Fragment Preuves de Jésus-Christ n° 24 / 24 – Papier original : RO 489-5
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Preuves de J.-C. n° 351 p. 163 v° / C2 : p. 194
Éditions de Port-Royal : Chap. XVI - Diverses preuves de Jésus-Christ : 1669 et janvier 1670 p. 127-128 / 1678 n° 1 et 2 p. 127-128
Éditions savantes : Faugère II, 322, XIX / Havet XIX.1 / Brunschvicg 802 / Tourneur p. 282-1 / Le Guern 303 / Lafuma 322 / Sellier 353
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Bibliographie ✍
BARTMANN Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, Mulhouse, Salvator, 1941, p. 449 sq. ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. |
✧ Éclaircissements
Les apôtres ont été trompés ou trompeurs.
Parmi les preuves de Jésus-Christ, Pascal devait naturellement aborder celles qui remettent en cause sa résurrection, telle qu’elle est rapportée dans les Évangiles. Pascal s’oppose ici à deux hypothèses relatives aux apôtres, qui expliquent toutes deux comment ils ont pu répandre faussement que le Christ a pu ressusciter. La première est celle des apôtres dupes, la seconde est celle des apôtres trompeurs. C’est un raisonnement apagogique, qui repose sur le principe d’habileté. Il faut supposer que les apôtres étaient assez intelligents pour comprendre les risques qu’ils couraient.
Hypothèse : les apôtre sont fourbes.
Or ils se sont lancés dans la prédication du Christ.
Conséquences :
1. ils s’opposent aux puissances les plus dangereuses (danger extérieur) ;
2. étant fourbes, ils se mettent en danger de se trahir eux-mêmes (danger intérieur).
Le présent fragment traite de l’hypothèse des apôtres trompés. Le fragment Preuves de Jésus-Christ 13 (Laf. 310, Sel. 341) traite l’autre branche.
On aboutit par conséquent à une double impossibilité, et il faut renoncer à l’hypothèse.
La différence est expliquée dans la XVe Provinciale, § 3, entre erreur involontaire et mensonge volontaire, à propos du reproche de calomnie porté contre les jésuites : « Je ne ferai pas voir seulement que vos écrits sont remplis de calomnies, je veux passer plus avant. On peut bien dire des choses fausses en les croyant véritables, mais la qualité de menteur enferme l’intention de mentir. Je ferai donc voir, mes Pères, que votre intention est de mentir et de calomnier ; et que c’est avec connaissance et avec dessein que vous imposez à vos ennemis des crimes dont vous savez qu’ils sont innocents, parce que vous croyez le pouvoir faire sans déchoir de l’état de grâce. »
Dans le cas présent, on peut imaginer soit que les apôtres ont été dupes d’une mise en scène à laquelle ils ont cru, ce qui les a poussés à répandre une erreur, soit qu’ils ont menti en répandant que le Christ était ressuscité, et qu’ils l’avaient vu vivant.
L’alternative a été proposée par Hugo Grotius, De veritate religionis christianae, III, § VI. Par le § V, Grotius montre que les auteurs du Nouveau Testament ont été témoins des faits qu’ils racontent, et que l’erreur « aut ab ignorantia aut a mala voluntate debeat proficisci » ; or, selon le § VI, les apôtres « mentiri nolebant ».
Havet, éd. des Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 44. Pascal n’examine pas si les Évangiles peuvent être regardés comme des témoignages.
L’un et l’autre est difficile. Car il n’est pas possible de prendre un homme pour être ressuscité.
Parmi les tentatives d’explication « rationalistes » de la résurrection, Bernard Bartmann, Précis de théologie dogmatique, I, Mulhouse, Salvator, 1941, p. 453, mentionne
1. l’hypothèse de la fraude : elle suppose le vol du cadavre du Christ pour faire croire à la résurrection ;
2. l’hypothèse de la vision, qui suppose que les apôtres auraient été trompés, victimes de leur tendance visionnaire et d’un état hallucinatoire.
La réponse fournie dans ce fragment ne convient apparemment qu’à l’une de deux hypothèses, celle des apôtres trompés. En effet, si les apôtres ont menti, il n’y a pas lieu pour eux de « prendre un homme pour ressuscité ». En revanche, la question de savoir si on peut prendre un homme pour ressuscité se pose clairement dans l’hypothèse où ils ont été trompés. Cette hypothèse ne met pas en cause la sincérité des apôtres, mais leur intelligence. Une telle illusion est-elle vraisemblable ? Pascal répond que non : si les apôtres ont vraiment cru le Christ mort, ils n’ont pas pu le croire ressuscité, car les hommes ne ressuscitent pas ; et ceux qui l’ont connu ne peuvent se laisser prendre à une imposture par laquelle l’on chercherait à les tromper.
Cette réponse ne fait rien en revanche contre l’hypothèse des apôtres trompeurs, qui est celle dont les esprits forts se servent le plus souvent. Voir Preuves de Jésus-Christ 13 (Laf. 310, Sel. 341), qui répond à l’hypothèse des apôtres fourbes. Preuves de J.-C. L’hypothèse des apôtres fourbes est bien absurde. Qu’on la suive tout au long, qu’on s’imagine ces douze hommes assemblés après la mort de J.-C., faisant le complot de dire qu’il est ressuscité. Ils attaquent par là toutes les puissances. Le cœur des hommes est étrangement penchant à la légèreté, au changement, aux promesses, aux biens, si peu que l’un de ceux-là se fût démenti par tous ces attraits, et qui plus est par les prisons, par les tortures et par la mort, ils étaient perdus. Qu’on suive cela.
Grotius Hugo, De veritate religionis christianae, III, § VI, p. 51 b. Par le § V, Grotius montre que les auteurs du Nouveau Testament ont été témoins des faits qu’ils racontent. Voir § VI, « mentiri nolebant ». L’erreur « aut ab ignorantia aut a mala voluntate debeat proficisci ». C’est à l’adversaire de prouver qu’ils peuvent avoir menti : « qui testes ex parte voluntatis refellunt, necesse est aliquid adferent, quo voluntatem credibile fit a vero dicendo diverti ». Les apôtres n’ont eu aucune raison de mentir, « nisi ob Dei reverentiam ». Le récit qu’ils font de leurs propres fautes (la fuite au moment où Jésus est en danger, le reniement de Pierre) plaide en faveur de leur sincérité. Pascal développe Grotius : « Nam si quis objiciat ipsorum causam agi, videndum erit cur ipsorum sit haec causa, non sane commodi consequendi, aut vitandi periculi alicujus gratia, cum hujus professionis causa et commoda omnia amitterent, et nulla non adirent pericula ». Grotius argumente rapidement sur chaque cas : Jacques, Paul, Luc, etc.. Voir VII, p. 52, A : Grotius note : « neque eos deterrit quod scirent iis temporibus Judaeos magistratus sibi esse infestisimos, et Romanos iniquos admodum : qui nullum omissuri essent ipsos, tamquam novae religionis auctores, aliquo crimine traducendi materiam. »
Charron Pierre, Les trois vérités, II, 6, indique que les évangélistes ont écrit « à la barbe des ennemis mortels et jurés de leur maître, qu’ils avaient fait mourir, et les leurs, gens puissants, qui ne cherchaient qu’à mordre sur eux, et les ont persécutés à la mort, dont ils eussent trouvé la juste occasion, s’il y en eût ». Voir II, 6 : les auteurs des Évangiles étaient des « gens simples, sans art ni suffisance, du tout incapables de les forger, ni bâtir un corps entier d’histoire, et moins inventer une si grande sagesse, prudence, et suffisance, qui se trouve aux faits, dits, demandes, réponses, paraboles de Jésus. » Voir II, 9 : « certes si la religion chrétienne est vaine et fausse, il faut que les disciples de Jésus et les premiers chrétiens aient voulu tromper le monde, et décevoir la postérité, ou qu’eux-mêmes aient été déçus ».
Il n’est pas possible de prendre un homme pour être ressuscité : la formule suppose que les apôtres pouvaient bien prendre Jésus pour ressuscité, mais seulement à la seule condition de croire qu’il était Dieu (et non pas homme). Mais dans ce cas ils n’étaient pas trompeurs, puisqu’ils disaient que Jésus était fils de Dieu.
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Tandis que Jésus-Christ était avec eux, il les pouvait soutenir, mais après cela, s’il ne leur est apparu, qui les a fait agir ?
Cet argument est-il lié au précédent, ou s’agit-il d’un autre argument ? Le trait de séparation semble indiquer qu’il s’agit d’une autre question. Mais le lien existe tout de même.
Le nerf de l’argument, c’est que Jésus était le seul soutien de ses apôtres.
Le problème postule la bonne foi des apôtres. Car si l’on admet que les apôtres ont été menteurs, la réponse est toute trouvée : ils ont été soutenus par la volonté de tromper le monde. Ce serait une variante de la thèse des trois imposteurs, à cette seule différence près que ce seraient les apôtres, et non le Christ, qui auraient été imposteurs en vue de tromper le peuple. Voltaire répondrait : le fanatisme, ou la volonté de s’asservir le peuple.
Si les apôtres ont sincèrement cru en Jésus-Christ, et s’ils n’ont voulu dire que la vérité, tant que le Christ était vivant, il pouvait leur inspirer de le croire. Mais après avoir assisté à sa mort, s’ils ne l’avaient pas vu ressuscité, ils auraient dû admettre sincèrement qu’ils avaient été trompés. Or ils ont au contraire clamé avec persévérance que le Christ était ressuscité. Par conséquent, il faut que leur sincérité ait été soutenue par la certitude de la vérité : en d’autres termes, si le Christ « ne leur est apparu », rien ne pouvait les soutenir, et leur conduite est incompréhensible et absurde.
Sur le fait qu’en effet, après la mort du Christ, les apôtres ont été animés par une « force secrète », voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 595.
Preuves par discours II (Laf. 433, Sel. 685). Alors Jésus-Christ vient dire aux hommes qu’ils n’ont point d’autres ennemis qu’eux-mêmes, que ce sont leurs passions qui les séparent de Dieu, qu’il vient pour les détruire, et pour leur donner sa grâce, afin de faire d’eux tous une Église sainte, qu’il vient ramener dans cette Église les païens et les Juifs, qu’il vient détruire les idoles des uns et la superstition des autres. A cela s’opposent tous les hommes, non seulement par l’opposition naturelle de la concupiscence ; mais par-dessus tout, les rois de la terre s’unissent pour abolir cette religion naissante, comme cela avait été prédit [...]. Tout ce qu’il y a de grand sur la terre s’unit, les savants, les sages, les rois. Les uns écrivent, les autres condamnent, les autres tuent. Et nonobstant toutes ces oppositions, ces gens simples et sans force résistent à toutes ces puissances et se soumettent même ces rois, ces savants, ces sages, et ôtent l’idolâtrie de toute la terre. Et tout cela se fait par la force qui l’avait prédit.