Fragment Misère n° 7 / 24 – Papier original : RO 67-7
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 80-81 p. 15 v° / C2 : p. 34
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées Morales : 1669 et janv. 1670 p. 290-291 / 1678 n° 47 p. 287-288
Éditions savantes : Faugère I, 188, XXX / Havet VI.37 / Michaut 192 / Brunschvicg 332 / Tourneur p. 181-2 / Le Guern 54 / Maeda II p.239 / Lafuma 58 / Sellier 92
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Bibliographie ✍
CHINARD Gilbert, En lisant Pascal, Lille, Giard, Genève, Droz, 1948. DESCOTES Dominique, “De la XIe Provinciale aux Pensées”, in Treize études sur Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 75-83. FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1984. FERREYROLLES Gérard (dir.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Paris, Klincksieck, 1996. GUILLAUME D’OCKHAM, Court traité du pouvoir tyrannique, éd. Jean-Fabien Spitz, Paris, Presses Universitaires de France, 1999. LAZZERI Christian, Force et justice dans la politique de Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993. MOUSNIER Roland, L’assassinat d’Henri IV, Paris, NRF, Gallimard, 1964. SELLIER Philippe, De la “tyrannie”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, p. 231 sq. ; et in FERREYROLLES Gérard (dir.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal, p. 365 sq. WANEGFFELEN Thierry, Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France, XVIe-XVIIe siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 1999. |
✧ Éclaircissements
La Tyrannie consiste au désir de domination
Lire le dossier thématique sur la tyrannie...
D’après le fragment Laf. 591, Sel. 490 le mot tyrannie rend le latin dominatio.
Cette définition nominale de la tyrannie n’est venue à Pascal que dans un second temps. Lorsqu’il a tracé les lignes qui se trouvent au-dessus du corps du fragment, Pascal pensait traiter de la corruption de l’homme. Ce n’est qu’après coup que le mot de tyrannie s’est imposé à lui. Mais la liaison entre corruption et tyrannie est presque immédiate, si l’on pense que l’un des effets de la corruption apportée à la nature humaine est la libido dominandi, c’est-à-dire littéralement le désir de domination. Sur la tentation du pouvoir et le désir de puissance en l’homme, voir Saint Augustin, De vera religione, XXXVIII, 71, p. 129 ; et Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 182 sq. La racine de la réflexion de Pascal est primitivement politico-juridique ; elle se développe ensuite à travers la notion théologique de corruption. Cette combinaison permet au concept de tyrannie d’éclairer la réalité sociale et de l’enraciner dans une conception profonde de la nature de l’homme. Par la suite, Pascal apportera à cette notion une généralisation qui englobe les différents domaines envisagés dans ce fragment (droit, politique, esthétique, religion).
universel et hors de son ordre.
Universel et hors de son ordre ne sont pas nécessairement liés : on peut être universel dans un ordre. Il n’y a donc pas de redondance. La tyrannie comporte deux aspects, que Pascal développe dans les fragments Misère 7 et Misère 6. D’une part la tyrannie vise à dominer tout ce qui l’entoure : c’est son caractère de totalité. Pascal définit la tyrannie comme une volonté abusive d’unification dans le fragment Laf. 604, Sel. 501 : La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion. L’unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie.
D’autre part, elle se répand en dehors du domaine dans lequel l’autorité peut légitimement s’exercer : c’est son caractère de transgression.
Diverses chambres, de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux, dont chacun règne chez soi, non ailleurs, et quelquefois ils se rencontrent.
Chambre : terme juridique qui se dit de plusieurs juridictions où on rend la justice. En chaque parlement il y a une Grande Chambre, qu’on appelle aussi chambre des audiences (dont les conseillers s’appellent les jugeurs), une chambre des requêtes (dont les conseillers sont appelés rapporteurs), des chambres des enquêtes qui jugent les procès par écrit. La chambre de la Tournelle juge des procès criminels. Furetière donne une liste des chambres de toutes natures. Une chambre est souveraine dans son domaine de compétence, mais non dans ceux qui relèvent des autres chambres. Pascal prend le mot en un sens métaphorique, pour désigner les domaines séparés qui sont chacun soumis à des règles propres : la politique (le fort), l’esthétique (le beau), la science (les bons esprits) et la religion (le pieux).
Et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre,
La sottise s’entend ici comme incapacité de discerner des réalités différentes. Descartes définit dans le Discours de la méthode le bon sens par la capacité de distinguer le vrai du faux ; la sottise consiste dans l’incapacité de discerner les ordres de choses.
car leur maîtrise est de divers genre.
Genre s’entend ici au sens originellement mathématique, pour distinguer les objets géométriques qui ne peuvent être engendrés les uns à partir des autres. Les lignes, les surfaces et les solides sont de genre différent, dans la mesure où ce n’est pas en accolant des lignes que l’on engendre une surface, ni en empilant des surfaces que l’on engendre un solide. Voir sur ce point ce que Pascal écrit dans L’esprit géométrique, § 23 sq., OC III, éd. J. Mesnard, p. 402 sq. C’est par la différence de genre que dans le fragment de Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339), Pascal définit les ordres de réalités.
Ils ne s’entendent pas.
C’est ce que Pascal explique dans la conclusion de la XIIe Provinciale, § 21, à propos du combat que la violence livre tyranniquement à la vérité : « Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre : quand l’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. » Le fait que les ennemis ne s’entendent pas explique pourquoi leur guerre est si étrange et si longue, comme l’écrit Pascal dans sa douzième Provinciale : comme les adversaires ne peuvent pas se toucher l’un l’autre, la guerre peut durer indéfiniment.
Et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force. Elle ne fait rien au royaume des savants. Elle n’est maîtresse que des actions extérieures.
La force est légitime lorsqu’il s’agit de régler et de faire respecter l’ordre public. Elle n’est donc dans son ordre que lorsqu’elle règle les actions extérieures des hommes.
Elle cesse d’être légitime lorsqu’elle prétend régler leur pensée et leurs idées.
Ainsi ces discours sont faux... (texte barré)
Phrase interrompue et barrée, reprise dans le fragment Misère 6.