Fragment Preuves de Jésus-Christ n° 6 / 24 – Papier original : RO 61-5
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Preuves de J.-C. n° 337 p. 157-157 v° / C2 : p. 188
Éditions de Port-Royal : Préface : 1669 et janvier 1670 p. [39] / 1678 p. [25-26]
Éditions savantes : Faugère II, 370, XXXI / Havet XIX.2 bis / Brunschvicg 799 / Tourneur p. 277-1 / Le Guern 285 / Lafuma 303 / Sellier 334
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Bibliographie ✍
Saint AUGUSTIN, La doctrine chrétienne, De doctrina christiana, IV, VI, 9, Bibliothèque augustinienne, 11/2, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1997, p. 333. BOCHET Isabelle, « Le firmament de l’Écriture ». L’herméneutique augustinienne, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2004. CHÉDOZEAU Bernard, Port-Royal et la Bible, Paris, Nolin, 2007. LHERMET Joseph, Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931. MÉRÉ Antoine Gombaud, chevalier de, Conversations, VI, éd. Boudhors, Paris, Roche, 1930. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. MICHEL Alain, “Saint Augustin et le rhétorique pascalienne : la raison et la beauté dans l’Apologie de la religion chrétienne”, XVIIe siècle, n° 135, avril-juin 1982, p. 133-168. PASCAL, Œuvres complètes, I, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1964. PASCAL, Pensées, opuscules et lettres, éd. Sellier, Paris, Garnier, 2011. Préface de l’édition de Port-Royal, 1670, in Pensées, éd. L. Lafuma, III, Documents, Paris, éd. Luxembourg, 1951, p. 133-145. SELLIER Philippe, “Rhétorique et apologétique : Dieu parle bien de Dieu”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 373-382 ; Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 239-250. SELLIER Philippe, “La rhétorique de Saint-Cyran et le tournant des Provinciales”, in SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Champion, Paris, 2010, p. 287-304. SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008. |
✧ Éclaircissements
OC I, éd. J. Mesnard, p. 824. Méré s’est plaint de ce que Pascal lui aurait pris cette pensée : « je croyais que M. Pascal était le moins larron de tous les hommes, mais je me trompais ! Il y a encore des témoins ». Voir la citation ci-dessous.
Un artisan qui parle des richesses, un procureur qui parle de la guerre, de la royauté, etc.,
La première phrase du texte est incomplète. Il faut sans doute suppléer une expression comme « ne savent pas ce dont ils parlent », ou « en parlent de manière inadéquate », « mal », voire « ridicule ».
Un artisan, parlant de la richesse, parle de ce qu’il ignore, parce qu’il n’est pas riche. Artisan : ouvrier qui gagne sa vie en travaillant aux arts mécaniques, comme cordonniers, serruriers, menuisiers, chapeliers, etc. (Furetière). Sur les salaires au XVIIe siècle, voir Bluche François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, Paris, Fayard, 1990, art. Salaires et gages, p. 1403-1404.
Le texte suppose-t-il que l’artisan parle non pas seulement des richesses, mais aussi de la royauté (ce dernier terme étant pris comme en facteur commun avec le procureur) ? La différence de condition entre l’artisan et le roi est indiquée dans le fragment Laf. 803, Sel. 653 : Si nous rêvions toutes les nuits la même chose elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu’on est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits douze heures durant qu’il serait artisan.
Procureur se dit d’un officier créé pour se présenter en justice et instruire les procès des parties qui le voudront charger de leur exploit, ou de leur procuration. On les appelait ci-devant procureurs aux causes, ou ad lites, quand ce n’étaient que de simples commissions. Anciennement chacun était obligé de comparaître en personne aux assignations qui lui étaient données en justice, et quand l’affaire tirait en longueur, il lui était permis de créer un procureur en sa cause. Le Procureur général est un grand officier qui est du corps des magistrats, qui est l’homme du Roi, la partie publique, qui seul peut conclure à peine afflictive, et qui doit avoir la communication de tous les procès où le Roi, le public, les mineurs ; l’Église et les communautés ont intérêt (Furetière). On appelle procuration un contrat par lequel une affaire est commise à un procureur qui veut bien s’en charger.
Pourquoi un procureur ne peut-il parler convenablement de la guerre ? On peut dire qu’un « officier » ne peut parler de la guerre, parce que son état le prédispose à ménager la paix. Mais c’est surtout parce que la guerre est un affrontement direct qui exige un engagement et un risque personnel de la part du combattant ; le procureur s’engage pour un autre, dans une affaire dans laquelle il défend des intérêts qui ne sont pas les siens. Voir le Dictionnaire civil et canonique contenant les étymologies, définitions, divisions et principes du droit français, conféré avec le droit romain, et de la pratique, Paris, A. Besoigne et J. Robin, 1687.
Le procureur ne peut pas non plus parler avec compétence de la royauté, parce que le pouvoir du roi est aussi personnel et d’autorité directe. Peut-être que le procureur parlerait plus justement d’un ministère. Mais la politique n’est pas non plus affaire de procès.
Le roi et le riche, dont il va être question immédiatement après, peuvent aussi s’exprimer d’une manière inadéquate qui les rend ridicules, lorsqu’ils parlent de matières qui relèvent de l’ordre des esprits ou de l’ordre de la charité. Voir le fragment Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339). La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair. Preuves de Jésus-Christ 6 est de ce point de vue directement lié au fragment sur les trois ordres.
Il y a des cas où l’on est ridicule parce que, par nature, on ne peut pas savoir de quoi on parle.
Laf. 586, Sel. 486. Beauté poétique. Comme on dit beauté poétique on devrait aussi dire beauté géométrique et beauté médicinale, mais on ne le dit pas et la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie et qu’il consiste en preuves, et quel est l’objet de la médecine et qu’il consiste en la guérison ; mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie. On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter et à faute de cette connaissance on a inventé de certains termes bizarres, siècle d’or, merveille de nos jours, fatal, etc. Et on appelle ce jargon beauté poétique.
Cette idée relie directement le présent fragment au fragment Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339). Lorsqu’il existe une disproportion entre la personne qui parle et l’ordre de choses dont elle parle, l’inadéquation rend le discours ridicule.
mais le riche parle bien des richesses, le roi parle froidement d’un grand don qu’il vient de faire,
La raison d’être de cette note est peut-être l’argument opposé à l’Écriture qu’on y trouve des expressions qui ne conviennent pas à Dieu. C’est un problème qui s’est posé lors des travaux de traduction en vue de la Bible de Port-Royal.
Boucher Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, II, Q. 11, p. 182 sq. Quoiqu’il y ait des expressions dans l’Écriture qui semblent injurieuses à Dieu, parlant de lui en termes corporels, seul Dieu peut parler de soi ; il nous parle improprement, c’est-à-dire par figures.
La Préface de l’édition de 1669 prend ce fragment comme exemple de texte inachevé et trop difficile à comprendre pour qu’on le retienne dans l’édition des Pensées :
« Voici donc quelle est cette pensée, et en quel état on l’a trouvée parmi ces fragments : Un artisan qui parle des richesses, un Procureur qui parle de la guerre, de la Royauté, etc. Mais le riche parle bien des richesses, le Roy parle froidement d’un grand don qu’il vient de faire, et Dieu parle bien de Dieu.
Il y a dans ce fragment une fort belle pensée ; mais il y a peu de personnes qui la puissent voir, parce qu’elle y est expliquée très imparfaitement et d’une manière fort obscure, fort courte, et fort abrégée : en sorte que si on ne lui avait souvent ouï dire de bouche la même pensée, il serait difficile de la reconnaître dans une expression si confuse et si embrouillée. Voici à peu prés en quoi elle consiste.
Il avait fait plusieurs remarques très particulières sur le style de l’Écriture et principalement de l’Évangile, et il y trouvait des beautés que peut-être personne n’avait remarquées avant lui. Il admirait entre autres choses la naïveté, la simplicité, et pour le dire ainsi la froideur avec laquelle il semble que Jésus-Christ y parle des choses les plus grandes et les plus relevées, comme sont, par exemple, le royaume de Dieu, la gloire que possèderont les saints dans le ciel, les peines de l’enfer, sans s’y étendre, comme ont fait les Pères, et tous ceux qui ont écrit sur ces matières. Et il disait que la véritable cause de cela était que ces choses qui à la vérité sont infiniment grandes et relevées à notre égard, ne le sont pas de même à l’égard de Jésus-Christ, et qu’ainsi il ne faut pas trouver étrange qu’il en parle de cette sorte sans étonnement et sans admiration ; comme l’on voit sans comparaison qu’un général d’armée parle tout simplement et sans s’émouvoir du siège d’une place importante, et du gain d’une grande bataille ; et qu’un Roy parle froidement d’une somme de quinze ou vingt millions, dont un particulier et un artisan ne parleraient qu’avec de grandes exagérations.
Voilà quelle est la pensée qui est contenue et renfermée sous le peu de paroles qui composent ce fragment ; et cette considération jointe à quantité d’autres semblables pouvait servir assurément dans l’esprit des personnes raisonnables, et qui agissent de bonne foi, de quelque preuve de la divinité de Jésus-Christ. »
Voir la Préface du Nouveau testament de Mons, deuxième partie, citée dans Chédozeau Bernard, Port-Royal et la Bible, p. 364 sq. Saint Augustin commentateur de saint Paul : « On a considéré en même temps cette règle excellente du même Père, qu’un discours n’est éloquent que lorsqu’il est proportionné à celui qui parle : Non est enim eloquentia quae personae non congruit eloquentis ; et que si le discours d’un roi pour être éloquent doit être différent de celui d’un particulier, à plus forte raison celui de Dieu même et de ceux qui ont parlé par son esprit doit être différent de celui des hommes. Ainsi on a tâché d’éviter avec un extrême soin toutes les paroles qui pouvaient paraître avoir quelque chose d’humain et de recherché ; et on a eu soin d’employer partout les expressions les plus simples et les plus naturelles. »
Méré chevalier de, Conversations, VI, éd. Boudhors, p. 89. « Ces maîtres du monde, qui sont comme au-dessus de la Fortune, ne regardent qu’indifféremment les choses que nous admirons, et parce qu’ils en sont peu touchés, ils n’en parlent que négligemment. Dans un endroit où il raconte qu’il y eut deux ou trois de ses légions, qui furent quelques temps en désordre, combattant contre celles de Pompée ; « On croit, dit-il, que c’était fait de César, si Pompée eût su vaincre ». Cette victoire eût décidé de l’Empire Romain ; et voilà bien peu de mots, et bien simples pour une si grande chose ». Référence : César, De Bello civili, III, 70, et Plutarque, Vie de César, XLVI. Voir aussi dans OC I, éd. J. Mesnard, p. 824, la note 1, qui cite une maxime des Œuvres posthumes de Méré, p. 80 : « La raison qui se peut donner, d’où vient que ces termes pompeux ne sont pas nobles, c’est que les grands princes, qui regardent la fortune fort au-dessous d’eux, n’en parlent que négligemment, au lieu que le peuple l’admire ; et de cette admiration résulte ce ramage d’avocats et de faiseurs de panégyriques ». Noter que le mouvement de cette dernière phrase est très semblable à celui du fragment Beauté poétique, (Laf. 586, Sel. 486), cité plus haut.
Voir Dossier de travail (Laf. 403, Sel. 22). Misère. Salomon et Job ont le mieux connu et le mieux parlé de la misère de l’homme, l’un le plus heureux et l’autre le plus malheureux. L’un connaissant la vanité des plaisirs par expérience, l’autre la réalité des maux. Les deux personnages sont considérés non dans leur individualité, mais comme des types. Salomon a été le plus heureux, et il est bien placé pour connaître la vanité des plaisirs. Job est le plus malheureux, et il est le mieux placé pour parler de la réalité des maux. Le rapport entre la condition ou l’être d’une personne et la capacité de bien parler de ce qui répond à cette condition se retrouve dans les deux textes.
et Dieu parle bien de Dieu.
Lhermet Joseph, Pascal et la Bible, p. 443 sq. Pascal introduit l’emploi du critère interne dans l’étude des Évangiles. Il a conscience de son originalité.
Michel Alain, “Saint Augustin et la rhétorique pascalienne : la raison et la beauté dans l’Apologie de la Religion chrétienne”, XVIIe Siècle, n° 135, 1982, p. 133-168.
Sellier Philippe, “Rhétorique et apologétique : Dieu parle bien de Dieu”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., p. 239-250. Les anciens Pères avaient fait de grands efforts pour montrer que l’Écriture, qui au fond décevait leur attente d’artistes, mettait en œuvre elle aussi de belles figures : l’invective chez le prophète Amos ou la gradation chez saint Paul. Saint Augustin déplore néanmoins dans la Bible l’absence de clausules harmonieuses. Les Pères compensaient le caractère fruste de la rhétorique sacrée par la sagesse et l’importance vitale des instructions que les Écritures apportaient. Pascal pense que l’inspiration divine ayant présidé au choix des formes rhétoriques de la Bible, celles-ci sont nécessairement les meilleures : Dieu parle bien de Dieu.
Selon Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 560, lorsqu’Étienne Périer, dans la Préface de l’édition de Port-Royal, in Pensées, III, Documents, éd. Lafuma, Paris, Luxembourg, 1951, p. 141, conclut que la considération contenue dans Preuves de Jésus-Christ 6, « jointe à la quantité d’autres semblables, pouvait servir assurément, dans l’esprit de personnes raisonnables et qui agissent de bonne foi, de quelque preuve de la divinité de Jésus-Christ », il ne faut pas entendre que la beauté littéraire est une marque certaine de la transcendance (argument des musulmans sur le Coran), mais que Pascal veut mettre en lumière la simplicité et l’absence de recherche des paroles vertigineuses du Christ, telles qu’elles sont rapportées par les évangélistes : si ce message était purement humain, il aurait été exprimé avec emphase et beaucoup d’hyperboles.
Il n’en demeure pas moins que la simplicité du Christ est le signe en lui de l’union du divin et de l’humain. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 274. Dieu se révèle par le sublime de son langage, union de la naïveté, du naturel, avec les plus grandes choses. Ses principaux traits sont la modestie et la mesure. Il n’y a nulle tendance à l’invective contre les bourreaux du Christ.
Preuves de Jésus-Christ 12 (Laf. 309, Sel. 340). Preuves de J.-C. J.-C. a dit les choses grandes si simplement qu’il semble qu’il ne les a pas pensées, et si nettement néanmoins qu’on voit bien ce qu’il en pensait. Cette clarté jointe à cette naïveté est admirable.
Ce qui est vrai du Christ est vrai aussi des évangélistes.
Laf. 812, Sel. 658. Le style de l’Évangile est admirable en tant de manières et entre autres en ne mettant jamais aucune invective contre les bourreaux et ennemis de J.-C. Car il n’y en a aucune des historiens contre Judas, Pilate, ni aucun des Juifs. Si cette modestie des historiens évangéliques avait été affectée aussi bien que tant d’autres traits d’un si beau caractère, et qu’ils ne l’eussent affecté que pour le faire remarquer - s’ils n’avaient osé le remarquer eux-mêmes – ils n’auraient pas manqué de se procurer des amis qui eussent fait ces remarques à leur avantage mais comme ils ont agi de la sorte sans affectation et par un mouvement tout désintéressé ils ne l’ont fait remarquer à personne et je crois que plusieurs de ces choses n’ont point été remarquées jusqu’ici ; et c’est ce qui témoigne la froideur avec laquelle la chose a été faite.
Cette simplicité qui exprime une forme supérieure de sublime se retrouve encore dans le portrait que les évangélistes ont fait du Christ.
Preuves de Jésus-Christ 18 (Laf. 316, Sel. 347). Qui a appris aux évangélistes les qualités d’une âme parfaitement héroïque, pour la peindre si parfaitement en J.-C. ? Pourquoi le font-ils faible dans son agonie ? Ne savent-ils pas peindre une mort constante ? Oui, car le même saint Luc peint celle de saint Étienne plus forte que celle de J.-C. Ils le font capable de crainte, avant que la nécessité de mourir soit arrivée, et ensuite tout fort. Mais quand ils le font si troublé c’est quand il se trouble lui-même et quand les hommes le troublent il est tout fort.
Cette position n’est donc pas identique à celle que saint Augustin développe dans le De doctrina christiana.
Bochet Isabelle, « Le firmament de l’Écriture ». L’herméneutique augustinienne, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2004, p. 39 sq. Saint Augustin sur la simplicité du style des Écritures. Cette simplicité déconcerte les lettrés : p. 40. Augustin répond que la vérité prime sur l’éloquence ; mais la justification la plus profonde est que la simplicité du style biblique est une manifestation de la transcendance divine, car « la sagesse de Dieu, devant s’abaisser jusqu’au corps humain, s’est abaissée d’abord jusqu’au langage humain », Contra Adim., 13, 2, Bibliothèque augustinienne, XVII, p. 280-281. Voir aussi De civitate Dei, XV, 25, Bibliothèque augustinienne, XXXVI, p. 154-155. Grégoire de Nysse justifie de la même manière les expressions anthropomorphiques de l’Écriture par la condescendance de Dieu, C. Eunom., II. La simplicité de l’Écriture l’adapte à tous, jusqu’aux plus petits, et purifie l’orgueil des savants.
Saint Augustin, La doctrine chrétienne, De doctrina christiana, IV, VI, 9, Bibliothèque augustinienne, 11/2, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1997, p. 333. « Ici quelqu’un demandera peut-être si nos auteurs dont les écrits inspirés par Dieu nous ont donné un canon de la plus salutaire autorité, doivent être déclarés sages seulement ou bien éloquents aussi. Cette question, en vérité, est pour moi et pour ceux qui partagent mon sentiment, très facile à résoudre. Là en effet où je comprends ces auteurs, rien ne peut m’apparaître non seulement plus sage, mais aussi plus éloquent. Et j’ose déclarer que tous ceux qui comprennent correctement ce qu’ils disent comprennent en même temps qu’ils ne devraient pas parler autrement qu’ils ne l’ont fait. Car de même qu’il est une éloquence qui convient plutôt à la jeunesse, qu’il en est une autre plus appropriée à la vieillesse, et qu’on ne doit plus l’appeler éloquence si elle n’est pas en harmonie avec le personnage qui parle, de même, il en est une qui convient aux hommes les plus dignes de l’autorité suprême, des hommes tout à fait divins. C’est avec cette éloquence qu’ils ont parlé, aucune autre ne leur convient, comme la leur ne convient pas à d’autres. Elle est en harmonie avec eux, en effet, et plus elle paraît basse, plus elle s’élève au-dessus des autres, non pas par une bouffée de vent, mais par sa solidité ».
♦ Conséquences sur le style de Pascal apologiste
Sellier Philippe, “Rhétorique et apologétique : Dieu parle bien de Dieu”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., p. 239-250. Quelle doit être l’écriture d’une apologie ? Les anciens Pères avaient fait de grands efforts pour montrer que l’Écriture, qui au fond décevait leur attente, parle bien de Dieu. Par suite l’apologiste chrétien ne peut qu’imiter la parole de Dieu pour parler de Dieu. Voir dans cet article une étude des procédés rhétoriques imités de la Bible chez Pascal.
Ph. Sellier remarque à juste titre que c’est précisément l’argument que Pascal invoque dans la XIe Provinciale pour justifier l’emploi qu’il a fait de la raillerie dans ses premières lettres. Voir les § 8-11 : « cette pratique est juste, qu’elle est commune aux Pères de l’Église, et qu’elle est autorisée par l’Écriture, par l’exemple des plus grands Saints, et de Dieu même ». Ces différents points sont ensuite appuyés sur des exemples de passages exprès :
« ne voyons-nous pas que Dieu hait et méprise les pécheurs tout ensemble, jusque-là même qu’à l’heure de leur mort, qui est le temps où leur état est le plus déplorable et le plus triste, la sagesse divine joindra la moquerie et la risée à la vengeance et à la fureur qui les condamnera à des supplices éternels, In interitu vestro ridebo et subsannabo. Et les Saints, agissant par le même esprit en useront de même, puisque selon David, quand ils verront la punition des méchants, ils en trembleront et en riront en même temps : Videbunt justi et timebunt, et super eum ridebunt. Et Job en parle de même : Innocens subsannabit eos.
Mais c’est une chose bien remarquable sur ce sujet, que, dans les premières paroles que Dieu a dites à l’homme depuis sa chute on trouve un discours de moquerie, et une ironie piquante, selon les Pères. Car après qu’Adam eut désobéi dans l’espérance que le démon lui avait donnée d’être fait semblable à Dieu, il paraît par l’Écriture que Dieu en punition le rendit sujet à la mort, et qu’après l’avoir réduit à cette misérable condition, qui était due à son péché, il se moqua de lui en cet état par ces paroles de risée : Voilà l’homme qui est devenu comme l’un de nous : Ecce Adam quasi unus ex nobis : ce qui est une ironie sanglante et sensible dont Dieu le piquait vivement, selon S. Chrysostome et les Interprètes. Adam, dit Rupert, méritait d’être raillé par cette ironie, et on lui faisait sentir sa folie bien plus vivement par cette expression ironique que par une expression sérieuse. Et Hugues de Saint-Victor, ayant dit la même chose, ajoute, que cette ironie était due à sa sotte crédulité et que cette espèce de raillerie est une action de justice, lorsque celui envers qui on en use l’a méritée.
Vous voyez donc, mes Pères, que la moquerie est quelquefois plus propre à faire revenir les hommes de leurs égarements, et qu’elle est alors une action de justice ; parce que, comme dit Jérémie, les actions de ceux qui errent sont dignes de risée, à cause de leur vanité : Vana sunt et risu digna. Et c’est si peu une impiété de s’en rire, que c’est l’effet d’une sagesse divine selon cette parole de S. Augustin : Les sages rient des insensés parce qu’ils sont sages, non pas de leur propre sagesse, mais de cette sagesse divine qui rira de la mort des méchants.
Aussi les Prophètes remplis de l’esprit de Dieu ont usé de ces moqueries, comme nous voyons par les exemples de Daniel et d’Élie. Enfin les discours de Jésus-Christ même n’en sont pas sans exemple : et S. Augustin remarque, que, quand il voulut humilier Nicodème qui se croyait habile dans l’intelligence de la loi : Comme il le voyait enflé d’orgueil par sa qualité de Docteur des Juifs, il exerce et étonne sa présomption par la hauteur de ses demandes, et l’ayant réduit à l’impuissance de répondre. Quoi, lui dit-il, vous êtes Maître en Israël, et vous ignorez ces choses ? Ce qui est le même que s’il eût dit : Prince superbe reconnaissez que vous ne savez rien. Et S. Chrysostome et S. Cyrille disent sur cela qu’il méritait d’être joué de cette sorte. »
Et Pascal conclut : « Je n’ai donc pas cru faillir en les suivant ».
Les figures que l’on trouve parfois trop fortes chez Pascal sont en réalité parfaitement adaptées à leur objet. Voir ce qu’en écrit Ph. Sellier dans son édition de Pascal, Pensées, opuscules et lettres, éd. Sellier, Paris, Garnier, 2011, p. 69. L’hyperbole dans les Pensées. Rien de commun avec les hyperboles décoratives du P. Le Moyne. L’hyperbole pascalienne est sous-tendue par une pensée forte, si forte même que certains énoncés des Pensées, qui ont été pris pour des hyperboles, révèlent à l’analyse une stricte adéquation du contenu et de l’expression. [...] L’hyperbole pascalienne tient du projectile : la puissance de la poussée (intellectuelle et affective) confère un surplus de portée aux énoncés. En second lieu, cette omniprésence de l’hyperbole contredit les vœux des théoriciens du temps (Bouhours, l’abbé de Villars, Bretteville…). »
Pascal, Pensées, opuscules et lettres, éd. Sellier, Paris, Garnier, 2011, p. 79 sq. Imitation originale du style des prophètes chez Pascal.
Lhermet Joseph, Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931, p. 310 sq. Le style biblique de Pascal ; obtenu par une absorption quotidienne des Écritures. Certains fragments sont composés uniquement de locutions empruntées à la Bible.
Sur les formes particulières que prend la rhétorique chrétienne chez Pascal, voir Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, particulièrement p. 527 sq.