Fragment Misère n° 13 / 24 – Papier original : RO 73-6
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 92 p. 19 / C2 : p. 38
Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janv. 1670 p. 336-337 / 1678 n° 30 p. 331
Éditions savantes : Faugère I, 186, XXIV / Havet VI.50 / Brunschvicg 295 / Tourneur p. 185-4 / Le Guern 60 / Maeda III p. 91 / Lafuma 64 / Sellier 98
______________________________________________________________________________________
Bibliographie ✍
CHINARD Gilbert, En lisant Pascal, Lille, Giard, Genève, Droz, 1948, p. 83-96. LE GUERN Michel, “Pascal et les Diversités de J. P. Camus”, p. 308. Les cyniques grecs. Fragments et témoignages, éd. L. Paquet, Livre de Poche, Paris, 1992, p. 80. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 211 sq. |
✧ Éclaircissements
Le texte a généralement causé beaucoup d’embarras parmi les commentateurs.
Note de l’édition GEF, XIII, p. 222-223 : « Le texte de cette pensée est assez incohérent ; cela paraît tenir, d’après l’examen du manuscrit, à ce que Pascal aurait en écrivant ajouté à sa première phrase : ce chien est à moi, qui était d’abord suivie de celle-ci : voilà le commencement, un second membre : c’est là ma place au soleil. L’incohérence disparaîtrait si l’on substituait au chien le mot coin ; mais l’auteur de cette très ingénieuse conjecture, M. Salomon Reinach, a le premier reconnu qu’en l’état du manuscrit l’éditeur de Pascal n’avait pas le droit d’opérer une telle substitution. – Quant au fond, Chateaubriand y a vu avec raison le germe des idées développées par Rousseau dans le Discours sur l’inégalité des conditions humaines » [sic]. Suit la citation célèbre : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi... » Brunschvicg poursuit : « Mais il faut prendre garde aussi que ce rapprochement ne nous entraîne à forcer la pensée de Pascal : Rousseau s’indigne contre une injustice préméditée ; Pascal constate une nécessité sociale ; pour lui la propriété n’est pas de droit absolu, mais elle est liée à la condition humaine, puisque les plus misérables commettent cette « usurpation » de vivre et d’avoir leur place au soleil ».
Chinard Gilbert, En lisant Pascal, Lille, Giard, Genève, Droz, 1948, p. 83-96. Voir p. 84, où Chinard prétend résoudre toute contradiction en procédant à la reconstitution du texte tel qu’il a été écrit sur le manuscrit original. Il suppose que l’addition de la place au soleil est un second exemple, et non un développement du premier. Les deux « images » illustrent la même pensée par un procédé de juxtaposition. Chinard imagine Pascal observant dans les rues de Paris des épisodes correspondant à ces deux images, « deux pauvres hères se disputant au coin d’une ruelle la flaque de lumière et de soleil où ils pourront se réchauffer, ou encore, plus probablement, un mendiant, sous le porche d’une église, défendant contre un nouveau venu la place devenue sienne, par droit du premier occupant et par une longue possession » : p. 85.
Mien, tien.
« Ce chien est à moi », disaient ces pauvres enfants.
pauvres enfants.
L’accent est mis sur la pauvreté. Pascal a toujours témoigné de l’intérêt pour les pauvres, dont il a tenté de soulager les misères. Mais dans le cas présent, il souligne que même dans les cas d’extrême pauvreté, on a toujours quelque chose. Nul ne meurt qui ne laisse quelque chose. N’importe qui a du soleil. La Vie de Pascal indique qu’il remarquait, à propos de lui-même : « j’ai remarqué quelque chose qu’on soit, on laisse toujours quelque chose en mourant ».
Mien tien
Le Guern Michel, “Pascal et les Diversités de J. P. Camus”, p. 308. Camus écrit : « ce meum et tuum que Platon rejette tant, de combien est-il cause de noise, de débats et de procès, principalement en cette noble et chicaneuse France ? »
Saint Jean Chrysostome, Homélies, XIII. « C’est parce que quelques-uns essaient de s’approprier ce qui est à tous que les querelles et les guerres éclatent, comme si la nature s’indignait de ce que l’homme, au moyen de cette froide parole : le mien, le tien, mette la division où Dieu avait mis l’unité. Voilà le principe des discordes ; voilà la source de mille ennuis » ; cité in Pensées, éd. Luxembourg, Notes, p. 18.
Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 93 sq. Référence au Génie du christianisme, III, livre II, ch. 6, qui dit que Rousseau n’a pas égalé Pascal dans le Discours sur l’inégalité. « Rousseau fait bien moins peur en criant et en s’agitant que Pascal dans son analyse froide et méprisante » : p. 94. Havet ajoute : « Cependant ne nous troublons pas : des esprits bien lumineux ont porté du jour dans ces ténèbres où le tien et le mien ont leurs origines ; ils ont montré que l’homme s’approprie les choses en mettant dans les choses une part de lui-même qui les fait siennes, son activité libre et son travail ».
« C’est là ma place au soleil. »
Place au soleil : l’expression était-elle courante déjà au temps de Pascal ? L’expression courante à l’époque est Ôtez-vous de mon soleil. L’expression renvoie peut-être à l’anecdote de Diogène et Alexandre, in Diogène Laërce, VI, 38 ; Cicéron Tusculanes, V, 32, 92 ; Plutarque, Vie d’Alexandre, 214 ; voir Les cyniques grecs. Fragments et témoignages, éd. L. Paquet, Livre de Poche, Paris, 1992, p. 80. ✍
Chinard Gilbert, En lisant Pascal, Lille, Giard, Genève, Droz, 1948, p. 83-96. Voir p. 85, Chinard imagine Pascal observant dans les rues de Paris des épisodes correspondant à ces deux images. La place au soleil lui semble répondre à la situation suivante : « deux pauvres hères se disputant au coin d’une ruelle la flaque de lumière et de soleil où ils pourront se réchauffer, ou encore, plus probablement, un mendiant, sous le porche d’une église, défendant contre un nouveau venu la place devenue sienne, par droit du premier occupant et par une longue possession ». L’idée de Chinard implique celle de pauvreté, présente dans le cas des enfants qui se disputent le chien. Mais c’est une imagination par contamination, plutôt qu’un commentaire exact de la formule.
J. Chevalier, dans son Pascal publié en 1922, rapproche cette formule de la revendication allemande du lebensraum, considéré comme « instrument de propagande ».
Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre.
Voilà le commencement et l’image : Correction pour addition d’une idée seconde. Le commencement et l’image est-il un hendiadyn pour dire l’image du commencement ? Commencement désigne l’origine du processus. Image signifie que c’en est la figure, le modèle. On retrouve la technique du modèle réduit qui est employée dans le fragment précédent.
♦ Usurper, usurpation
Chinard Gilbert, En lisant Pascal, p. 85, étudie l’emploi du mot usurpation et le problème posé par l’idée qui y répond. Le mot n’a pas nécessairement un sens aussi marqué qu’aujourd’hui, et peut enfermer un souvenir du sens courant latin, prendre possession par l’usage, devenu prendre possession contrairement à la loi chez les juristes seuls.
Usurpation doit être pris au sens de possession fondée sur le fait. Étymologiquement, le mot tient son sens favorable du latin usurpare, contraction de usu rapere, prendre en se servant, faire usage de, se servir de. La propriété a pris commencement par une prise de possession de choses qui relevaient à l’origine de la propriété de tous. Usurper signifie quelquefois employer, en matière de mots et de phrases.
L’usucapion (de Usu capere), dans le droit latin, consiste à prendre sur la terre conquise. Elle est un mode d’acquisition de la propriété réservé aux quirites par la possession prolongée pendant plusieurs années. Un usage de 30 ans crée une servitude et vaut propriété. C’est l’origine des latifundia d’Italie.
Domat, dans son Traité des lois civiles, expose ces théories qui ne faisaient trembler personne.
Pris dans son sens strict, le fragment Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94) ne dit pas autre chose : Il ne faut pas qu’il [sc. l’homme] sente la vérité de l’usurpation, elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement, si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin.
Chinard Gilbert, En lisant Pascal, p. 86, remarque qu’avant Chateaubriand, la théorie formulée par Pascal dans ce fragment ne semble pas avoir particulièrement attiré l’attention. L’auteur du Génie du christianisme, III, livre II, ch. 6, cherche surtout à montrer qu’il n’y a pas d’idée, si avancée soit-elle, qui n’ait été formulée avant les philosophes du XVIIIe siècle, et mieux qu’eux, par les auteurs du siècle précédent. La note de Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 93 sq., ne fait qu’accroître la confusion.
Voir L’édition des Pensées par P. Sellier, qui renvoie aux Pères de l’Église, et dans le même sens Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 211 sq. Pascal a, comme saint Augustin, un sens aigu du caractère artificiel de la propriété. La terre, les mers ne sont pas des propriétés particulières des hommes, l’ensemble de la terre appartient à la communauté des hommes. La répartition qui s’opère concrètement ne correspond à aucun droit de propriété. Lorsqu’un individu ou un groupe en prend possession, il s’adjuge ce qui ne lui appartient pas proprement. C’est seulement par une institution purement humaine, et non par un droit essentiel, que l’on jouit d’une propriété. Ceux qui en bénéficient ne sont que des gérants, des intendants au service du bien général. Quand, dans ce monde qui a été créé par Dieu pour l’usage de tous, un homme entreprend de se réserver la possession exclusive d’une « place au soleil », il commet donc une véritable usurpation à l’égard du genre humain qui, selon le verum jus, en est le propriétaire légitime. Cette institution peut à la longue être rendue raisonnable par la durée, mais cela n’en fait pas pour autant une réalité essentielle.
Chinard Gilbert, En lisant Pascal, Lille, p. 91 sq. La théorie suivant laquelle le droit de propriété est un droit civil et non un droit naturel est courante au XVIIe siècle. Référence aux Lois civiles dans leur ordre naturel de Domat : p. 92. Voir Les lois civiles dans leur ordre naturel, Livre préliminaire. Selon Domat, les biens de ce monde, sur terre, sur mer, etc., sont des propriétés communes de l’humanité. Et c’est par la prise de possession, et non en vertu d’un droit antérieur, que la propriété a commencé. Pour Pascal, la propriété est d’origine sociale et humaine ; elle dépend de conventions établies par la société, du droit « arbitraire » et non du droit naturel.
Cette pensée n’est pas révolutionnaire à l’époque de Pascal, ni provocatrice, sinon a posteriori. Car ce qui précède n’implique nullement que la propriété soit nuisible, ni qu’il faille l’abolir. Étant donné que nous n’avons plus le sens de la justice supérieure, et que, pour reprendre les termes de Domat, l’amour propre a remplacé l’amour mutuel par suite de la faute originelle, il serait vain de rêver un rétablissement de la société primitive. Notre société humaine devra donc être ordonnée suivant des lois que les jurisconsultes qualifient d’arbitraires, jus arbitrarium, qui, par opposition avec les lois naturelles, sont « celles qu’une autorité légitime peut établir, changer et abolir selon le besoin ». La propriété individuelle selon Domat est légitime, sous réserve que la jouissance de cette propriété soit exercée avec le concours de la société. Il ne s’ensuit pas pour autant que la société ainsi réglée soit vraiment bonne et juste. Voir ce qu’en dit Nicole Pierre, Nouvelles lettres, XL, p. 95, cité par Sainte-Beuve, Port-Royal, III, 146 n. : « Comme les biens du monde étant naturellement commune, deviennent propres à ceux qui s’en sont saisis, occupatis fiunt, et qu’il y aurait injustice à les en dépouiller ».
Cependant Chinard n’a pas vu la liaison de cette doctrine de l’usurpation avec la « misère de l’homme ». L’usurpation est donnée par Pascal comme une marque du péché : la propriété est en fait une conséquence de la libido dominandi engendrée en l’homme par la faute originelle. Chinard ne prend donc pas vraiment en compte l’appartenance de ce fragment à la liasse Misère.
Le mot usurpation prend souvent le sens d’une prise de possession qui va contre la justice et l’ordre des choses. L’usurpation est, en ce sens, la forme d’action de la tyrannie, telle que Pascal la définit dans le fragment Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91-92). C’est le cas dans la Provinciale XIV, 11, où Pascal reproche aux casuistes de s’attribuer un droit qui ne leur appartient pas :
« Qui vous a donc donné le pouvoir de dire, comme font Molina, Reginaldus, Filiutius, Escobar, Lessius et les autres : Il est permis de tuer celui qui vient pour nous frapper ? Et ailleurs : Il est permis de tuer celui qui veut nous faire un affront, selon l’avis de tous les casuistes, ex sententia omnium, comme dit Lessius, n. 74 ? Par quelle autorité, vous qui n’êtes que des particuliers, donnez-vous ce pouvoir de tuer aux particuliers et aux religieux mêmes ? Et comment osez-vous usurper ce droit de vie et de mort qui n’appartient essentiellement qu’à Dieu, et qui est la plus glorieuse marque de la puissance souveraine ? C’est sur cela qu’il fallait répondre ; et vous pensez y avoir satisfait en disant simplement dans votre 13. imposture, que la valeur pour laquelle Molina permet de tuer un voleur qui s’enfuit sans nous faire aucune violence n’est pas aussi petite que j’ai dit, et qu’il faut qu’elle soit plus grande que six ducats. Que cela est faible, mes Pères ! Où voulez-vous la déterminer ? A quinze ou seize ducats ? Je ne vous en ferai pas moins de reproches. Au moins vous ne sauriez dire qu’elle passe la valeur d’un cheval ; car Lessius, l. 2, c. 9, n. 74, décide nettement qu’il est permis de tuer un voleur qui s’enfuit avec notre cheval. Mais je vous dis de plus que, selon Molina, cette valeur est déterminée à six ducats, comme je l’ai rapporté : et si vous n’en voulez pas demeurer d’accord, prenons un arbitre que vous ne puissiez refuser. Je choisis donc pour cela votre Père Reginaldus, qui, expliquant ce même lieu de Molina, l. 21, n. 68, déclare que Molina y determine la valeur pour laquelle il n’est pas permis de tuer, à trois, ou quatre, ou cinq ducats. Et ainsi, mes Pères, je n’aurai pas seulement Molina, mais encore Reginaldus. »