peut cependant aussi être rapproché de celui de la corruption humaine. Voir Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde, p. 169, rapporte le je ne sais quoi aux figmenta mala.
Pascal donne un modèle physique qui peut tenir lieu de règle générale pour cet effet dans la Pensée n° 13N (Laf. 927, Sel. 756). Le moindre mouvement importe à toute la nature, la mer entière change pour une pierre. Ainsi dans la grâce la moindre action importe pour ses suites à tout ; donc tout est important.
Cette idée a été reprise dans la physique du XXe siècle, dans le cadre de la théorie dite du chaos : un petit changement dans l’état du système au temps 0 produit un changement ultérieur qui croît exponentiellement avec le temps. À petite cause, grand effet : le battement d’aile d’un papillon en Amérique peut provoquer une avalanche au Tibet. On en conclut généralement la limitation fondamentale dans la prédiction des effets : voir là-dessus Gleick James, Théorie du chaos, Paris, Flammarion, 2008, p. 25 sq. ; Ruelle David, Hasard et chaos, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 53 sq. ; La science du désordre, La recherche, n° 232, p. 543.
Il y a des cas où une cause énorme n’a que des effets minuscules, voire négligeables. Pascal envisage ce cas lorsqu’il compare la perspective de la mort avec le peu d’attention que lui accordent les hommes en général : ils savent minimiser les choses qui leur sont les plus importantes, comme l’imminence de la maladie et de la mort, grâce à des divertissements qui lui font attribuer une importance démesurée à un lièvre qu’ils chassent ou à une affaire dont ils espèrent le succès. Voir Dossier de travail (Laf. 407, Sel. 26).
Et les effets en sont effroyables. Ce Je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnaître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier.
Ces lignes justifient l’allusion à Corneille : la tragédie représente en effet les conflits des princes et les guerres qui en résultent.
Le nez de Cléopâtre s’il eût été plus court toute la face de la terre aurait changé.
Ce fragment développe l’allusion implicite au nez de Cléopâtre contenue dans le fragment Vanité 32 (Laf. 46, Sel. 79). Vanité. La cause et les effets de l’amour. Cléopâtre.
Voir Laf. 197, Sel. 228. Rien ne montre mieux la vanité des hommes que de considérer quelle cause et quels effets de l’amour, car tout l’univers en est changé. Le nez de Cléopâtre. (texte barré verticalement)
Mesnard Jean, “Achèvement et inachèvement dans les Pensées de Pascal”, Studi francesi, 143, p. 300-320. Voir p. 306. Rapport génétique avec les autres fragments connexes.
Ne pas confondre avec la Cléopâtre du fragment Prophéties III (Laf. 485, Sel. 720).
Voir la Pensée n° 13N (Laf. 927, Sel. 756). Le moindre mouvement importe à toute la nature, la mer entière change pour une pierre. Ainsi dans la grâce la moindre action importe pour ses suites à tout ; donc tout est important.
Pensées, éd. Havet, I, p. 92-93. Étude de l’enchaînement des événements et critique. « On voit bien l’enchaînement des idées. Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, il l’eût été trop, et elle n’eût pas été belle, Antoine n’en eût pas été amoureux, et n’eût pas répudié pour elle Octavie. Il ne se serait donc pas brouillé avec Octave, etc. » Critique de la tournure régulière de la dernière phrase dans l’édition de Port-Royal : p. 93. « Reste à savoir si Octave et Antoine ne se seraient pas brouillés infailliblement pour toute autre raison, et si en tout cas l’empire romain n’aurait pas toujours fini par être à un seul et par prendre l’Égypte comme tout le reste ». Havet renvoie à un « excellent morceau » de Deschanel, Causeries de quinzaine, 1861, p. 201-205.
Nicole Pierre, Lettre sur l’hérésie imaginaire, éd. à pagination particulière à chaque lettre, p. 2 (ce passage semble avoir été supprimé par la suite). « N’est-ce pas, par exemple, une chose bien digne d’être admirée de voir tous les royaumes du monde prendre parti dans la querelle d’Auguste et d’Antoine, toutes les forces de l’empire romain et des états voisins réunis dans leurs armées, et ces armées aux mains proches d’Actium si l’on considère qu’une femme est la cause et le prétexte de cette sanglante guerre qui doit donner un maître à l’univers, et abolir entièrement la forme de l’État de Rome ? Ce grand événement, et qui a tant de suite, a pour principe le visage d’une femme. Dans cette folle passion Antoine aurait pris d’autres mesures et rien de ce qui l’a suivie ne serait apparemment arrivé. Mais je m’aime mieux ainsi parce que j’y vois mieux le néant de l’homme. Antoine attache à soi toute la fortune du monde, et il s’attache lui-même au visage d’une femme. Voilà la cause de tout ce grand changement et une étrange image de la vanité de toutes les affaires humaines ».
Mesnard Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585. Voir p. 576. Schématisme poussé, par le recours à une histoire tellement connue qu’il n’est pas besoin de la raconter. Le contraste entre la petitesse du nez et l’immensité du monde produit un effet d’ironie.
Mesnard Jean, “Sur le nez de Cléopâtre”, in La culture du XVIIe siècle, Enquêtes et synthèses, p. 387-392, propose, outre les interprétations rationnelles, l’interprétation symbolique de l’exemple de Cléopâtre, appuyée sur la physiognomonie.
Lafuma Louis, “Les trois fragments de Pascal sur Cléopâtre”, XVIIe siècle, 1962, 54-55, p. 54-57.
Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde, p. 169. Pour montrer les conséquences destructrices de l’imagination dans le domaine sentimental, Épictète, Propos, I, 28, prend aussi un exemple antique, Hélène femme de Ménélas.
Suematsu Hisashi, “Lire les Pensées. La relation binaire comme invariant”, p. 1-18. Le nez de Cléopâtre, texte, sources, sujet. Sur le fait que le nez a une connotation ironique, et que le style noble eût exigé les yeux : p. 3, n. 6.
Shiokawa Tetsuya, “Traduction et interprétation. À propos du nez de Cléopâtre”, in Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, p. 17-25. Problème posé par la traduction du mot court.
Thirouin Laurent, “Éclats de rire pascaliens”, in J. Dagen et A. S. Barrovecchio, Le rire ou le modèle ? Le dilemme du moraliste, p. 363-390.
Méré, Discours, Des agréments, éd. Boudhors, p. 46. Plutôt que sur la beauté de Cléopâtre, Méré insiste sur son esprit.